Vanessa Springora : « Quelques minutes dans le déni en découvrant les insignes nazis de mon grand-père de Moravie »
Son récit autobiographique intitulé Le consentement avait défrayé la chronique en 2020. Dans son nouveau livre, Patronyme, publié ce 2 janvier en France, Vanessa Springora retrace le parcours de son grand-père né en Moravie dans la communauté des Allemands des Sudètes.
Blanchi de son passé nazi grâce à un document des forces alliées
Patronyme, c’est le nom de votre nouveau livre qui sort cette semaine aux éditions Grasset. Comment répondez-vous dorénavant à la sempiternelle question sur l’origine du nom de famille. Sur l’origine de votre nom Springora ?
Vanessa Springora : « Ah ça c'est une excellente question, parce qu'évidemment il n'y a pas de réponse simple, puisque pour répondre à cette question il faut faire un détour par l'histoire qui est celle de la communauté des Allemands des Sudètes. Je dis donc que ce nom en réalité est un nom d'origine germanique qui a été à un moment donné tchéquisé et qui provient d'une région d'Europe centrale qui est la Moravie et qui a été forgé à un moment très trouble de l'histoire du monde. »
Votre nom vient donc de Springer, c'est le nom de votre grand-père, Josef Springer, pour devenir votre patronyme actuel...
« Pour devenir mon nom, Springora, aujourd'hui, avec tout un tas de détours qui sont passés en fait par un travail de faussaire de mon grand-père, qui est donc né dans cette petite ville de Zábřeh na Moravě en 1912, dans la communauté sudète, s'est retrouvé ensuite enrôlé, embrigadé dans la police allemande, a rejoint Berlin juste avant l'annexion de la Tchécoslovaquie, et ensuite a été envoyé en France, en Normandie, en 1944, où il a rencontré ma grand-mère, qui était une jeune Française. Et à la libération, son nom allemand, Springer, étant donc un stigmate, puisque les Allemands étaient évidemment les vaincus, il a fait modifier son nom de manière à le transformer pour qu'il devienne ce Springora un peu étrange, qui a toujours été une énigme pour moi, puisqu'il y avait effectivement certaines ressemblances avec des formes tchèques, on va dire comme Kundera, par exemple, je ne me disais pas très éloignée de cette forme-là, mais en même temps, je voyais bien depuis des années que ce nom était introuvable, notamment sur Internet, qu'il n'existait pas. Et de là est parti le début de mon enquête. »
Il a été nazi, vous l'avez retrouvé sur des photos en portant une croix gammée et certains autres insignes nazis, membre des forces de l'ordre nazies. Mais il a réussi à se refaire, disons, une virginité, grâce à un document de l'armée américaine en France…
« Oui, tout à fait. Alors, au long de mon enquête, j'ai pu, grâce à un certain nombre de documents administratifs, découvrir qu'effectivement, il avait été encarté au NSDAP, donc il avait été militant nazi entre 1938 et 1942. Ensuite, il a été envoyé en France, probablement dans la Wehrmacht, mais en tant que policier, donc avec un statut un peu spécial, il faisait partie de l'OrPo, la police de l'ordre allemande, donc il n'est pas venu pour combattre, mais plutôt pour faire régner l'ordre, on va dire, en France. Et ensuite, effectivement, il s'est refait une virginité de façon assez inattendue, puisqu'il a été arrêté par les Américains, qui probablement lui ont demandé un certain nombre de services et de renseignements, en échange desquels ils l'ont employé pendant 5 à 8 mois, je crois, en tant que mécanicien. »
« Donc dans les troupes des forces alliées, en région parisienne, et il a obtenu un document, qui était un document écrit en français et en anglais, une recommandation pour qu'il puisse soit s'établir aux Etats-Unis et travailler éventuellement même pour le gouvernement américain, soit chercher du travail en France, en étant évidemment blanchi de son passé. Et c'est cette unique version, évidemment, qui était celle qui circulait dans la famille, à laquelle j'avais eu accès depuis mon enfance, et qui faisait de lui davantage un héros, évidemment, qui avait résisté contre à la fois le nazisme, et plus tard d'ailleurs contre le communisme, en décidant de rester et s'installer en France, et de refuser de rentrer en Tchécoslovaquie. »
Zábřeh na Moravě - Hohenstadt an der March : de la place Masaryk à la place Hitler
Vous vous êtes rendue la ville de Zábřeh na Moravě (appelée en allemand Hohenstadt an der March). Qu'est-ce que vous avez appris sur cette commune dont on ne sait finalement pas grand-chose. On apprend notamment dans votre livre que la population était très majoritairement allemande dans cette commune.
