Suzanne Renaud : « Votre affection, lumière dans l’exil… »
Née en France et empreinte de culture française, la poétesse Suzanne Renaud (1889-1964) a fini par être séparée de son pays et de sa famille française par l’histoire mouvementée du XXe siècle. Elle a suivi son mari Bohuslav Reynek pour partager sa vie pleine d’épreuves et de moments difficiles dans une ferme isolée du plateau tchéco-morave. Elle lui donne deux fils, Daniel et Jiří, et lui restera fidèle jusqu’à la fin de ses jours, mais la France et ses parents français ne cesseront de lui manquer. Elle cherche donc à entretenir et à raviver les liens avec sa patrie par la correspondance. Les lettres, que l’exilée de la ferme de Petrkov a envoyées à sa nièce et à d’autres parents français, ont été publiées en 2014 en édition bilingue, française et tchèque, sous le titre Lettres à Suzon. Nous avons évoqué la personnalité attachante de l’auteure de cette correspondance avec notre collègue Magdalena Hrozínková qui a traduit les lettres de Suzanne Renaud en tchèque.
Les lettres de la tente Zozotte
Le livre Lettres à Suzon réunit la correspondance de Suzanne Renaud de la période allant de 1947 à 1963. A qui Suzanne Renaud adressait-elle ces lettres et pourquoi les éditeurs du livre ont-ils décidé de publier justement cette partie de sa correspondance ?« La correspondance a été éditée par l’association Romarin - Les amis de Suzanne Renaud et Bohuslav Reynek. Cette association a été fondée et elle est dirigée par Annick Auzimour qui a le grand mérite d’avoir promu et de promouvoir encore l’œuvre du couple Reynek en France. Elle a publié un tas de livres, l’œuvre poétique complète de Suzanne Renaud, entre autres. Le livre réunit 45 lettres principalement adressées par Suzanne Renaud à sa nièce Suzanne, fille ainée de sa sœur Marcelle. On y retrouve aussi quelques lettres de sa nièce Magali, qui était plasticienne et qui a accompagné le livre par ses dessins. En fait, c’est grâce à Magali que le livre a pu être édité parce que Magali a conservé les lettres de Suzanne Renaud. Ses lettres, ses réponses, et aussi quelques réponses de sa sœur Suzanne ont été retrouvées, il n’y a pas longtemps, dans le grenier de la maison de Petrkov. On y retrouve aussi quelques lettres de Bohuslav Reynek adressées à la famille de sa femme. J’ai eu beaucoup de plaisir à traduire aussi ses lettres qui sont évidemment différentes de celles de Suzanne Renaud. »
Quels sont les grands thèmes de ces lettres ? Dans quelle mesure reflètent-elles la vie de tous les jours de Suzanne Renaud mais aussi sa vie intime, sa vie intérieure ?
« Je pense que justement sa vie intime, sa vie intérieure est au cœur de ses lettres, que c’est le grand thème de cette correspondance. Suzanne Renaud se confie à sa nièce, lui raconte les difficultés de la vie à Petrkov et aussi ses petites joies. Il est beaucoup question de musique, de littérature, de livres et de journaux que sa famille française lui a envoyés. »Qu'est-ce que ces lettres nous disent de la création de Suzanne Renaud, de sa poésie pendant cette période ?
« La période de 1943 à 1953 est une période de silence dans l’œuvre poétique de Suzanne Renaud. Elle n’a pas beaucoup écrit, elle s’est surtout consacrée à la traduction de poèmes tchèques, de ballades populaires. Ces poèmes ont été ensuite publiés en France mais seulement dans les années 1990. Elle a écrit son dernier recueil de poésies, ‘Victimae Laudes’, en réaction aux accords de Munich qui l’ont choquée au début de la Deuxième Guerre mondiale. Après, il y a eu une création plutôt intimiste qui n’a pas été publiée. Les poèmes qu’elle a créés pendant les dernières années de sa vie n’ont été publiés en France qu’après la chute du communisme. »
Une famille isolée derrière le rideau de fer
En lisant ces lettres on est frappé par le dénuement dans lequel la famille Reynek devait vivre à cette époque-là et aussi par la modestie extrême des échanges entre Suzanne Renaud et sa famille française. Une carte postale est considérée comme un grand cadeau, l'envoie d'un disque est un événement. Quelle était la situation matérielle de la famille Reynek ?
