Rudolf Brazda, ou le destin du dernier déporté au Triangle rose (I)

'Itinéraire d’un triangle rose', photo: Florent Massot

Longtemps, la déportation pour homosexualité sous le Troisième Reich a été ignorée, voire occultée. L’ouverture à Berlin, en 2008, d’un monument commémoratif aux victimes homosexuelles de la barbarie nazie, a été un moment important de cette reconnaissance. C’est à cette époque aussi que s’est fait connaître un vieux monsieur, resté dans l’ombre jusqu’alors, et qui s’est avéré être le tout dernier déporté au Triangle rose encore vivant. Ce monsieur, c’était Rudolf Brazda (1913-2011), né de parents tchécoslovaques en Allemagne, qui s’est retrouvé interné au camp de Buchenwald en raison de son orientation sexuelle. Radio Prague vous propose un entretien en deux parties avec son ami historien, Jean-Luc Schwab, auteur de sa biographie, Itinéraire d’un triangle rose, parue en 2010 aux éditions Florent Massot (Etant donné que Rudolf Brazda a vécu pratiquement toute sa vie hors de Tchécoslovaquie, nous avons conservé l’orthographe Brazda, au lieu de Brázda à la tchèque, ndlr).

Jean-Luc Schwab, bonjour, vous êtes délégué territorial pour l’Alsace de l’association Les Oublié-e-s de la Mémoire, une association qui œuvre à la connaissance et à la reconnaissance de la déportation pour motif d’homosexualité pendant la Seconde Guerre mondiale. Vous êtes également l’auteur d’un ouvrage très important pour cette connaissance, la biographie de Rudolf Brazda, intitulée Itinéraire d’un Triangle rose, qui retrace le destin du dernier déporté au Triangle rose. Rudolf Brazda est décédé en août 2011, après avoir consacré la fin de sa vie à témoigner de ce qu’il avait subi pendant la guerre. Pour commencer, j’aimerais savoir comment vous avez rencontré Rudolf Brazda ?

Jean-Luc Schwab et Rudolf Brazda,  photo: PinkTV / YouTube
« C’était très fortuit. Je venais juste d’accepter la délégation de l’association dans ma région. On était en mai 2008. J’étais donc sensibilisé à la thématique mais comme beaucoup je pensais qu’il n’y avait plus de témoins directs qui avaient connu cette persécution. Ça a donc été une grosse surprise pour moi quand, un mois plus tard, j’entends parler de Rudolf dans les médias. C’était peu après qu’il se soit fait connaître après l’inauguration du monument commémoratif aux victimes homosexuelles à Berlin. Je n’imaginais pas à l’époque qu’il habitait à quelques kilomètres seulement de chez moi. Je l’ai donc contacté, lui ai rendu visite pour l’interviewer. Ça a été le début d’un travail d’histoire qui a progressivement évolué vers une amitié respectueuse. Rudolf Brazda qui avait 95 ans à l’époque était encore très autonome, mais aussi très désordonné dans ses affaires depuis le décès de son compagnon quelques années auparavant. Je l’ai progressivement un peu aidé dans ses affaires administratives mais également pour des choses plus banales du quotidien comme faire des courses, ou des petits services, au fur et à mesure que sa mobilité diminuait. »

Rudolf Brazda était de parents tchécoslovaques, mais installés en Allemagne pour trouver du travail. Quelle a été son enfance pendant l’Allemagne de la Première guerre mondiale, puis sous la République de Weimar ?

« Je dirais que c’était une enfance difficile, en l’absence du père parti à la guerre un an après sa naissance et qui n’est revenu que cinq ans plus tard, dans une famille nombreuse où l’on vivait chichement, pour ne pas dire dans une relative pauvreté, dans un milieu rural et ouvrier, du secteur minier, où les enfants étaient encouragés très tôt à devenir autonomes. Ce sera aussi le cas pour Rudolf qui entre en apprentissage à l’âge de 14-15 ans, mais pas dans le secteur qu’il aurait souhaité. Il aurait aimé faire quelque chose dans la confection masculine, mais il prendra ce qu’il y a et deviendra apprenti-couvreur. Ensuite, il grandit comme n’importe quel autre jeune Allemand de l’époque, dans sa région à la limite de la Saxe et de la Thuringe. Il y a dans cette famille une volonté d’intégration qui fait que Rudolf n’apprendra pas le tchèque de ses parents et continue de ne s’exprimer qu’en allemand. »

Quand se rend-il compte de ses préférences sexuelles et comment réagit-il à cette prise de conscience ? Comment réagit également son entourage ?

