Quand des prêtres moraves étaient formés via Kant ou Rousseau…

'Jacobins en soutane', photo: Argo

Avec l’historienne Daniela Tinková, Radio Prague s’est par le passé intéressée à l’impact et au regard porté sur la Révolution française en pays tchèques. L’histoire presque invraisemblable de trois prêtres moraves, visiblement acquis aux idées des Lumières, illustre un des aspects les plus surprenants de cette réception. La chercheuse s’est penchée sur ce cas dont elle a tiré une étude intitulée « Jacobins en soutane », un travail qu’elle se propose de raconter ici :

Le séminaire d'archevêque à Olomouc,  photo: Michal Maňas,  CC BY-SA 2.5 Generic
« C’était vraiment un cas exceptionnel pour nos pays. C’était trois jeunes prêtres de la Moravie du Sud, qui ont été formés à Olomouc où Joseph II avait fondé un séminaire pour la formation des jeunes prêtres. C’était un séminaire très libéral, conçu dans cette pensée joséphiste qu’il faut qu’un prêtre soit pratique, éclairé, plus ou moins ouvert. J’ai appris dans les correspondances de ces trois prêtres qu’il était courant dans ces séminaires de lire les auteurs protestants. On y lisait Montesquieu, on y lisait Rousseau, on y lisait Kant. Ce qui est incompréhensible dans les années 1780 dans une pépinière de prêtres : on lit la littérature qui officiellement est interdite, y compris Kant.

Après la mort de Joseph II, tous ces séminaires, qu’on appelait des séminaires généraux, ont été abolis parce que la grande aristocratie ecclésiastique était très ennemie de ce type de formation des jeunes prêtres. Lors de l’abolition de ces séminaires, les trois jeunes prêtres étaient au milieu de leurs études. Ils ont un peu été traînés dans un séminaire d’évêque. Ils n’étaient pas très bien vus, pas très bien traités. Et ils ont gardé dans leur cœur une méfiance vis-à-vis du nouveau système. »

Ces trois prêtres avaient-donc été séduits par l’enseignement qu’ils avaient suivi lors de ces séminaires ?

'Jacobins en soutane',  photo: Argo
« Ils étaient joséphistes. Ils étaient, je crois, francophones tous les trois. Ils lisaient le français. A leur mort, on a fait un inventaire de leurs bibliothèques et on y a trouvé des livres français. Ils lisaient même les livres interdits. Après avoir fini leurs études, ils ont été dispersés plus ou moins dans la campagne morave et ils ont commencé à correspondre entre eux pour ne pas perdre les liens. Seul l’un d’eux a pu finir ses études à la faculté de théologie à Vienne. Et d’après sa correspondance avec ses amis, j’ai eu l’impression que la seule chose qu’il faisait à Vienne, c’était de fréquenter les bibliothèques en lisant la littérature interdite et de fréquenter les cafés. Il fournit à ses amis les notes tirées de ces lectures, il leur envoie des journaux, il leur envoie des livres, des livres qui passent par des chemins non-officiels. C’est un cas qui a vraiment été pour moi une grande surprise, je ne pensais pas que cela soit possible.

En plus ils étaient tous roturiers. Deux d’entre eux étaient les fils d’artisans et le troisième était un fils de paysan. Donc ils venaient vraiment de couches sociales assez pauvres. Ce n’était pas des gens issus d’un milieu cultivé. Ce qui était encore plus surprenant pour moi, parce qu’ils se manifestent comme des gens cultivés. La correspondance de l’un d’eux donne vraiment l’impression d’un traité de philosophie. Ce sont des gens qui se sont faits eux-mêmes venant d’un milieu assez modeste. »

Ces prêtres ne faisaient-ils pas l’objet d’une surveillance policière ?

L'exécution de Louis XVI le 21 Janvier 1793
« Non, cela a commencé parce qu’ils ont correspondu pendant une dizaine d’années sur la Révolution française, la religion… On voit bien dans leurs écrits qu’ils n’étaient même plus catholiques. Ils se déclaraient plus ou moins ouvertement comme athées, matérialistes. Ils étaient des sympathisants de la Révolution, des sympathisants assez fervents. Il y a une correspondance entre eux sur la condamnation à mort de Louis XVI et l’un d’entre eux, Josef Lang, qui est mon « héros » principal, dit que la condamnation de Louis XVI était inévitable, que c’est la suite inévitable des événements survenus auparavant, et qu’en réfléchissant là-dessus, les conventionnels n’avaient pas d’autre choix. C’est lui qui est la tête du groupe d’amis et il explique ses vues sur le sujet en disant que « du point de vue moral, ce n’est pas très joli mais qu’en même temps, si on se déclare révolutionnaire, si on déclare la République, que faire avec un roi ? » C’est un raisonnement qui n’est pas si naïf que ça. »

C’est-à-dire que ce n’est pas la personne du roi qu’on tue, c’est la monarchie ?