« Oui, absolument. Ce que j'ai compris de cette communauté sudète, c'est qu'effectivement, elle est d'abord majoritaire à Hohenstadt, qui veut dire ville haute, c'est une petite ville comme ça un peu en hauteur. J'ai visité évidemment la grande place et j'ai trouvé très symbolique de voir que cette place, qui à la chute de l'empire austro-hongrois s'appelait encore la Ringplatz, avait ensuite été rebaptisée place Masaryk au moment de la création de la République tchécoslovaque, ensuite débaptisée pour devenir la place Adolf Hitler. Et était redevenue en 1945 la place Masaryk. Et je trouve que symboliquement, ça raconte très bien les soubresauts historiques qui ont traversé les personnes qui habitaient dans cette ville et qui se sont retrouvées ballottées à un moment donné entre plusieurs langues. Déjà, c'est comme toutes ces régions d'Europe centrale, on n'est pas très habitués, nous en France, à ça. Avec l'idée qu'il y ait une différence entre la citoyenneté et la nationalité et qu'il y ait des personnes de différentes cultures avec différents idiomes qui partagent un même territoire. C'était le cas. »
« En l'occurrence, donc, il y avait des Tchèques, il y avait des Allemands, mais vous connaissez évidemment à Prague beaucoup mieux cette histoire que nous. Et ce qui m'intéressait, c'était de voir que les Allemands avaient, à un moment donné, donc jusqu'en 1918, le sentiment d'être les dominants, puisque leur langue, d'ailleurs, était la langue dominante. C'était celle que les enfants apprenaient à l'école. Et puis, au moment de la création de la République tchécoslovaque, il y a eu cette humiliation terrible pour cette communauté, puisqu'on leur a demandé que leurs enfants aillent à l'école tchèque et apprennent le tchèque. Évidemment, ça a précipité leur adhésion dans la montée du nazisme à partir des années 1930 et à partir surtout de l'accession au pouvoir d'Hitler. Ça a précipité ce désir d'être rattaché au Reich pour retrouver une sorte de gloire déchue. Et peut-être faire face à ce sentiment d'humiliation, de blessure, d'orgueil qui était très fort dans cette communauté allemande. Pour retrouver, finalement, sa place, ce qu'ils estimaient être leur place. »
« Donc, il y a eu ce moment aussi, en 1938, où, évidemment, tout est repassé en allemand, y compris Hohenstadt, devenu Zábřeh puis redevenu Hohenstadt ensuite, au moment de l'annexion. Et on a réimprimé, à plusieurs reprises, les cartes postales, en changeant systématiquement le nom. Donc, ce qui est intéressant, c'est que, selon l'appartenance culturelle de chaque personne, qu'on soit Tchèque ou Sudète, on ne donnait même pas le même nom à la même ville. Les Allemands continuaient d'appeler la ville Hohenstadt, alors qu'elle était devenue Zábřeh na Moravě. Voilà, tout ça a été passionnant pour moi, parce qu'évidemment, ce sont des nuances et des subtilités que nous n'avons pas vraiment... en France, à part dans quelques zones un peu indépendantistes, comme la région basque, ou corse, ou bretonne, où il y a encore des langues, mais qui sont plutôt des idiomes régionaux. Alors que là, l'allemand était la langue aussi d'un ancien empire, donc qui était majoritaire sur ce territoire très grand de l'Europe. »
De Franz à France
De manière peut-être surprenante, la langue que tient un jour à vous apprendre votre grand-père est le tchèque...
