Svoboda : bientôt une BD française sur la légion tchécoslovaque en Russie
A Prague, il existe le Pont des Légions. Une rue qui porte le nom de Zborovská, évoquant, pour qui le sait, une célèbre bataille à Zborov, en Russie pendant la Première Guerre mondiale. Un bâtiment à l’architecture étrange, dite rondo-cubiste, s’appelle encore Legionářská Banka, la Banque des Légions. Ces légions, ce sont ces corps d’armée tchèques et slovaques à l’étranger pendant la Première Guerre mondiale. Il y en eut en France qui combattaient du côté des Alliés contre l’Allemagne et l’Autriche. Et puis il y en eut aussi en Russie, un épisode moins connu et complexe et pourtant décisif pour la création du futur Etat tchécoslovaque. Récemment, un écrivain écossais James Meek a mis en scène ces légionnaires tchécoslovaques errant en Sibérie dans son roman Un acte d’amour. Mais cet épisode a également séduit le Français Kris, scénariste de bande-dessinée et passionné d’histoire. Il prépare avec son comparse dessinateur Jean-Denis Pendanx une BD en neuf volumes intitulée Svoboda (Liberté ), sorte de carnet de guerre d’un légionnaire tchèque. Derrière ce projet, un long travail de recherche.
Ça a donc appuyé en faveur de la création de la Tchécoslovaquie...
« C’est vraiment du donnant-donnant. La légion tchèque en France c’est à peine 4 000 soldats. Ils ont eu plutôt un rôle symbolique de présence auprès des Alliés qui a appuyé la création du futur Etat tchécoslovaque. Mais le vrai argument militaire aux mains de Masaryk, c’est ces 70 000 belous au beau milieu de la Russie. Ça permet de garder un front à l’Est dans un premier temps quand la Révolution fait se déliter l’armée russe. Puis, quand la paix est signée avec l’Allemagne, ils restent là pour essayer de tuer la Révolution bolchévique dans l’œuf et ça donne de nouveaux arguments en faveur de la Tchécoslovaquie. C’est là où je suis surpris qu’en France cette histoire-là ne soit pas du tout connue, qu’il n’y ait pas un chercheur, anglais, français qui ait fait une synthèse dessus. A ma connaissance il n’y en a pas. »Comment avez-vous découvert cette histoire de la légion tchécoslovaque en Russie ?
« Comme souvent pour les grandes histoires, c’est complètement par hasard. Je cherchais de la documentation sur les trains blindés, pour un autre récit qui n’avait absolument rien à voir. J’ai trouvé un livre d’occasion sur l’histoire des trains blindés. Je l’ai acheté car il y avait beaucoup d’iconographie. En regardant le sommaire, il y avait un chapitre sur les trains blindés tchèques. Ça m’a interpellé car je n’imaginais pas que les Tchèques en aient eu. Ce chapitre était une double page où il y avait une photo de ces légionnaires tchèques prise en Sibérie, entre 1918-1919 et qui évoquait cette histoire en une dizaine de lignes. Comme je ne la connaissais pas du tout, que les trains me fascinaient déjà, la Sibérie et la Russie aussi, ça m’a intrigué. Je me demandais ce que faisaient ces légionnaires tchèques au beau milieu de la Russie en 1918. »Rappelez-nous exactement ce que faisaient ces Tchèques, et ces Slovaques puisqu’il y en avait aussi, au beau milieu de la Sibérie, notamment après la Première Guerre mondiale ?
« Ils sont nommés en général, ‘Tchéco-Slovaques’. On trouve rarement ‘slovaques’ tout seul, mais on trouve souvent ‘tchèques’. Néanmoins ils sont surtout désignés comme ‘Tchéco-Slovaques’ déjà à ce moment-là. Ce sont pour la plupart des soldats de l’Empire austro-hongrois, mobilisés en 1914 pour combattre les Russes. Assez rapidement, ils se sont rendus aux armées tsaristes. A partir de 1915, il y a toute une vague de désertion, des régiments entiers qui passent avec armes et bagages du côté russe. Principalement parce que parmi eux il y a beaucoup de nationalistes tchèques et slovaques. Il y a deux tendances : une tendance républicaine qui regarde plutôt vers la France et qui rêve d’une république tchécoslovaque et une tendance monarchiste qui rêve d’un Romanov installé sur le trône de Bohême. »
Par opposition aux Habsbourg...