« Oui et que c’est dans la logique des événements. Il y a vraiment une série de lettres qui sont inconcevables dans ce milieu, un milieu ecclésiastique et assez modeste. Et à la fin, en 1803, ce Josef Lang monte sur la chaire de son église et proclame la déchéance des seigneurs de la région… »

C’est quelque chose qu’il fait sérieusement ?

« On ne sait pas. Il était déjà un peu… Il avait des problèmes de santé mentale, je dirais. Il était assez dépressif, je dirais, et sa mélancolie a mené à cet espèce de suicide public. Après la lecture de évangile, il a commencé à faire une explication des droits de l’homme et de la Déclaration des droits de l’homme donc cela fait un choc ! C’est dans un petit bourg, c’est un trou près de la frontière autrichienne. Aujourd’hui il y a peut-être une trentaine de maisons, c’est tout petit. Vous imaginez qu’il y a un prêtre qui commence à expliquer les droits de l’homme dans un bourg ! Il a continué le lendemain et il a persévéré à dire que les seigneurs locaux étaient déchus et qu’il fallait attendre les Français pour qu’ils achèvent le processus. Donc il a été tout de suite arrêté et une perquisition est faite chez lui. On a donc trouvé toute cette correspondance. Cela a donné du sens : il n’était pas si fou que cela s’il a pu pendant quinze ans correspondre sur ce sujet. »

Que se passe-t-il alors pour ses deux collègues prêtres ?

« Ils ont été arrêtés eux aussi. Ils ont été internés à Brno et ont été interrogés. Il y a des interrogatoires qui sont assez détaillés et qui sont très intéressants. Josef Lang, le principal, refuse de communiquer avec n’importe qui, il ne dit rien. Il dit qu’il est un seigneur de la seigneurie locale et qu’il ne va pas parler avec les gens de la police. Il ment mais il est assez arrogant vis-à-vis de ses interrogateurs. Il ne dit jamais rien.

Photo: H.-P.Haack,  CC BY-SA 3.0 Unported
Mais ses deux amis sont assez bavards. J’étais surprise parce qu’ils avouent plus ou moins tout. Et même sur les questions qui concernent leurs lectures, ils avouent assez sincèrement même ce qu’ils lisaient pendant le séminaire. Donc c’est aussi grâce à ces interrogatoires qu’on apprend comment la vie fonctionnait dans les séminaires destinés à la formation des jeunes ecclésiastiques. Ils disent à peu près : « On les connaissait depuis nos études, Kant, Montesquieu, Rousseau, c’était un peu normal ». Cela a vraiment été une surprise, je ne pensais pas que cela pouvait être possible. »

Qu’est-il advenu de ces trois prêtres ?

« Pour les deux prêtres qui ont avoué leurs fautes, qui en plus étaient assez jeunes, ils avaient à peine une trentaine d’années, ils ont été placés sous surveillance policière. Ils ont été déplacés de leur paroisse vers une autre. Mais ensuite je voulais pister leur chemin après. Les deux sont devenus des doyens (prêtre à la tête de plusieurs paroisses, ndlr). Donc quand même, ils ont eu de l’avancement dans leur carrière. On voit donc que ce pouvoir autrichien n’était pas aussi strict parce qu’ils étaient plus ou moins obéissants, ils ont abjuré tout ce qu’ils ont écrit dans leurs lettres. Il n’était pas exclu de pouvoir avancer dans sa carrière.

La prison à Mírov,  photo: Jofre,  CC BY 3.0 Unported
Tandis que Josef Lang, qui n’était pas très conciliant avec la police, il a été vraiment interné dans la prison ecclésiastique à Mírov en Moravie près d’Olomouc. C’est une forteresse située sur une colline. Et durant l’ancien régime, avant 1989, c’était une prison pour les criminels les plus difficiles d’où il était presque impossible de s’enfuir. Encore aujourd’hui, c’est là où on enferme les assassins. Donc Josef Lang a été interné là et il est mort après huit ans d’internement. »

Y a-t-il d’autres exemples de clercs avec des idées aussi progressistes ?

« J’ai dit que c’était vraiment une exception, mais on a pas de sources… Il y en avait peut-être d’autres. Il y a un autre cas mais qui est beaucoup plus modéré sur lequel j’ai aussi travaillé. Dans la région de Vysočina, il y avait un curé qui a eu aussi une correspondance avec plusieurs nobles éclairés de Brno, ainsi qu’avec un autre intellectuel. Ce curé était très francophile. Il lisait un peu de tout, notamment l’abbé Raynal et Montesquieu. Mais il était modéré, c’était un monarchiste constitutionnel qui suivait beaucoup les événements en France. Il était très déçu par la violence qui les a accompagnés. Pour lui, la fin de sa francophilie, c’est 1805. Pendant l’occupation, avant Austerlitz, plusieurs officiers français ont attaqué sa cure. Il les a accueillis et ils étaient vraiment surpris de rencontrer un curé qui parlait couramment français. Ils se sont tout de même comportés de telle manière que cela a porté un coup à la francophilie de ce curé. Il cesse un peu ses correspondances et meurt peu de temps après. »