Suzanne Bartosek : « Je suis à Prague chez moi »
Radio Prague vous propose aujourd'hui un entretien avec Suzanne Bartosek, veuve de l'historien tchèque Karel Bartosek, qu'elle avait rencontré en 1956 à Paris et rejoint à Prague trois ans plus tard. Elle a vécu en Tchécoslovaquie pendant près de 23 ans, avant de finalement décider de retourner en France, avec son mari et ses enfants, pour échapper au harcèlement du régime communiste. C'est dans son appartement parisien que Suzanne Bartosek nous a d'abord raconté son arrivée à Prague, à la fin des années 50.
« Au début, quand je suis arrivée en 1959... Mon dieu, j'étais jeune et amoureuse, donc pour moi tout était peut-être plus facile que ça ne l'était en réalité. Il n'en reste pas moins que petit à petit, j'ai bien compris les difficultés de la vie dans la Tchécoslovaquie de l'époque, en particulier au tout début des années 60. En 1962-63, j'avais mon premier bébé et je me souviens des queues qu'il fallait faire pour avoir ne serait-ce que quelques légumes pour lui faire une petite soupe, les queues pour la viande. Il y a eu une période très difficile au tout début des années 60 sur le plan économique puis comme vous le savez, tout au long des années 60 les choses sont devenues de plus en plus favorables, aussi bien sur le plan du ravitaillement que sur le plan des libertés d'expression et de mouvement. Il y a eu toute une période qui a été merveilleuse, jusqu'en 1968 évidemment. »
J'ai lu quelque part que vous sillioniez les rues de Prague en 2CV.
« Oui, j'ai ramené une 2CV de France en 1968, donc je sillonais les rues de Prague avec jusqu'en 1972-73, car ensuite les difficultés matérielles ont fait que nous avons dû la vendre, puisque mon mari était interdit de profession. Il a dû travailler à diverses tâches manuelles ; j'ai moi-même été renvoyée de l'école de formation de traducteurs et d'interprètes ou je travaillais. Donc la vie a vraiment changé... et on a vendu la 2CV. »Avant cela, vous étiez donc à Prague lors de ces tragiques journées, à la fin du mois d'août 1968. Quels souvenirs gardez-vous de cette époque ?
« Oh mon dieu, oui... Nous étions là et c'est à 4 ou 5h du matin que la voisine est venue frapper à notre porte pour nous dire que les chars étaient arrivés. J'en garde un souvenir terrifié... Mon mari a disparu pendant une semaine environ ; il s'est occupé en particulier d'écrire les textes du congrès extraordinaire de Vysocany. Il était en relation avec toutes les actions menées pendant cette semaine. Moi, j'étais avec trois enfants et mon petit frère de 17 ans, donc je passais mes journées à faire des queues pour avoir de quoi nourrir ces quatre enfants, car la population était complètement affolée et il n'y avait plus rien dans les magasins. Je voyais mon mari à 6h du matin, il arrivait avec une bande de copains affamés qui dévoraient toutes les réserves que j'avais faites la veille en faisant la queue toute la journée avec mes quatre enfants aux trousses. Donc c'était une période à la fois d'exaltation, parce qu'il y a une une réaction dans la population... et puis un souvenir de détresse et puis de malheur qui nous tombait dessus. »S'ensuit une période difficile dont vous parliez. Votre mari a été emprisonné plusieurs mois pendant l'année 1972. Que s'est-il passé pour vous à ce moment-là ?« Pour moi ? J'ai essayé de continuer à vivre le plus normalement possible. J'ai continué à travailler, j'étais encore dans l'immeuble du palais Spork rue Hybernska à enseigner le français dans cette école de traducteurs et d'interprètes. Je n'ai été renvoyée qu'après le procès de mon mari. Ce n'était vraiment pas facile, les enfants étaient traumatisés par l'absence de leur père, en particulier le dernier. J'ai été très entourée, par ma famille et mes amis, beaucoup de solidarité... et puis de rares lettres. Mon mari en a publié un certain nombre dans son ouvrage qui s'appelle « Le prisonnier de Bohême » (Cesky vezen). Cela a été une période de six mois seulement mais très longue à vivre, car c'est seulement le jour du procès que l'on sait que ça ne durera que six mois... »
Avez-vous essayé de faire appel aux autorités françaises à ce moment-là ?
« Oui, le procès a eu lieu début août, j'ai réussi à venir en France fin juillet. J'ai effectivement essayé de me mettre en relation d'abord avec le PCF, qui avait exprimé sa 'réprobation' - je crois que c'était le terme - par rapport à l'intervention des troupes du Pacte de Varsovie en 1968. Mais les gens du PCF, même des gens que je connaissais bien comme Georges Marchais, ont fait tout ce qu'ils pouvaient pour éviter de me rencontrer... Mais j'ai pu rencontrer François Mitterrand en personne et, donc, il y a eu effectivement une démarche de François Mitterrand directement, deux ou trois jours avant le procès, et puis certains syndicats d'enseignants se sont aussi mobilisés à propos de ce procès. »
En 1977, votre mari signe la Charte. Cinq ans plus tard vous décidez de rentrer ensemble en France. Est-ce vous qui l'avez poussé à émigrer vers Paris ?
