Salaires des enseignants : ras-le-bol général à l’Université Charles
Avant de rejoindre sa collègue Daniela Tinková la semaine dernière dans les studios de Radio Prague Int., Ondřej Švec assistait à une réunion de crise aux côtés d’autres professeurs de la Faculté de Lettres de l’Université Charles. La veille avait eu lieu l’allocution de Mikuláš Bek, le nouveau ministre de l’Éducation. Et dans son discours, pas un mot n’avait été prononcé sur le sous-financement de l’enseignement supérieur. Pourtant, professeurs et étudiants s’en indignent depuis des mois.
Le 28 mars dernier a eu lieu à Prague la manifestation « L’Heure de vérité ». Plus de 1 300 personnes étaient rassemblées sur la place Jan Palach afin de protester contre l’état alarmant des Sciences humaines en Tchéquie. Effectivement, l’enchaînement depuis des années de coupes budgétaires et de réformes néolibérales n’a eu pour effet que de plonger ces disciplines dans une grande précarité. Daniela Tinková, professeure d’histoire et membre de l’équipe de mobilisation :
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« Depuis les années 1990, je crois que nos hommes politiques et nos économistes ont privilégié les domaines où le profit était immédiat. L’enseignement, l’éducation — ça concerne aussi le primaire et le secondaire , sont des domaines qui n’apportent pas de profit économique. Ils sont donc abandonnés depuis trente ans. Ce n’est pas une nouveauté. »
Et la situation est particulièrement critique au sein de l’Université Charles de Prague. L’une « des premières universités au nord des Alpes et à l’est du Rhin », fondée en 1348, est un établissement public. Cela signifie que son bon fonctionnement dépend des subventions de l’État. Pourtant, celles-ci dégringolent depuis des années. Si en 2010 le financement de l’enseignement supérieur représentait 0,6% du PIB tchèque, il ne s’élève plus qu’à 0,45% aujourd’hui. Ce chiffre est donc bien en dessous de la moyenne des pays de l’OCDE, dont les moyens consacrés à l’université tournent autour d’1% de leur PIB.
Inégalités entre les facultés
À ce sous-financement étatique s’ajoute le fait qu’au sein de l’Université Charles, toutes les facultés ne font pas jeu égal : certaines disciplines sont perçues comme plus importantes que d’autres. Les sciences dures (Médecine, Informatique) récoltent davantage de financements que les Humanités (Lettres, Sciences sociales). Ceci est dû à la façon dont le Sénat académique de l’université répartit les moyens entre les facultés. Pour cela, cet organe se base - encore - sur des réformes passées il y a trente ans. Daniela Tinková :
« La raison dont on parle le plus est qu’un certain chiffre, qui a été fixé dans les années 90, évalue les frais de matériel des différentes disciplines. On a donc évalué la médecine ou les sciences techniques comme plus chères que les sciences humaines par rapport à cela. Cela a eu une répercussion sur les salaires, car les budgets ont commencé à différer de manière drastique. »
« Mais il y a aussi d’autres raisons. Par exemple, je crois que les facultés de sciences humaines n’ont pas de problèmes pour tenir les gens en poste. Tandis que les informaticiens, les médecins, sont des postes ayant des équivalents beaucoup mieux payés ailleurs. Donc si la faculté d’informatique veut que les professeurs restent et ne partent pas vers le privé, il faut qu’elle les paie. Pour la Faculté de Médecine, c’est la même chose. Tandis que dans nos domaines, il n’y a pas tellement d’équivalent mieux payé dans les musées, les écoles primaires ou secondaires. Ce n’est pas une concurrence. »
Dialogue avec l’État
Suivant les recommandations de la Commission des recteurs des universités tchèques (Česká konference rektorů), le mouvement « L’Heure de la vérité » demande tout de même à l’État 10 milliards de couronnes (415 millions d’euros). Daniela Tinková :
« Il faut dire que nous ne sommes pas les seuls à participer à ce mouvement de protestation. Ce n’est pas seulement un mouvement d’en bas : c’est aussi un résultat des entretiens entre les représentants des recteurs des universités et des doyens des Facultés de Lettres et des Humanités, qui sont en relation avec les représentants du gouvernement et du ministère de l’Éducation. Donc ce qui est aussi important, c’est que ces protestations s’établissent sur deux niveaux. Au moment de celle du 28 mars, il y avait des entretiens entre des représentants des universités et le ministère de l’Éducation. À ce moment-là, on avait l’impression d’avoir au moins la promesse d’une possible dotation de 900 millions de couronnes pour les universités. Mais trois semaines après, le ministre de l’Éducation nationale a démissionné. Une autre personne a pris ce poste important. Et la situation a brutalement changé. »
