Rudolf Brazda, ou le destin du dernier déporté au Triangle rose (II)
Deuxième partie aujourd’hui de notre entretien avec l’historien français Jean-Luc Schwab, auteur d’une biographie consacrée à Rudolf Brazda qui, jusqu’à sa mort en 2011, était tout dernier déporté au Triangle rose encore vivant. Les Triangles roses, ce sont ces détenus déportés et internés en camp de concentration par le régime nazi en raison de leur homosexualité. Rudolf Brazda né de parents tchécoslovaques en Allemagne, s’est ainsi retrouvé interné au camp de Buchenwald en 1942. Nous poursuivons aujourd’hui la découverte du destin d’un homme qui, en dépit, des épreuves, a toujours su rester optimiste et amoureux de la vie. (Etant donné que Rudolf Brazda a vécu pratiquement toute sa vie hors de Tchécoslovaquie, nous avons conservé l’orthographe Brazda, au lieu de Brázda à la tchèque, ndlr)
Comment Rudolf Brazda a-t-il survécu à l’enfer du camp de Buchenwald ? Il y resté assez longtemps, trois ans je crois. Il a comme beaucoup d’autres, frôlé la mort à plusieurs reprises, comment a-t-il échappé au sort de nombre de ses codétenus ?
« On est en août 1942 et les débuts pour lui sont difficiles. Il est d’abord affecté à la carrière, un commando disciplinaire qui mêle travail forcé et exactions des gardiens. Mais, par chance, il est couvreur de formation et il existe une demande dans le camp pour les gens qui ont cette expérience. En 1943, il intègre le groupe des couvreurs au sein du commando Bauhof, le commando responsable de l’entretien des bâtiments du camp. A partir de là, Rudolf va percevoir sa détention comme du travail forcé. Ce qui ne le place pas pour autant à l’abri du danger. Outre sa personnalité et sa force de caractère, c’est sûrement le fait qu’il ait eu, dans sa vie familiale, un contact précoce avec le parti communiste qui est une chance un peu pour lui, parce qu’il connaît assez bien le milieu syndical. Il dit avoir été assez proche des jeunesses communistes. Rappelons que Buchenwald avait reçu beaucoup de déportés communistes. D’ailleurs le chef des commandos des couvreurs en était un. Je pense que ça va l’aider à bénéficier des réseaux de solidarité communistes. C’est d’ailleurs ce qui lui évitera un jour d’être transféré au commando de Dora qui était particulièrement mortifère. Pour avoir un jour mal répondu à un SS, celui-ci le menace, par mesure de rétorsion de l’envoyer à Dora. Comme la Schreibstude, le secrétariat du camp, est tenu par les communistes, il est très probable que le kapo, le chef du commando des couvreurs de Rudolf, ait pu influencer les choses pour que son nom soit rayé de la liste de transfert. Et puis, tout à la fin, pendant les derniers jours, il va pouvoir bénéficier de la protection d’un autre kapo qui va le cacher, ce qui lui évitera d’intégrer les marches forcées d’évacuation du camp qui ont été particulièrement mortifères aussi puisque pour beaucoup elles étaient connues comme ‘marches de la mort’. On était vraiment dans une logique de ‘marche ou crève’. Les personnes qui n’étaient plus en mesure de continuer étaient abattues sans autre formalité le long du chemin. »Il y a un chapitre intéressant dans votre ouvrage qui s’intéresse notamment à la question délicate de la sexualité dans les camps. En quoi le témoignage de Rudolf Brazda permet-il d’éclairer ce thème ?
« Il montre que le camp de concentration comme tout espace confiné entre hommes peut induire une homosexualité de circonstance. C’est encore vrai aujourd’hui des prisons avec aussi parfois une brutalité qui peut marquer les personnes qui en sont les victimes. Je crois que c’est un élément-clé pour comprendre la réticence qui a pu exister chez certains anciens déportés pour reconnaître et honorer la déportation pour homosexualité, en raison de la confusion et de l’amalgame qu’il pouvait y avoir entre homosexualité comme motif de déportation et homosexualité comme pratique imposée dans un milieu carcéral par des détenus mieux placés dans la hiérarchie, qui ont pu imposer leur volonté et abuser sexuellement d’autres détenus ‘hiérarchiquement inférieurs’. »A Buchenwald, il se lie d’amitié avec Fernand Beinert, un Mulhousien, ancien des Brigades internationales… Cette amitié est décisive pour Rudolf Brazda, puisqu’il va se retrouver en Alsace grâce à lui, après la guerre…
« Tout-à-fait. Rudolf s’était lié d’amitié avec Fernand Beinert, et à la libération de Buchenwald le 11 avril 1945, se pose la question pour lui de comment il va faire. Il a deux choix : soit il rejoint sa famille, qui n’était pas très loin de là, à moins d’une centaine de kilomètres, soit il se lance dans l’aventure et décide de suivre Fernand Beinert. C’est cette dernière option qu’il choisira. Je pense qu’il y a deux raisons à cela. Peut-être avait-il honte de son motif de déportation et de devoir le justifier encore devant sa famille. Mais aussi il y avait quelque chose de plus pragmatique : s’il se dirigeait vers l’est, à cette époque-là, il se dirigeait vers la ligne de front, car les armées soviétiques approchaient. Alors qu’à l’ouest, il y avait les Américains qui avaient libéré Buchenwald ou plutôt trouvé le camp vidé de ses surveillants. La partie ouest était plus sécurisée. C’est ce qui a dû influencer sa décision. En outre, il se retrouve, pour la deuxième fois de sa vie, à devoir repartir de zéro et là, il a dû vouloir un peu plus privilégier l’aventure et se dire qu’il allait suivre son ami. »
Finalement, il est resté en Alsace. J’imagine que c’est lié avec la rencontre de son compagnon de vie, Edouard Mayer…
« Celle-ci n’intervient qu’en 1950, mais effectivement, il a très rapidement retrouvé un travail de couvreur et se retrouve dans un pays où il prend progressivement ses marques et se sent bien. Il décide d’y rester et en 1950, c’est la rencontre avec son futur compagnon. »Rudolf Brazda a vécu dans l’anonymat et en toute discrétion jusqu’en 2008 où il s’est fait connaître alors que devait ouvrir à Berlin le monument aux victimes homosexuelles du Nazisme (Homosexuellen-Denkmal). Qu’est-ce qui l’a décidé à témoigner après toutes ces années de silence ?