« Voilà. Donc ils se rendent aux ennemis de l'Empereur. Mais ils demandent très rapidement au Tsar de les armer, pour rejoindre l’armée russe, ce que ce dernier refuse pendant deux ans. Il a ses propres minorités et regarde les Tchèques d’un œil méfiant. De plus, il y a apparemment, il y a une opposition très forte de la Tsarine qui est d’origine allemande et qui déteste les Tchèques. Du coup, ces hommes qu’on évalue à entre 50 et 100 000 selon les sources, passent deux ans en camp en Ukraine. C’est au moment où éclate la Révolution de Février, celle des Mencheviks que Kerenski décide de créer un corps d’armée tchèque et de l’intégrer à l’armée russe, parce qu’il en a beaucoup besoin à ce moment-là, ladite armée se délitant véritablement au printemps 1917. Ils y sont donc incorporés et remportent la dernière bataille victorieuse sur le front de l’Est, à Zborov, en juillet 1917. Pour le compte des Russes, ils battent les armées austro-hongroises. Mais la deuxième Révolution russe éclate, celle des Bolchéviks, et très vite, ceux-ci vont vouloir faire la paix avec les Allemands et les Autrichiens. Du coup, les Tchèques se retrouvent coincés en Russie. Ils ne peuvent pas rentrer chez eux car ils seraient considérés comme des traîtres. Ils ne peuvent pas non plus quitter le pays en prenant la route la plus courte, celle à l’Ouest, puisqu’ils sont bloqués par les troupes allemandes. Ils décident donc de partir vers l’Est jusqu’à Vladivostok pour prendre le bateau et rejoindre au départ soit la France pour continuer à se battre sur le front Ouest, soit pour rentrer chez eux et faire la révolution dans leur pays. »C’est une véritable aventure... Vous avez donc l’intention de réaliser une BD sur cette histoire, en neuf volumes, qui s’appellerait Svoboda, Liberté en tchèque. Comment est-ce que vous travaillez ? Vous écrivez le scénario et un dessinateur s’occupe des planches...« Oui, il y a déjà eu deux ans de recherches historiques. Là, le gros est fait, mais ça va continuer pendant toute la durée du travail. A partir de maintenant, je commence à vraiment écrire l’histoire de ces neuf volumes. On commence avec un événement fondateur, en mai 1918, avec l’incident de Tcheliabinsk. Les soldats tchèques en route pour Vladivostok, se heurtent à des prisonniers hongrois qui rentrent chez eux depuis la Sibérie suite aux accords de paix entre Bolchéviks et Allemands. Il y a un incident, un mort chez les Hongrois. Des Tchèques sont emprisonnés par les Bolchéviks et la Légion attaque la ville de Tcheliabinsk pour libérer leurs prisonniers. A partir de cet événement fondateur, Trotski les déclare hors-la-loi. Les Tchèques entrent alors vraiment en résistance, comprennent qu’il va falloir sortir de ce pays le plus vite possible. Manque de chance, leur aventure va encore durer trois ans ! L’histoire de Svoboda les prend à ce moment-là et raconte ces trois ans de fuite et de lutte au beau milieu du chaos de la guerre civile russe. »
Neuf volumes, cela veut-il dire que vous couvrez aussi la période de retour en Tchécoslovaquie ?« Non, ça s’achève sur le retour. Par contre, en flashbacks on va traiter de la période précédente, en 1914 lors de la mobilisation, puis quand ils se rendent aux Russes, puis leur vie dans les camps en Ukraine. On peut aussi noter que le personnage principal commence à raconter cette histoire au moment des accords de Munich, presque vingt ans après et la conclura, au final, lors de l’arrivée des troupes hitlériennes à Prague. Ça a évidemment son importance dans le scénario… Mais bon, on va surtout raconter les trois ans de leur vie en Russie entre 1917 et 1920. On a déterminé neuf périodes assez différentes. Le premier volume s’attache surtout à l’incident de Tcheliabinsk. Le deuxième volume c’est la fuite vers Vladivostok. Ils s’emparent de l’ensemble du Transsibérien pendant l’été 1918. Là, ils pensent pouvoir rentrer mais il n’y a pas de bateau au bout. Les Alliés leur demandent de rester en Russie pour continuer d’avoir un front à l’Est. Du coup, le troisième volume les prend à l’automne-hiver 1918 lorsque la routine s’installe. Ils sont bloqués et savent que ça va durer un moment. Ensuite ils sont envoyés à Arkhangelsk, qui est quand même à l’opposé de Vladivostok sur la côte nord ! Lors de ce voyage, ils manquent d’ailleurs de capturer Trotski. Au final, les Alliés qui ont également débarqué à Arkhangelsk repartent sans eux et leur disent de retourner à Vladivostok ! »