Rudolf Brazda,  photo: ČT24
« A l’époque, l’homosexualité n’était pas aussi visible qu’aujourd’hui et pour de nombreuses personnes, il est difficile de s’identifier à d’autres comme soi lorsque l’on découvre que ses préférences sexuelles vont aux personnes du même sexe. Pour Rudolf, c’est à l’adolescence qu’il éprouve ses premiers émois sexuels et il se rend bien compte que s’il aime la compagnie des filles, c’est quand même vers les garçons que vont ses désirs. Il accepte quand même le fait et prend un peu la vie comme elle vient. Sa mère ainsi que ses frères et sœurs ne s’en formalisent pas. Il pense cependant que son père, qui est décédé quand Rudolf avait huit ans, l’aurait peut-être moins bien accepté. Toujours est-il que cette période de la fin de la République de Weimar, ce sont des années de liberté et d’insouciance pour Rudolf. Il va même jusqu’à organiser pour sa famille et ses amis un repas de noces pour marquer le début de sa relation avec Werner, son premier compagnon. Nous sommes en 1934 et les nazis sont tout juste au pouvoir. »

Quelle marge de liberté avaient les personnes homosexuelles avant l’arrivée des nazis au pouvoir ? Quelle était loi à cet égard ?

Photo: Florent Massot
« Certes le paragraphe 175 qui réprime l’homosexualité est toujours en place. Il sera d’ailleurs renforcé par les nazis plus tard. Mais il est généralement admis que dans le climat de la République de Weimar, on tolère l’homosexualité bien qu’il faille se garder de généraliser. Toujours est-il qu’une vie sociale homosexuelle se développe dans les grands centres urbains comme Berlin, mais aussi Munich, Francfort, Leipzig… Mais c’est également le cas dans d’autres villes plus petites de province qui peuvent aussi être tolérantes. C’est en tout cas comme cela que Rudolf le perçoit. Même après la Nuit des longs couteaux, fin juin 1944, et la liquidation d’Ernst Röhm, le chef de la SA dont l’homosexualité était connue, cet incident n’a pas sur Rudolf et son entourage l’effet d’un électrochoc, ce qui aurait dû être le cas. Ce petit cercle d’amis, de jeunes adultes, continue de s’afficher en public sans grandes précautions. Ce sera vraiment le début de leurs ennuis. »

Quel est le tournant pour Rudolf Brazda et ses amis ? A quel moment son orientation sexuelle devient-elle un problème vis-à-vis du régime nazi ?

« J’aurais tendance à dire que ce n’est pas tant la sienne que celle de ses camarades, ou plutôt des personnes qui se font remarquer avant lui par les autorités policières nazies. Lorsque l’un d’eux tombe, c’est l’effet domino. La police veut connaître le nom d’autres homosexuels et de fil en aiguille, on remonte à Rudolf qui est arrêté et interrogé pendant que l’enquête suit son cours. Plusieurs de ses amis sont inquiétés avant lui. Il s’écoule moins d’un mois et demi entre son arrestation à Leipzig en avril 1937 et son procès à Altenburg mi-mai 1937. »

Après un séjour de six mois en prison en Allemagne, il est renvoyé en Tchécoslovaquie, car sur le papier, il est toujours de nationalité tchécoslovaque, même s’il n’a jamais vécu dans le pays. Comment vit-il cet « exil », ce rapatriement dans le pays d’origine de ses parents ?