« Non, absolument pas. Ca a vraiment été très dur pour moi de quitter ma maison, mon foyer. Toute ma vie d'adulte à l'époque, je l'avais passée en Tchécoslovaquie et c'est là que je m'étais mariée, que j'avais eu mes enfants et que j'avais ma maison, mon chez-moi. Donc je n'ai absolument pas poussé mon mari à partir mais les choses étaient devenues tout à fait insupportables. Après la signature de la Charte 77 par mon mari - qui avait été proposé comme porte-parole de la Charte, responsabilité qu'il a refusée à cause d'une grave opération des yeux - deux de mes enfants, Natacha (14 ans) et Ivan (12 ans), ont reçu un soir le cercueil de leur père alors que nous étions sortis. C'était terrifiant, le cercueil avait bien sûr été envoyé par les services de la police politique.
Notre fille Véronique était en France pour ses études mais ne pouvait retourner à Prague, son passeport tchécoslovaque ayant été saisi. Son père ne pouvait se rendre en France, la famille était déjà disloquée. Notre autre fille Natacha était régulièrement soumise à des interrogatoires et avec notre fils Ivan c'était difficile aussi. Et puis Karel avait une nouvelle inculpation pour « poburovani », incitation à l'insurrection, après les événements de Pologne... Il avait été arrêté une nuit dans Prague et fait deux ou trois jours de garde à vue. Donc les choses étaient devenues telles que la vie était insupportable à Prague. Moi j'enseignais à l'école française, donc j'étais la seule à avoir une situation qui me satisfaisait professionnellement... Nos amis français, en particulier Jean Pronteau, proche de François Mitterrand, essayaient de persuader mon mari en lui disant que la gauche allait gagner les élections de 1981 et que pour lui ce serait la possibilité de reprendre son travail d'historien.Donc on a décidé de partir, avec beaucoup de douleur. Je suis partie pour rejoindre mon poste de professeur d'histoire et géographie - ma formation initiale en septembre 1982. Ivan est arrivé en octobre, Natacha début décembre et Karel fin décembre. Ils m'ont rejointe au compte-gouttes, à la suite d'interventions en particulier du Secrétaire d'Etat aux droits de l'homme... »
Comment s'est passé ce retour et comment avez-vous vécu ces journées de 1989 et la révolution de velours de Paris ?
« C'est très difficile de vous répondre... Bien sûr on l'a vécue avec exhaltation. J'avais été pour ma part à Prague début novembre 1989 - mon mari ne pouvait pas y aller et mes enfants non plus mais j'avais eu un visa - donc j'avais vécu les premières grandes manifestations de la Toussaint et la situation dans les pays du bloc de l'Est faisait qu'on attendait... Ma fille Veronika était partie à Prague fin novembre et Karel est parti mi-décembre à Prague, donc nous avons vécu cela dans une effervescence familiale certaine et nous avons passé Noël 1989 à Prague. Ce furent de merveilleuses retrouvailles avec Prague pour mon mari, pour nous et pour nos enfants. C'est quelque chose d'indescriptible en fin de compte, je ne sais pas comment vous dire... »
Avez-vous hésité à retourner vous installer à Prague ?
« Pour ma part, j'aurais été prête à revenir vivre à Prague, oui. Parce que 1982-1989 ce n'était pas tellement long, je me sentais là-bas encore plein de racines. Mais mon mari n'en a pas eu le désir. Il n'avait pas l'ambition comme certains de ses amis de briguer des responsabilités politiques. Il avait eu l'énorme satisfaction de redevenir en France un historien à part entière, au CNRS, et il a désiré rester en France tout en allant travailler régulièrement à Prague dans les archives qui se sont ouvertes rapidement. »
Alors justement, votre mari a publié en France plusieurs livres dont un en 1996 qui concerne ces archives intitulé « Les aveux des archives Paris-Prague-Paris » et qui a créé une certaine polémique à Paris. Est-ce que cette polémique a été un moment particulièrement difficile ?
« Je voudrais préciser une chose très importante : c'est la maison d'édition qui a imposé le titre, ça se passe comme ça en France, donc ce n'était absolument pas le fait de mon mari. J'ai beaucoup travaillé sur le livre avec lui, puisque je l'ai traduit avec lui... »
Petite précision pour les auditeurs : Le titre « Les aveux des archives » faisait écho au livre d'Arthur London intitulé « L'aveu » et adapté à l'écran par Costa Gavras.
« Oui, donc il y a eu cette polémique, mais je pense que mon mari a été très soutenu par ses collègues historiens. Il y a eu immédiatement après l'article assassin dans Le Monde d'[Alexandre] Adler une réaction du directeur de l'Institut du Temps Présent, François Bédarida, dans Le Monde du lendemain. Il y a eu une réaction de Marc Lazare, qui est le meilleur historien du communisme en France actuellement, du communisme italien en particulier mais pas seulement. Et il y a eu une lettre écrite et signée par la grande majorité des historiens du Temps Présent pour le soutenir. Donc ça a été quelque chose d'extrêmement troublant, nous n'attendions pas une polémique de ce genre mais le fait d'avoir mis le nez dans les archives de Prague inquiétait beaucoup de monde parce qu'il y avait à l'époque et il y a encore beaucoup de gens dont des proches se sont engagés au service du Komintern et des services soviétiques d'une façon qui n'est pas encore bonne à dire. Enfin c'est un très beau livre dont nous sommes fiers et c'est ça qui compte. »Aujourd'hui vous vivez à Paris, retournez-vous régulièrement à Prague ?
« Depuis le décès de mon mari [en 2004], je vis à Prague à peu près un tiers de mon temps. C'est mon monde familier, j'y suis chez moi. »