Pour remédier à la situation, des alternatives comme l’imposition de frais de scolarité ou l’aménagement de prêts étudiants ont été évoquées par certains économistes. Mais cela remettrait alors en cause le modèle actuel d’université publique et gratuite. Ondřej Švec :
« Nous avons récemment invité la rectrice de l’Université Charles à notre sénat académique . Elle nous a finalement proposé très peu de choses concrètes pour améliorer notre situation en redistribuant l’argent qui arrive à l’université Charles de telle sorte qu’il soit dédié de façon plus importante aux facultés de lettres, qui ne reçoivent qu’une partie très faible. Elle nous a incités à faire en sorte que notre salaire augmente par notre propre initiative, en introduisant notamment des nouveaux programmes en anglais destinés aux étrangers. Ils vont payer des frais de scolarité assez importants de telle sorte que le budget de notre faculté va augmenter et que nous aurons suffisamment d’argent pour l’enseignement. »
Moyens d’action
Scandalisés par ces mesures aux allures d’autofinancement, les organisateurs de « L’Heure de vérité » cherchent donc à fédérer autour de leur cause. À l’extérieur de l’université, par des manifestations. Et à l’intérieur, en réaffirmant l’importance des syndicats. Bien que peu de personnes y soient affiliées dans les universités tchèques, cela a augmenté de manière exponentielle cette dernière année, traduisant peut-être une prise de conscience de la gravité de la situation. Ondřej Švec :
« Maintenant, nous avons 150 membres au syndicat de la Faculté de Lettres, ce qui est le double par rapport à l’année dernière. Parce que, pour la première fois, la situation des enseignants est devenue tellement inacceptable — à la fois à cause de l’inflation et de la baisse de leurs salaires — qu’ils ne peuvent plus continuer comme ça. Jusqu’il y a un an, beaucoup d’enseignants pensaient que c’était le prix à payer pour pouvoir dédier leur vie à la discipline qui leur est chère. Que c’est finalement un privilège de pouvoir enseigner à la Faculté de Lettres de l’Université Charles la matière qu’on aime tant. C’est seulement au moment où ce salaire indigne ne permet plus de vivre de façon même modeste à Prague que les enseignants ont eu le courage de parler de cette condition honteuse à laquelle ils sont exposés depuis très longtemps. Et finalement, c’est aussi un espoir pour qu’ils puissent comprendre le rôle des syndicats qui, il faut le dire, est très sous-valorisé en République tchèque. »
Le statut particulier qu’occupe l’université en Tchéquie rend la situation encore plus complexe. Depuis la réforme de 1998 actant la séparation de l’État et des universités, les pouvoirs publics ont en effet tendance à se dédouaner des affaires concernant l’enseignement supérieur, estimant ainsi que les inégalités de salaires ne relèvent pas de leur domaine. Daniela Tinková :
« Les universités ont, en quelque sorte, déclaré une indépendance vis-à-vis de l’État. Elles ont voulu avoir un chapitre spécial dans le budget national en espérant avoir une meilleure situation — c’était à l’époque des réformes néolibérales. Et les universités ont espéré pouvoir améliorer leur budget en étant plus indépendantes par rapport à l’État. Aujourd’hui, il y a une grande différence entre les universités régionales, qui ont pu accéder à certains projets de développement dédiés aux régions, et la Faculté de Lettres de Prague, qui n’a jamais eu accès à ce genre de procédure. Cette indépendance des universités leur a donné une grande autonomie, mais les a aussi empêchées d’accéder à l’État, d’intervenir dans les affaires intérieures. »
Ondřej Švec, professeur de philosophie, met la situation tchèque en perspective avec celle de la France qu’il connaît bien :
« En France, les professeurs et les enseignants de l’université sont des fonctionnaires publics, donc l’État est nécessairement engagé à payer leurs salaires. Une différence de salaires telle que celle qui existe en République tchèque est impensable. Parce que quelqu’un qui est fonctionnaire de l’État ne peut pas, pour le même travail, toucher le double de son collègue dans une autre faculté. Alors que cette autonomie de l’université décide, par le truchement de sénats académiques, quelles facultés sont les mieux subventionnées. Au détriment de notre situation financière à la Faculté de Lettres. »
Faute d’être entendus, les partisans du mouvement « L’heure de vérité » devraient ainsi organiser d’autres actions dans les mois qui viennent. Lors de la prochaine rentrée universitaire, par exemple. https://hodinapravdy.cz/