« Silencieuse », la première pâtisserie tchèque qui emploie des personnes malentendantes

Tichá cukrárna, photo: Magdalena Hrozínková

La République tchèque compte près de 500 000 personnes touchées par une déficience auditive. Environ 10 000 d’entre elles sont des locuteurs de la langue des signes tchèque. Depuis 2006, l’ONG Tichý svět (Le monde silencieux) leur apporte une aide dans tous les domaines de la vie, y compris l’accès aux informations et à l’emploi. A Prague, plusieurs dizaines de personnes sourdes ou malentendantes travaillent dans des entreprises adaptées gérées par Tichý svět. Nous avons visité deux d’entre-elles : la Tichá kavárna (Le Café silencieux) et une pâtisserie.  

Tichá kavárna,  photo: Magdalena Hrozínková

Situé à quelques pas de la station de métro de Ládví, dans le nord de Prague, ce café d’ordinaire très fréquenté offre une authentique plongée dans le silence en période de coronavirus et de fermeture des bars et restaurants. Directeur des entreprises adaptées de l’ONG Tichý svět, Leoš Mačák y était le seul « client » le jour de notre rencontre. Il nous explique :

L. M. : « Le marché du travail en République tchèque offrait très peu d’opportunités aux personnes malentendantes et nous voulions remédier à cette situation. A la fin de l’année 2011, nous avons donc ouvert le Café silencieux, où des personnes qui possèdent un trouble auditif s’occupent du service.

Leoš Mačák,  photo: Magdalena Hrozínková

Au début de l’année 2012, nous avons ouvert une pâtisserie pas très loin d’ici pour alimenter le café. Nous avons commencé avec une pâtissière, et actuellement nous embauchons, dans toutes nos entreprises, environ 80 personnes sourdes ou malentendantes. »

Tichá cukrárna – littéralement « La pâtisserie silencieuse » - se trouve au rez-de-chaussée d’un immeuble d’habitation. Davantage qu’une boutique de vente au détail, il s’agit d’une petite entreprise de produits pâtissiers. Une dizaine de personnes sourdes y confectionnent gâteaux, tartes et desserts en tous genres. Depuis l’automne dernier, l’équipe de travail est divisée en deux groupes qui ne se rencontrent plus. Iva Obdržálková, la responsable de l’entreprise, nous fait visiter les lieux :

Iva Obdržálková,  photo: Magdalena Hrozínková

I. O. : « Kuba prépare de la crème pour un forêt-noire. Notre pâtissière Šárka fabrique des figurines en forme de chien qui décoreront un gâteau commandé pour l’anniversaire d’un petit garçon. David, lui, prépare des biscuits commandés par une ONG qui distribue des produits énergétiques aux personnels soignants dans les hôpitaux. Ce sont des biscuits sablés un peu spéciaux avec le logo de cette ONG qui s’appelle ‘De l’énergie pour les médecins’. Leur logo représente une pile électrique. »

« Ici, nous avons des caisses de noix… Nous en avons reçus de grandes quantités à l’automne. Comme nous n’avons pas beaucoup de commandes en ce moment, quand nous n’avons rien d’autre à faire, nous cassons des noix... (rires). »

Photo: Site officiel de Tichá cukrárna
Tichá cukrárna,  photo: Magdalena Hrozínková

Tout comme les autres entreprises du secteur de la gastronomie, la Pâtisserie silencieuse a vu ses recettes diminuer considérablement avec la crise du coronavirus. Si, avant la pandémie, l’entreprise préparait un grand buffet pour une conférence, un congrès ou une réunion au moins une fois par semaine, depuis le printemps dernier, elle ne confectionne plus que des gâteaux pour des particuliers livrés à domicile.

Cela n’empêche pas l’équipe de continuer à travailler avec le même goût et la même ardeur « qu’avant ». Certains employés sont des vrais as du rouleau et de la poche à douille.

Tichá cukrárna,  photo: Magdalena Hrozínková

I. O. : « Plusieurs d’entre eux sont pâtissiers de profession, mais nous avons aussi une ancienne couturière, une technicienne de laboratoire dentaire, ou encore des gens qui n’ont pas terminé leur formation et sont revenus au métier de pâtissier en arrivant chez nous. Encadrés par leurs collègues malentendants, ils ont pris conscience que c’est un chouette travail, où ils ne sont confrontés à aucune limite. Au contraire, ils ne sont pas dérangés par les bruits des mixeurs et des appareils (rires). Il faut juste que je fasse attention au four parce qu’ils n’entendent pas le signal qui annonce la fin de la cuisson. »

Photo: Facebook de Tichá kavárna a cukrárna

A la pâtisserie, nous possédons un dialecte spécifique

Iva Obdržálková raconte que ses collègues malentendants sont très attachés à leur travail. Depuis son arrivée il y a deux ans, une seule personne a quitté l’équipe et quatre nouveaux pâtissiers l’ont rejointe. Ancienne employée de banque, Iva a elle aussi dû s’adapter à la communication avec les personnes présentant un handicap auditif.