« Oui, c'est ça qui est très étonnant, c'est que mon grand-père a dû faire un trajet psychologique, si vous voulez, tout au long de sa vie. Il est resté donc jusqu'à la fin de ses jours en France. Il est mort en 1983. En 1979, son frère meurt. Je l'ai appris au cours de mon enquête. Et il n'a pas pu aller à ses obsèques, comme il n'avait d'ailleurs pas pu aller aux obsèques ni de son père ni de sa mère, puisqu'il n'a jamais réussi à avoir un visa pour retourner en Tchécoslovaquie tant que le rideau de fer existait. Et ça a été un moment de nostalgie très fort chez lui. Il a eu une envie de me transmettre quelque chose de son passé. Et ce n'est pas l'allemand qu'il a choisi, mais le tchèque. Et il m'a effectivement appris vraiment des rudiments, quelques mots, apprendre à compter jusqu'à dix, à dire bonjour, au revoir, merci, qui sont des choses que je n'ai pas oubliées. Mais c'est tout. Et puis, il a inscrit sur un papier le nom de sa ville natale et aussi l'orthographe de son prénom. Alors, il ne m'a rien livré du secret de son véritable nom de famille. Et en revanche, moi, je l'ai toujours connu s'appelant Joseph avec un PH final. Et lui a écrit sur ce papier son prénom Josef avec un F à la fin, qui est effectivement le début d'un dévoilement de son histoire. »
Il y a aussi alors peut-être des coïncidences, des hasards qui en disent long. Son frère donc n'a pas été expulsé malgré son appartenance à la communauté allemande après-guerre, parce qu'il était marié à une Tchèque, je crois. Votre grand-père a voulu donner le prénom de son frère, mais en allemand, à votre père. Mais à l'État civil, ce n'est plus devenu Franz, comme Franz Kafka en allemand. Mais France, donc votre père devait être l'un des seuls hommes en France à s'appeler France…
« Absolument, oui, ça c'est très drôle comme anecdote. De toute façon, quand on commence à s'intéresser aux archives d'État civil, il y a toujours des tas de petites anomalies comme ça qui sont vraiment des sources de... enfin, qui ont une puissance romanesque incroyable, parce qu'effectivement, mon grand-père, à un moment donné, au moment où il va reconnaître son premier enfant, son premier fils, il essaye de l'inscrire dans la généalogie familiale et masculine, puisque non seulement son frère s'appelait Franz, mais son père également s'appelait Franz. Donc il y avait ce lien qu'il essayait de lui transmettre. Et effectivement, son accent était très marqué. L'officier d'État civil français n'a pas compris ce qu'il voulait dire. Il l'a interrogé, d'après ma grand-mère. Il lui a dit « France, vous êtes sûr ? C'est bien ça ? » Et mon grand-père a dit « Oui ». Il a écrit donc sur l'affiche d'État civil de mon père France comme le pays, la France, avec certainement le sentiment que cet homme, qui était un émigré, donc dans son esprit un émigré tchécoslovaque, voulait rendre hommage au pays des droits de l'homme qui l’accueillait en tant que réfugié… Et ça a toujours été une sorte d'anomalie sur le passeport de mon père, qui s'appelait effectivement Patrick France Joseph… »
Renouer avec toute cette histoire de l'Europe centrale
Est-ce qu'il vous reste encore des choses à découvrir du côté généalogie ? Parce qu'en général, quand on commence à fouiller dans toutes ces archives, que ce soit en ligne ou dans les archives physiquement, il y a un moment où on n'arrive plus à s'arrêter. Vous vous êtes dit à un moment, bon, ça suffit, j'arrête là ?
« Oui, bien sûr, parce que quand on commence à se lancer dans ce genre de quête, ça peut devenir complètement obsessionnel et occuper la totalité de notre temps. C'est un travail qui est presque pharaonique et qui peut être abyssal. Il y a un moment où il faut savoir s'arrêter pour revenir à la vie réelle, tout simplement, on ne peut pas vivre complètement dans le passé. Mais c'est vrai qu'il y a une certaine frustration, qui est tout simplement littéraire - c'est un exercice de vouloir faire la biographie presque exhaustive d'une personne qui n'est pas soi, une personne extérieure, même si c'est en l'occurrence un membre de ma famille. »
« Mais il y a quelque chose qui est de l'ordre de l'illusion, c'est-à-dire que je ne pourrais jamais saisir que peut-être de l'extérieur, quelque chose de très évanescent, je ne peux pas me mettre à l'intérieur de son esprit. Je peux recomposer un certain nombre d'événements, une trajectoire presque complète grâce aux documents administratifs. Je sais qu'à telle date, il était à tel endroit. Ce qui m'a beaucoup obsédé, évidemment, vous imaginez bien en tant que petite fille de cet homme qui a été une figure masculine très importante dans ma vie et pour qui j'avais énormément de tendresse et d'affection, je voulais savoir évidemment s'il avait commis des crimes de ses propres mains, étant donné que j'ai découvert qu'il avait été formé à la police, au métier de policier dans un institut allemand, à Gelsenkirchen, qui a ensuite envoyé des bataillons qui ont prêté main-forte au Einsatzgruppen. C'est évidemment très important. C'est très important pour moi de savoir ça et je n'ai pas réussi à le savoir. »
