Révolution française et pays tchèques (II)
Dans la première partie de l’entretien que l’historienne Daniela Tinková a accordé à Radio Prague, il a largement été question de la diffusion des idées des Lumières européennes et française en pays tchèques, alors dominés par les Habsbourg. Avec la Révolution française, l’Autriche, où un mouvement de réformes avait été amorcé, connaît une réaction conservatrice sous la houlette de François II. Quels pouvaient être les sentiments des populations tchèques à l’égard des révolutionnaires français ? C’est l’un des enjeux développés dans la suite de cette discussion.
Ensuite, il y avait ce mouvement des jacobins viennois et hongrois. C’était plus ou moins des léopoldistes, des gens autour de l’empereur Léopold II (qui règne de 1790 à 1792). Cela aussi est très typique pour nos pays : la plupart des sympathisants de la Révolution et des Lumières étaient attachés à Joseph II ou à Léopold II. Après leur mort, ils espéraient de la part même des troupes françaises qu’elles aident à réinstaller un réformiste sur le trône et qu’elles aident à écarter François II qui était généralement détesté. C’était plutôt des sympathies enracinées dans ce joséphisme perdu. »
Cela s’est passé plutôt à Vienne. Pourquoi pas également à Prague ou en Bohême ?
« Ce n’était pas la métropole. Cela concernait vraiment les cercles autour de l’ancien empereur décédé. C’était des gens directement attachés à ce processus de réformes qu’il voulait rénover. Mais de toute façon, le procès des jacobins est un peu inventé par la police. Donc, Prague est un peu à l’écart. Il y a plutôt des correspondances privées qui manifestent certaines sympathies vis-à-vis de la Révolution mais qui ne sont pas publiques. On peut présumer qu’il y en avait beaucoup plus mais ce sont des correspondances qui sont aujourd’hui perdues. »Dans cette année 1792, il y a la proclamation de la République française et plus tard la condamnation à mort de Louis XVI. On imagine que ce ne sont pas des nouvelles qui font plaisir à sa belle-famille autrichienne…
« C’est intéressant : la proclamation de la République ne fait pas trop d’impressions. On pense que ce n’est rien, que la France est de toute façon déjà une anarchie et que la République ne fait qu’accentuer le mouvement. On n’en discute pas, cela n’est pas une question. Mais la condamnation à mort de Louis XVI et encore plus celle de Marie-Antoinette, une princesse autrichienne, la sœur de Joseph II, cela a fait une grande impression. Les gens, privilégiés ou non, étaient tout de même attachés à la famille impériale. Je crois qu’à la fin des années 1790, quand les troupes françaises se sont mises à approcher de la frontière, l’opinion publique a changé. Les Français deviennent les ennemis. Nous sommes un pays où il n’y avait pas de guerres depuis trente ans et la guerre de Sept Ans n’avait pas trop touché le territoire. Donc, dans la mémoire des gens, la guerre n’existe plus et les Français redeviennent ce qu’ils avaient été lors des générations précédentes : des ennemis classiques.La coupure définitive intervient après Austerlitz, après 1805. Il y avait l’occupation totale du pays et notamment de la Moravie. C’était un changement brusque même chez les francophiles les plus fervents. Il y a des occupants qui sont arrogants, qui se comportent comme n’importe quel mercenaire. C’était la fin d’une certaine francophilie et on le voit même dans certaines familles éclairées nobles. On cesse d’y enseigner le français aux enfants. La première mesure a été de chasser les gouvernantes françaises. A partir d’un certain moment, on voulait se débarrasser de tous les Français qui sont présents sur le territoire. Même s’ils sont bien attachés à une famille noble ou s’ils se proclament monarchistes. François II était vraiment un francophobe. A partir des guerres napoléoniennes, on devient francophobe en général. »
Même à l’égard justement des monarchistes, des nobles qui ont fui la France à l’étranger et qui travaillent à une possible restauration de la monarchie ? En accueille-t-on en Bohême ? Comment sont-ils vus ?