Tichá cukrárna,  photo: Magdalena Hrozínková

I. O. : « Ils sont tous très sympathiques. Evidemment, j’avais quelques doutes au début, parce que je ne connaissais absolument pas la langue des signes. Mais en tant qu’employée de l’organisation Tichý svět, j’ai bénéficié de cours individuels qui m’ont permis d’acquérir les bases. Même si je ne sais donc pas parfaitement signer, mes collègues y mettent du leur pour que l’on se comprenne. Certains maîtrisent aussi la lecture labiale, mais pour cela, il faut que je retire mon masque. Au bout du compte, on arrive toujours à tout se dire. La langue des signes tchèque a ses dialectes et, ici aussi, à la pâtisserie, nous possédons un dialecte spécifique. Par exemple, nos pâtissiers ont inventé leur propre signe pour désigner les ‘koláče’, ces gâteaux tchèques traditionnels. Ce signe rappelle le geste que l’on fait quand on pétrit la pâte. »

Photo: Magdalena Hrozínková

« Nous organisons même des téléconférences ! Nos pâtissiers malentendants se débrouillent beaucoup mieux que moi avec les smartphones, c’est un outil nécessaire pour eux, ils sont habitués aux appels vidéo. Cela nous permet de nous réunir tous ensemble, avec un interprète, pour organiser le travail. Moi qui n’avais encore jamais participé à la moindre téléconférence auparavant, voilà que j’en fais maintenant avec des malentendants ! C’est toujours assez surprenant pour moi. »

Communiquer sans indices visuels

La communication en temps de pandémie est un double défi pour les personnes souffrant d’une perte auditive, confrontées à la distanciation sociale, à la barrière du masque et à un accès limité aux informations. Leoš Mačák explique comment l’organisation Tichý svět a réagi à cette nouvelle réalité :

Photo: Site officiel de Tiché zprávy

L. M. : « Une de nos activités consiste à  diffuser en ligne l’actualité tchèque, nationale et régionale. Les informations, entretiens et reportages sont enregistrés par nos collègues malentendants et diffusés en langue des signes sur le site Tichezpravy.cz. L’audience augmente régulièrement : actuellement, le nombre de vues est de 15 à 16 000 pour chaque vidéo. Une partie des informations sont bien évidemment consacrées à la crise du coronavirus. Dès qu’il y a quelque chose de nouveau au niveau des mesures de restriction par exemple, l’information apparaît sur notre site. »

Photo: Facebook de Tichá kavárna a cukrárna

« Depuis le début de la pandémie, la situation est extrêmement compliquée pour les personnes atteintes de surdité, à cause du port du masque. Communiquer sans indices visuels est très difficile. Il faut aussi se rendre compte que la langue des signes est la langue maternelle des personnes sourdes, tandis que le tchèque est pour elles comme une langue étrangère. On pourrait penser qu’elles peuvent lire les journaux, mais ce n’est pas si simple. La grammaire est différente, ce qui fait qu’il n’est pas évident pour les personnes malentendantes de bien  comprendre un texte écrit en tchèque. En général, elles ne comprennent pas les trois quarts d’un texte. »

La langue des signes en ligne

Photo: Facebook de Tichá kavárna a cukrárna

La crise du coronavirus a néanmoins aussi quelques conséquences positives. L’ONG Tichý svět a ainsi ouvert une nouvelle entreprise adaptée qui embauche des couturières malentendantes. Prévu initialement pour 2022, le lancement de cours en ligne de la langue des signes a été anticipé. L’année dernière, près de 300 cours à destination du grand public ont été assurés.

Photo: Site officiel de Tichý jazyk

Avant même encore la pandémie, Iva Obdržálková avait passé un cours « classique ». Elle raconte :

I. O. : « C’est une expérience très intéressante, puisque vous apprenez une langue étrangère avec quelqu’un qui ne parle pas votre langue. Les vidéos que l’on trouve sur Internet sont très utiles. Je les ai suivies et cela m’a permis de répéter chez moi. Car pendant les cours, vous ne pouvez pas prendre de notes. Il faut regarder pour apprendre à signer, et c’est pourquoi les cours en ligne et les vidéos sont un parfait outil. »