Roger Errera, passeur entre la France et l’Europe centrale
Le 13 février dernier a eu lieu au Centre tchèque de Paris un débat autour de la personnalité de Roger Errera, homme ayant marqué par ses activités la justice française et qui laisse aussi une trace profonde dans les relations franco-tchèques. Roger Errera a disparu en août dernier à l’âge de 81 ans. Les intervenants du débat, présidé par l’ancien ambassadeur tchèque à Paris Pavel Fischer, ont évoqué son combat pour les libertés publiques et son soutien aux dissidents tchécoslovaques avant l’effondrement des régimes communistes en Europe centrale. En 2004, l’Association des juristes tchèques lui a décerné la médaille Antonín Randa pour son action auprès de la République tchèque. Parmi les intervenants au débat du Centre tchèque, madame Roselyne Chenu, ancienne responsable du programme européen au Congrès/Association internationale pour la liberté de la culture, fut une amie de Roger Errera et témoin de sa vie et de son œuvre. Elle a répondu aux questions de Radio Prague :
Un homme sensible à la situation derrière le rideau de fer
Le débat au Centre tchèque était intitulé « Roger Errera, passeur entre la France et l'Europe centrale ». Essayons d'abord expliquer ce titre.
« J’ai eu l’idée de ce titre parce que, effectivement, l’action et l’intérêt de Roger en particulier pour la Tchécoslovaquie à l’époque a fait que non seulement il a passé clandestinement, si je puis dire, des livres, des journaux, etc., mais il a été une sorte de lien entre des intellectuels dissidents de Tchécoslovaquie et un milieu d’écrivains et d’intellectuels français qui s’intéressaient au pays et à la situation de ces intellectuels. »
Qui était donc Roger Errera ? Vous l’avez très bien connu. Quelles ont été les étapes essentielles et les tournants de son existence ? Peut-on résumer la biographie d'un tel homme en quelques phrases ?
« Non, parce que sa vie était riche, dense et douloureuse. C’était un homme d’une extrême pudeur. Je n’ai appris que récemment, qu’étant issu d’une famille juive, il a dû se cacher avec ses parents à Brive pendant la guerre 1940-45. Il ne m’en avait jamais parlé parce qu’il était pudique. Donc évidemment, il a été très marqué par cette enfance douloureuse. Ensuite, il a fait des études de droit et il a été nommé relativement jeune au Conseil d’Etat. En raison de sa connaissance, de sa capacité, de sa notion du droit et de la justice au service d’un pays, quel qu’il soit, il a enseigné à Sciences Po ici, et il a été aussi enseignant aux Etats-Unis, en Angleterre et après la chute du Mur il a enseigné notamment en Hongrie. »
Vous avez retrouvé dans votre journal une note sur votre première rencontre avec Roger Errera. C'était en 1971. Vous rappelez-vous ce premier contact ? Avez-vous tout de suite sympathisé ou était-ce une rencontre restée d’abord sans suite ?
« Non, nous avons tout de suite sympathisé. C’est donc un peu par hasard que nous l’avons rencontré par l’intermédiaire de Jean-Marie Domenach, directeur de la revue Esprit, et nous avions reçu une demande au Congrès pour la liberté de la culture de trouver un auteur pour une étude sur la liberté et la censure culturelle en France. C’était donc Domenach qui nous l’a recommandé et notre première rencontre s’est faite autour d’une bouteille de vin dans un petit restaurant parisien qui s’appelle ‘Le galant vert’. Nous avons déjeuné à quatre avec Constantin Jelinski, Pierre Emmanuel, Roger Errera et moi-même et ce fut notre première rencontre avec sympathie et avec humour également. Roger Errera était doté d’un grand sens de l’humour. »
A quel moment et pour quelles raisons Roger Errera a-t-il commencé à s'occuper d'une façon aussi profonde et systématique de la situation dans les pays d'Europe centrale ?
« Je ne sais pas si ce fut son tout premier intérêt mais lorsqu’ à l’époque, donc en 1971-72, nous lui avons parlé de ce que nous faisions dans le cadre du Congrès pour la liberté de la culture et de la Fondation pour une entraide intellectuelle européenne, il s’est montré tout de suite intéressé au point qu’on lui a proposé de devenir membre du Conseil de la gestion de la fondation pour une entraide intellectuelle européenne. »
Un ami des poètes Pierre Emmanuel et Jan Vladislav
Deux hommes ont joué un rôle important dans la vie de Roger Errera et aussi dans la vôtre d’ailleurs. Ce sont les poètes Pierre Emmanuel et Jan Vladislav. Quels étaient les rapports de Roger avec Pierre Emmanuel ?