« Ils sont surveillés, comme tous les Français présents. On parlait de la peste de la liberté, qui est contagieuse. Ils étaient plus ou moins secourus. Il y avait pas mal de membres du clergé. Il y avait des ecclésiastiques qui étaient cachés dans des monastères et qui étaient surveillés. On voulait éviter tout contact avec le public. C’est la solution autrichienne, le silence. Pas une répression trop visible mais plutôt le silence et la discrétion. C’est la même chose pour les nobles. »
Il y a ce mythe selon lequel les guerres révolutionnaires ont permis de diffuser les idées de la Révolution. D’après vous, cela serait donc plutôt le contraire…
« J’en ai de plus en plus l’impression… Il y a une correspondance assez intéressante qui a été travaillée par l’une de mes collègues, une correspondance entre Condorcet et le prince de Windischgrätz (une famille noble originaire de Bohême). Il s’agissait de deux hommes des Lumières qui correspondaient dans les années 1780, sur l’arithmétique, la politique, les questions de mathématiques, des Lumières, de la religion... Et à partir de 1790, le prince de Windischgrätz cesse cette correspondance. Il n’y a pas d’influence de la propagande, il prend cette décision tout seul et il reproche à Condorcet d’avoir trahi les Lumières. Il se demande comment un homme aussi cultivé, aussi sage, a pu s’attacher à la Révolution qui aurait trahi tous les idéaux des Lumières. Donc c’est aussi la vision qu’on a de la Révolution. »En France, il y a ce débat sur la Révolution qui aurait une première phase bourgeoise et une autre plus démocratique. Est-ce un débat qu’on retrouve en Autriche avec une bourgeoisie qui accepte les idées des Lumières mais ne souhaite pas étendre ces droits au peuple ?« Ici il n’y avait pas de bourgeoisie. Qu’est-ce que c’est qu’une bourgeoisie ? C’est le tiers état, ce sont les non-privilégiés cultivés… La bourgeoisie est un concept du XIXe siècle… »
La bourgeoisie, en tant que ces personnes qui se sont enrichies, qui ne sont pas membres de la noblesse, et qui aspirent, en plus des biens matériels qu’ils ont acquis, à avoir une part du gâteau du pouvoir…
« Il y en a très peu à l’époque ici. Il n’y avait pas cette bourgeoisie économique. Cela commence. Cette bourgeoisie économique, ce sont plutôt les capitalistes, les industriels qui viennent de l’Allemagne. Ce ne sont pas les natifs d’ici. Ici, ce qui peut remplacer la bourgeoisie économique, ce sont plutôt les fonctionnaires. Ce sont des non-privilégiés, qui ont une certaine culture, qui ont fait des études. Ils ne sont pas pauvres mais vivent plus ou moins à l’aide de l’Etat qui les paye assez bien. C’est ce qui remplace la bourgeoisie. »
La structure sociale de cet Etat n’est donc pas la même qu’en France…
« Pas du tout et ce sont eux qui représentent la menace la plus importante pour la haute aristocratie. Ils sont poussés par Joseph II vers les hautes fonctions. Ils sont importants pour l’Etat et ce sont eux qui acceptent les Lumières, des Lumières plutôt modérées. »
Quelle est la situation particulière des pays tchèques dans cet empire autrichien ? Socialement, économiquement, quelles sont les caractéristiques de cet espace ?
« En général, les pays tchèques, la Bohême, la Moravie et une partie de la Silésie – parce que la Silésie faisait aussi partie du royaume de Bohême médiéval avant d’être plus ou moins perdue sous Marie-Thérèse (1717-1780), ce sont les pays les plus industriels de la monarchie. Le potentiel économique y était meilleur en comparaison avec l’Autriche, les parties hongroises et les parties balkaniques du royaume. Mais à partir de Marie-Thérèse et surtout avec Joseph II, c’est un pays qui perd plus ou moins son indépendance. La volonté des réformes inspirées des Lumières de Marie-Thérèse et de Joseph II visent à une plus grande centralisation, à une rationalisation de l’Etat. Toutes ces couronnes plus ou moins indépendantes voient leur autonomie limitée. On voulait faire de Vienne un vrai centre. C’est vraiment une époque où la Bohême et la Moravie perdent une indépendance politique. Il y a un gouvernement local, qui s’appelle gubernium, qui est plus ou moins indépendant des décisions qui viennent de Vienne. »