« Donc ça reste une frustration terrible et je ne crois pas que je me lancerai à nouveau dans des recherches. Mais j'attends plutôt que d'autres personnes prennent le relais et peut-être qu’en lisant ce livre, des descendants, des témoins me diront « Ah, mais cette histoire me dit quelque chose. Vous devriez creuser telle piste. » Je pense que j'en suis là et que je ne peux pas passer ma vie à continuer à poursuivre cette interrogation qui n'a peut-être pas de sens. Ce qui est important, c'est de savoir qu'effectivement il y a chez des personnes de sa propre famille une ambiguïté, ce double visage parfois étonnant et sidérant, comme ça l'a été pour moi à ce moment où j'ai découvert les photos de mon grand-père portant les insignes nazis. J'étais dans le déni pendant quelques minutes parce que c'était d'une violence extraordinaire mais c'est, je crois, la complexité de toute cette époque, du XXe siècle, qui est aussi à interroger. »
« Et on sait qu'énormément de personnes, parce qu'elles avaient ce conflit de loyauté, ce sentiment d'appartenance à la culture allemande très fort, ont fait le mauvais choix, se sont retrouvées du mauvais côté de l'Histoire. C'est déjà très important pour moi de le savoir parce que ça m'a permis d'éclairer la personnalité de mon père, qui était un homme devenu mythomane, qui a eu beaucoup de problèmes psychologiques toute sa vie et je crois que c'est parce que lui-même n'avait jamais réussi à identifier qui était réellement son père et à connaître la véritable histoire, la véritable identité de son propre père. »
« Donc ça m'a déjà permis un certain nombre de choses importantes comme me réconcilier aussi avec mon père post-mortem puisque malheureusement il est mort il y a deux ans. Et puis de connaître moi-même un peu plus cette histoire qu'on connaît très mal en France et en Europe occidentale parce que finalement le rideau de fer nous a coupés d'une partie de notre histoire commune, qui est toute cette partie de l'Europe centrale que nous les Français on a un peu trop tendance à appeler l'Europe de l'Est ou les pays de l'Est pour aller vite parce que vous avez été si longtemps rattachés à la Russie soviétique. Donc pour moi c'est une façon aussi de renouer avec toute cette histoire qui nous a été volée finalement aussi à nous. »
Les cousins de Moravie
Vous avez également retrouvé à Zábřeh des cousins, donc des descendants du frère de votre grand-père. Êtes-vous restée en contact avec eux ?
« Oui. J'ai d'abord eu un premier contact extraordinaire et miraculeux avec une femme qui était donc la cousine de mon père et de mon oncle mais qui avait déjà un peu plus de 70 ans et qui m'a livré une grande partie du récit qu'elle connaissait de la vie de mon grand-père par son propre père qui était donc son frère et qui lui est resté toute sa vie en Tchécoslovaquie. Il est mort en 1979, donc avant la révolution de Velours. Et cette femme était extrêmement touchée aussi parce qu'elle avait toujours entendu parler de cet oncle mythique qui vivait en France, qui leur envoyait des vêtements venant de Paris quand elle était petite. Mon grand-père aussi envoyait du café, des colis pour que son frère puisse acheter du charbon, pour se chauffer. Donc il y a eu des liens par correspondance. Ils se sont quand même écrits pendant des années. Elle avait beaucoup d'anecdotes à me raconter. Malheureusement elle est décédée l'année dernière et ça a été un drame pour moi parce que j'avais l'impression d'avoir à peine renoué les liens familiaux que finalement elle disparaissait donc c'était assez triste. »
« Mais son frère, qui est un peu plus âgé qu'elle, est toujours en vie. Je suis toujours en contact avec lui. On s'écrit très régulièrement. Et il a une petite fille qui a l'âge de mon fils et qui parle très bien anglais et on communique également souvent. Et là j'ai l'intention de retourner en Moravie - ils ne vivent plus à Zábřeh - au printemps pour les rencontrer en chair et en os, parce que pour l'instant on n'a pu se parler que par vidéo.
Vanessa Springora, votre livre Le consentement avait été traduit et publié ici en Tchéquie. Est-ce que vous aimeriez voir ce livre Patronyme traduit et publié ici également ?
« Évidemment, pour moi ce serait très émouvant de voir ce livre exister et traduit en tchèque, parce que d'abord j'aimerais que cette partie de la famille ait accès aussi à cette histoire. Même si j'ai bien conscience que les Tchèques connaissent beaucoup mieux que les Français toute cette histoire de la Seconde Guerre mondiale et du rôle de la communauté allemande en Tchécoslovaquie, c'est évidemment un souhait très profond. Je crois que justement dans l'idée de cette réunification de l'Europe c'est important qu'il y ait une circulation dans les deux sens et j'espère vraiment que mon éditeur sera sensible à ce texte. Je pense qu'il est en train de le lire. »
Vous savez que votre patronyme risque d'être déformé et que sur la couverture vous pourriez être Vanessa Springorová...
« Mais écoutez, ce serait très drôle puisque tous les avatars de ce nom, et toutes ses déclinaisons aussi que j'ai découvertes du tchèque m'ont beaucoup amusée et sont évidemment très exotiques pour nous Français, puisque nous n'avons qu'un seul nom qui n'a pas toutes ces formes extrêmement poétiques. Alors oui, ça m'amuserait beaucoup ! »