« La situation matérielle de la famille était mauvaise. Je crois que même si Suzanne Renaud y fait allusion dans ses lettres, elle est un peu gênée devant ses parents français de décrire sa situation, la situation précaire de sa famille. On sait que la ferme de Petrkov a été étatisée, Bohuslav Reynek et son fils Jiří travaillaient comme ouvriers, ils s’occupaient de cochons. Daniel Reynek, lui, travaillait comme chauffeur professionnel. Suzanne Renaud écrit dans ses lettres : ‘Tout ce qui vient du pays est une consolation pour l’exilé’, mais là, évidemment, elle pense aux livres et aux disques de musique. La famille lui envoyait du thé et du café, des graines de fleurs et de légumes aussi, ce qu’elle appréciait beaucoup. Elle dit aussi en plaisantant un peu : ‘La moindre offrande sera reçue avec reconnaissance’. Voilà la situation de la famille Reynek. »Nous savons que la famille Reynek a beaucoup souffert sous le nazisme et aussi sous le régime communiste. Ces épreuves et la situation politique en générale se reflètent-elles dans cette correspondance ? Dans quelle mesure Suzanne Renaud était-elle obligée de pratiquer l'autocensure ?
"Novembre a été charmant, cette année avec ses soirs couleurs de bouvreuil ; gorge de braise, ventre de fumée, ailes de cendre, tête de nuit..."
« La situation politique, elle ne l’évoque pas directement dans ses lettres. Elle parle plutôt du désespoir, du dégoût général, de ses dépressions, donc on sent bien que c’est lié au climat politique de l’époque. Mais je ne crois pas qu’elle soit obligée de pratiquer l’autocensure. Elle est très sincère dans ce qu’elle dit. Elle s’inquiète beaucoup par exemple pour ses deux fils quand ils étaient obligés de faire leur service militaire. Elle n’évoque pas directement la situation politique dans ses lettres. Je crois aussi que la famille Reynek s’est isolée intentionnellement dans sa maison qui a été pour elle un refuge pour pouvoir survivre. »
La force dans la foi
On se rend compte en lisant ces lettres que Suzanne Renaud ne s'est jamais tout à fait habituée à la vie en Bohême. Bien qu'elle n'aime pas se plaindre, elle se plaint quand même assez souvent du climat rude et les hivers de Petrkov lui semblent interminables. Par contre elle apprécie beaucoup ses amis tchèques et elle admire les monuments et les paysages tchèques. Dans quelle mesure a-t-elle réussi à s'intégrer dans le milieu culturel tchèque ?
« Je ne sais pas si Suzanne Renaud a cherché à s’intégrer. Il me semble qu’elle a surtout voulu conserver et entretenir les liens avec la France. Evidemment, elle fréquentait les amis tchèques des Reynek, des artistes et des écrivains. Certains noms sont évoqués dans ses lettres, par exemple le calligraphe Bedřich Jedlička, le peintre Ota Janeček, qui a illustré le recueil de poésies pour enfants de František Halas, qu’elle a d’ailleurs traduit en français. Donc, il y a avait beaucoup de gens qui venaient à Petrkov, souvent des visites d’étudiants et de jeunes qui venaient dans les années 1960. Elle a appelé ces visites des ‘chenilles processionnaires’. Evidemment, elle fréquentait aussi des Français, par exemple des diplomates qui étaient à Prague et lui faisaient parvenir des livres. Il y avait des cercles d’amis des Reynek qu’elle a beaucoup appréciés, mais je ne sais pas si elle s’est vraiment intégrée dans le milieu culturel. »Dans les moments les plus difficiles Suzanne Renaud se refugiait dans sa foi chrétienne. La foi était sans doute la source de sa force intérieure. Comment cette foi profonde et revigorante se manifeste-t-elle dans ses lettres ?