« Effectivement, l’annonce de l’inauguration du monument aux victimes homosexuelles du nazisme l’avait un peu interpellé. Par curiosité, il aurait aimé le voir. Il s’est fait connaître pratiquement quelques jours avant l’inauguration, donc il n’y a pas été fin mai à ce moment-là. Il y a eu une sorte de séance de rattrapage au moment de la grande parade fin juin, la Gay Pride à Berlin. Ce sont avant tout des personnes de son entourage qui l’ont incité à témoigner et à se faire connaître. Il n’avait pas vraiment conscience de la valeur historique de son témoignage. »
Comment a-t-il vécu ses dernières années, un peu sous le feu des projecteurs ? J’imagine que ses nombreux déplacements pour témoigner (dans les écoles etc.) devaient être fatigants pour son âge, mais aimait-il transmettre son expérience aux jeunes générations ?
« Comme je l’ai dit, initialement, il n’avait pas vraiment conscience de l’intérêt que présentait son témoignage. La curiosité qu’il a suscitée a probablement contribué à changer sa perception. Pour lui qui avait quand même eu conscience du bonheur qui avait pu être le sien après la guerre et de ce que l’Europe avait pu lui apporter, son témoignage était aussi un peu un pied de nez aux circonstances de l’époque. Je pense que c’est aussi avec curiosité qu’il allait à la rencontre des gens, car il était toujours très surpris de l’intérêt que pouvait présenter son témoignage. Cette conscience est quelque chose qui s’est graduellement installée chez lui. Et puis il était très conscient aussi que si la paix était installée en Europe, on n’était pas à l’abri de voir ressurgir certains vieux démons. Pour lui, c’était un peu sa grande crainte : cette résurgence des nationalismes et de l’idéologie nazie. »
Ce qui est frappant dans le destin de Rudolf Brazda, au-delà du fait qu’il ait été Triangle rose, c’est qu’il est emblématique de l’histoire de l’Europe centrale… Tout comme l’ont été l’Alsace et les pays tchèques ont eu des frontières fluctuantes au gré de l’histoire, lui aussi a été balloté à travers l’Europe… C’est peut-être quelque chose qui est difficilement imaginable aujourd’hui, à l’heure de l’UE et de Schengen, mais d’une certaine façon, on peut dire qu’il a vécu plusieurs vies…
« C’est vrai. La dimension européenne dans son parcours de vie est assez flagrante. Il est né de parents tchèques en Allemagne, il est expulsé vers la Tchécoslovaquie, puis revenu en Allemagne pour finir par s’installer en France, et plus précisément, en Alsace, une région, il y a peu encore, ballotée entre l’Allemagne et la France. C’est le cas également de son compagnon Edouard Mayer, qui était un Banatais, de descendance alsacienne, dont la famille était établie depuis près de 200 ans dans l’actuelle Serbie, et comme beaucoup d’autres, dut fuir par crainte de représailles dans les derniers mois de la guerre. La famille a fini par être accueillie en France, plus particulièrement en Alsace. C’est vrai que la répression de l’homosexualité par le régime nazi a fait que de Rudolf Brazda un européen avant l’heure. C’est un peu pour cela que j’ai choisi d’intituler la biographie Itinéraire d’un Triangle rose, pour suggérer ce parcours géographique. Il avait une grande foi en l’Europe pour maintenir la paix et la liberté, notamment pour les personnes homosexuelles. Il était heureux de cette Europe-là. »Vous vous êtes occupé de lui pendant les dernières années de sa vie, vous vous êtes lié d'amitié avec Rudolf Brazda. Quels souvenirs gardez-vous de ces moments passés avec lui ?
« Ce qui frappait beaucoup chez Rudolf, c’est que c’était un individu à la personnalité très solaire. Il était toujours prêt à rire et à vouloir profiter des plaisirs simples de la vie. Il aimait bien manger, et il a conservé jusqu’à la fin un certain goût pour les pâtisseries malgré un léger diabète. Vendredi 26 juin dernier, il aurait eu 102 ans, il nous a quittés il y a presque quatre ans maintenant. Ceux qui l’ont connu gardent de lui un souvenir ému, mais c’est surtout sa personnalité joyeuse et sa résilience après l’épreuve qui nous touchent encore aujourd’hui. »