« Ils se sont donc rencontrés au cours de ce déjeuner. Pierre Emmanuel lui a aussi proposé, un an plus tard, de faire partie de la commission de réforme de l’enseignement du français dont il était président. Et là, j’ai reçu une belle leçon de Roger Errera. Il a dit non parce qu’il n’avait pas le temps de s’en occuper. La leçon que j’avais appris de lui à ce moment-là, c’est de refuser les responsabilités qu’on ne se sent pas capable d’assumer par manque de temps ou par manque de compétences. »
Une longue amitié liait aussi Roger Errera au poète tchèque Jan Vladislav. Que pouvons-nous dire de cette amitié ?
« Elle est donc née de leur rencontre à Prague en 1973, si ma mémoire est bonne. J’avais demandé à Jan Vladislav que je connaissais depuis plusieurs années de bien vouloir rencontrer un couple de mes amis qui venaient passer trois jours de vacances à Prague. Il fallait se méfier du courrier à l’époque. Donc, ce fut leur première rencontre et de là est née une amitié indéfectible. Quand Jan Vladislav a été obligé de quitter son pays en 1981, Roger avec Pierre Emmanuel et madame Jacqueline Pillet-Will ont fait l’impossible pour lui trouver un logement, un travail, pour l’aider à régulariser sa situation, à obtenir ses papiers, etc. Cette amitié a été indéfectible. Et c’est ainsi qu’ils ont travaillé ensemble à la traduction et la publication chez l’éditeur Calmann-Lévy des écrits politiques de Václav Havel. »
Il ne faut pas oublier dans ce contexte le rôle de madame Irène Errera qui a été non seulement l'épouse, la compagne de la vie de Roger mais aussi, si j'ose dire, sa collaboratrice et sa complice ...
« Exactement, en fait, ils partageaient les mêmes valeurs humanistes et spirituelles. Donc, ils ont fait ensemble tous leurs différents voyages en Tchécoslovaquie à l’époque, qui n’étaient pas toujours des voyages faciles, évidemment. »
Qui a eu l'idée d'organiser le débat du 13 février au Centre tchèque de Paris et quels intervenants se sont réunis pour évoquer la vie et l’œuvre de Roger Errera ?
« Alors, l’idée a germé d’une façon un peu mystérieuse la veille des funérailles de Roger Errera. Pavel Fischer m’a demandé quand et où avaient lieu les funérailles parce qu’il voulait faire un geste. J’ai reçu ce courriel à 20 heures la veille des funérailles et je lui ai tout de suite répondu en disant : ‘Les funérailles ont lieu demain’ et c’est en lui écrivant que l’idée m’est venue : ‘Un geste ? Pourquoi ne pas organiser à Paris ou à Prague une soirée d’hommage à Roger Errera.’ »
Un homme de réflexion et d’action
Roger Errera était un homme complexe, une personnalité à nombreuses facettes. Il a été conseiller d'Etat, juriste, consultant et expert reconnu, mais aussi ami de dissidents dans les pays communistes, membre de l'association Amis sans frontières, etc. Quelles facettes de sa personnalité ont été évoquées surtout lors du débat au Centre tchèque ?
« Sa conscience, sa détermination, sa ténacité mais également ses facéties, son rire, son humour. Il y a Tereza Pokorná qui n’a pas pu venir mais nous a envoyé un superbe texte aussitôt traduit en français et lu. Elle nous raconte ses souvenirs d’enfance, les rires et les jeux avec Roger et Irène, lorsqu’elle était petite fille et jeune adolescente. Et ce témoignage de Tereza Pokorná est une splendeur qui a ému tout le monde. »
Peut-on résumer les thèmes du débat du Centre tchèque ?
« Il n’y a pas eu de débat à proprement parler mais ce qui a été mis en évidence, Pavel Fischer l’a souligné à l’ouverture. Il a dit : ‘Qui est Roger Errera ? Où serait-il, dans quels combats serait-il aujourd’hui ?’ Et il a précisé : ‘La soirée a été conçue non seulement pour rendre hommage à Roger Errera mais aussi pour réfléchir et inviter chacun de nous à agir. Parce que peu de personnes ont su réfléchir avec une telle vigueur et avec une telle énergie comme Roger. Ainsi donc, tous les témoignages ont mis en évidence les manières de faire de Roger, son côté déterminé, intransigeant. Et je dirais que toute la salle, je l’ai senti, a été comme stimulée et portée avec une sorte de message et de modèle de Roger pour continuer, chacun dans son domaine, à assumer ses devoirs. »
Roger Errera était également un homme très amical et plein d'humour. Quelle image de lui garderez-vous en mémoire ?
« Son sourire, comme l’a souligné Michel Vinaver, mais aussi, ce qui m’a toujours frappé, chaque fois qu’il m’est arrivé de demander un conseil à Roger, que ce soit d’ordre fiscal, que ce soit pour résoudre divers problèmes dans différents domaines, Roger, qui était un homme suroccupé, était toujours là pour rendre service à ses amis et de manière rigoureuse et précise. »