« En effet, c’est paradoxal, car Rudolf n’a jamais eu la citoyenneté allemande. Pour ce qui est de la Tchécoslovaquie de l’époque, il ne la connaît pas, si ce n’est Carlsbad, Karlovy Vary, où il a passé quelques jours de vacances en 1935. Comme je l’ai dit, il ne parle pas tchèque. Aussi, lorsqu’il est forcé de s’exiler, son choix se porte presque naturellement sur Carlsbad, la seule ville qu’il connaisse un tant soit peu et où on parle allemand. Carlsbad se trouve en effet dans la province germanophone des Sudètes. Les débuts sont laborieux mais il réussira à retrouver du travail, même si entretemps, la province a été annexée par les nazis et Rudolf se retrouve à nouveau et bien malgré lui où s’applique de fait la loi nazie qui réprime l’homosexualité et qui a été renforcée en 1935. L’histoire va se répéter. Il est de nouveau impliqué dans des enquêtes qui visent d’abord d’autres connaissances à lui, puis arrêté, emprisonné, condamné. »

Comme vous le dites Rudolf Brazda est à nouveau incarcéré à Karlovy Vary. La Tchécoslovaquie est démantelée, la guerre éclate et Rudolf Brazda est finalement transféré au camp de Buchenwald où il restera jusqu’à la fin de la guerre. Quelle est la spécificité du camp de Buchenwald par rapport aux autres camps nazis ?

Le camp de concentration de Buchenwald,  photo: Bundesarchiv,  Bild 146-1988-001-27 / CC BY-SA 3.0 Unported
« Le camp de concentration de Buchenwald rentre en service en mai 1937. C’est un de ces grands camps de concentration destinés aux opposants au régime et tous ceux qui ne cadrent pas dans la ‘Volksgemeinschaft’, cette communauté du peuple nazi. Il est de ce point de vue comparable à Dachau ou Sachsenhausen. S’il y a bien eu des Juifs à Buchenwald, notamment au début, puis à nouveau de manière plus massive à partir de la seconde moitié de 1944, il ne s’agit pas d’un camp d’extermination comme Auschwitz. Mais on y meurt tout de même : de malnutrition, de maladie, d’épuisement, de mauvais traitements, et on y exécute aussi. Une particularité de ce camp, c’est qu’il reçut le plus gros de l’appareil dirigeant du parti communiste et du parti social-démocrate allemand. On y trouvera aussi après le début de la guerre la présence de déportés politiques étrangers. Les déportés pour homosexualité sont une petite minorité à Buchenwald. On a recensé quelque 650 sur un effectif total de 250 000 détenus passés soit par le camp principal, soit les commandos extérieurs rattachés. On est donc très en-deçà de 1% de l’effectif total. Si Rudolf y a été envoyé, c’est essentiellement parce qu’il était considéré comme récidiviste. Il avait deux condamnations à son actif pour homosexualité. »

Rudolf Brazda devient ce qu’on appelle un « Triangle rose »… Les prisonniers sont en effet littéralement « étiquetés » avec des symboles cousus sur leurs vêtements, en plus du matricule qui leur est attribué. Le Triangle rose est celui réservé aux homosexuels. Quelle place ont les Triangles roses dans la hiérarchie pénitentiaire ?

Photo: ČT24
« Tout d’abord, il est peut-être bon de préciser que si les déportés accusés de pratiques homosexuelles sont habituellement marqués du triangle rose en fonction du motif de détention, on en trouve également dans d’autres catégories comme les asociaux, donc triangle noir, ou les droits communs, triangle vert. Pour ce qui est des déportés pour homosexualité, l’Autrichien Eugen Kogon en parle dans son livre L’Etat SS comme la catégorie la plus basse dans la hiérarchie interne au camp, juste après les Juifs, et ce pour les premières années du camp, de 1937 à 1942, qui furent les plus dures. Si une certaine homophobie a certes existé de la part d’autres déportés, je pense, comme d’autres historiens, que c’est surtout l’aspect minoritaire de cette catégorie qui la rend vulnérable et difficilement intégrable aux réseaux de solidarité qui peuvent exister entre déportés de même nationalité par exemple, ou de même convictions politiques. »

(Suite de cet entretien dans la prochaine rubrique Chapitres de l'Histoire)