« Suzanne Renaud dit dans une de ses lettres qu’elle admire beaucoup la foi ferme et patiente de son mari Bohuslav Reynek. Mais je crois que sa foi était aussi ferme et patiente. Elle dit souvent qu’elle prie, qu’elle ne demande que du courage et de la force pour surmonter les difficultés de sa vie. Elle a adressé beaucoup de lettres à sa famille avant Noël et avant Pâques. On rencontre assez souvent ses vœux et ses souhaits dans ses lettres. Quand elle parle de sa foi, c’est toujours avec des images poétiques, par exemple :
‘…on se demande ce qu’on emportera de la vie de ce monde : quelques grains de prière et de charité, la rosée de quelques bonnes larmes, cela tiendrait dans le creux de la main… Mais après tout c’est peut-être seulement cela que Dieu nous demande’.
Il m’arrive de penser à elle
Les lettres de Suzanne Renaud ont été écrites il y a un demi-siècle. On n’a pourtant pas l’impression qu’il s’agit de documents d’archives. Leur ton et leur style restent étonnamment vivants et naturels. Elles nous permettent d’entrer dans l’intimité d’une femme étonnante et admirable. Qu'est-ce que la lecture et la traduction de cette correspondance t'a donné personnellement ?
« En traduisant ces lettres je me sentais très proche d’elle. C’était une situation assez étrange pour moi parce qu’à l’époque où je traduisais ces lettres, j’étais assez éloigné de la radio. Mon fils cadet venait juste de naître, il n’avait que quatre mois, donc j’ai pu me plonger complètement dans ce travail pendant lequel j’ai été beaucoup soutenue et aidée par Annick Auzimour, je voudrais le souligner. Quand vous vivez d’une manière intense avec quelqu’un en lisant sa correspondance, ce qui est quand même quelque chose de très intime, vous vous sentez forcément très proche de cette personne. J’ai eu même l’impression d’entendre parfois sa voix en lisant en boucle ses lettres. Donc Tante Zozotte, comme elle signe parfois ses lettres, m’est devenue très proche.Il y autre chose encore. Sa nièce Suzon, on n’a pas encore parlé d’elle, était à l’époque mère de trois petits enfants. Je crois qu’elle leur consacrait beaucoup de temps et avait très peu d’espace de vie pour elle-même, ce dont elle rêvait peut-être. Donc, elle se sentait un peu frustrée, je crois, et Suzanne Renaud la console beaucoup dans ses lettres et lui conseille au niveau de l’éducation. Suzanne Renaud avait beaucoup de tendresse pour ses deux fils, ce qui m’est proche aussi, parce que j’ai deux fils également. Avec un ton maternel, elle encourage sa nièce. Elle lui dit que ce qu’elle fait quand elle s’occupe de ses enfants, c’est un grand mérite et qu’elle devrait en être fière. Donc moi, je me suis retrouvée un peu aussi, avec mes enfants, dans ce rôle, dans le personnage de Suzon.
Le livre a paru en 2014, à l’occasion du 50e anniversaire de la mort de Suzanne Renaud et même aujourd’hui, il m’arrive de penser à elle à des moments où je ne m’y attends pas du tout. Par exemple, elle raconte dans une de ses lettres à Suzon qu’elle a rendu visite à l’Enfant Jésus de Prague dans sa jolie église baroque toute recueillie à l’ombre de marronniers roses. Et il m’est arrivé, il y a quinze jours, de passer en tram à côté de cette église et quand j’ai vu les marronniers roses qui y sont toujours et qui étaient en fleur, j’ai tout de suite pensé à Suzanne Renaud et je me suis dit : ‘Tiens, il y a plus de soixante ans, Suzanne Renaud se promenait ici et avait la même image devant les yeux.’ »