Vous-même avez emprunté le Transsibérien récemment dans le cadre d’un voyage qui a embarqué plusieurs dizaines d’écrivains français à travers la Russie. C’était une sorte de plongée dans l’univers de ces légions aussi, même si c’était en mai et donc sans doute plus supportable côté météo. Qu’est-ce que vous avez retiré de ce séjour ?« Ce n’est évidemment pas du tout les mêmes proportions. Eux ont vécu pendant trois ans dans des conditions difficiles, moi j’ai été en Russie pendant trois semaines dans des conditions agréables puisque c’était un voyage officiel. Ça permettait déjà de voir les paysages qu’ils ont traversés, mais aussi de prendre conscience de plein de petites choses qui se passent dans le train. Des choses toutes bêtes, par exemple le roulis des wagons. Quand on passe plusieurs jours d’affilée dans un train, surtout un train comme le Transsibérien, et qu’on met les pieds à terre, on tangue. C’est comme le bateau, on a la tête qui tourne et la démarche pas très assurée. Ce sont plein de petites choses de la vie qui vont me permettre de mettre plus de quotidien véritable dans le récit car c’est ce qui m’intéresse avant tout, leurs petites aventures au quotidien. »
C’est un monde à part, le train, puisqu’on vit confiné tout en se déplaçant...
« Oui, on prend conscience de la promiscuité, des efforts qu’on doit faire pour pouvoir vivre en communauté. Nous, on était une vingtaine par wagons et vous devez faire des efforts tout le temps parce que sinon, si chacun ne pense qu’à soi, au bout de deux jours, tout le monde se tire dessus ! Alors j’imagine ces légionnaires pour qui le voyage a duré trois ans... Au début, il y a dû y avoir une forme d’exaltation, du type ‘on rentre chez nous !’ mais petit à petit quand la routine s’installe ainsi que l’absence de perspectives, j’imagine à quel point ça a dû être difficile. Or, d’après tous les témoignages qu’on a pu lire, ce corps d’armée tchèque est resté extrêmement soudé et solidaire. »
Comment ces légions ont-elles été accueillies en Tchécoslovaquie à leur retour ?
« Je le sais assez mal, ça fait partie des choses que je dois encore fouiller. Mais il me semble, d’après mes premières lectures, que ces légionnaires sont un peu les oubliés de l’histoire. C’est principalement grâce à leur action que les représentants tchèques auprès des Alliés ont pu obtenir la création de l’Etat tchécoslovaque, en se servant de cette force militaire pour appuyer leurs revendications. Sauf que les légionnaires ne sont rentrés, eux, qu’en décembre 1920 ! Et à ce moment-là, la Tchécoslovaquie est créée depuis un bon moment, les postes des fonctionnaires distribués en grande partie, les terres des nobles autrichiens aussi. Même l’armée tchécoslovaque existe désormais, et sans eux ! »Les légionnaires arrivent quand la fête est finie...
« Un peu... Ils sont évidemment revenus en héros. J’ai des photos d’un grand défilé à Prague... Mais visiblement il y a eu des tensions entre ces légionnaires et l’armée tchécoslovaque formée de ceux qui avaient combattu à l’Ouest et de nouvelles recrues. L’un des principaux généraux de la légion, Radola Gajda, deviendra d’ailleurs fasciste dans l’entre-deux guerres, mais sur le modèle mussolinien plus que celui d’Hitler qu’il finira par combattre à partir de 1939. Ça montre aussi la dérive de certains d’entre eux qui ne trouvent pas leur place dans la République tchécoslovaque qu’ils avaient pourtant contribué à créer. Mais ça reste à fouiller, et comme c’est un événement méconnu, il va me falloir l’appui d’historiens tchèques et slovaques pour ne pas raconter trop de bêtises. »Les deux premiers volumes de Svoboda devraient paraître au printemps 2011 à raison de deux volumes par an. Affaire à suivre... En attendant, Kris est preneur de toute information complémentaire sur les légionnaires lui permettant d'affiner ses recherches et la véracité de son récit. Toute information est à envoyer à l'auteur de cet entretien ou à la rédaction de Radio Prague qui fera suivre.
Toutes les planches dessinées par Jean-Denis Pendanx ont été gracieusement fournies en exclusivité par Kris.