Tchétchénie : Manon Loizeau raconte l'histoire d'une guerre larvée
Récompensé au festival sur les droits de l’homme FIFDH, le film « Tchétchénie, une guerre sans traces », qui dresse le portrait d’un pays en proie à la terreur après des années de guerre, était également projeté dans le cadre d’un événement majeur du même type à Prague, le festival Jeden Svět, dont la 17e édition vient de s’achever. Sa réalisatrice, Manon Loizeau était présente dans la capitale tchèque et s’est exprimée au micro de Radio Prague. La journaliste évoque d’abord Ramzan Kadyrov, président de la Tchétchénie depuis 2007 avec la bénédiction de Vladimir Poutine.
D’où vous vient votre tropisme pour la Tchétchénie ?
« C’est plutôt un tropisme russe à l’origine, puisque j’ai commencé le russe à treize ans, j’ai fait énormément de voyages là-bas et j’ai vécu dix ans à Moscou. Quand j’avais vingt ans je suis allé m’installer à Moscou, et j’ai travaillé pour Le Monde et la BBC. C’était le début de la première guerre de Tchétchénie, donc je me suis retrouvé plongé dans ce conflit dans le Caucase. Je pense que pour tous les correspondants c’était la même chose, avec la deuxième guerre de Tchétchénie, celle-ci est devenue omniprésente. J’ai alors découvert les traditions de ce peuple du Caucase, qui est fascinant.
C’était une guerre compliquée pour les journalistes parce qu’on n’avait pas le droit de travailler avec l’armée russe, donc on était avec les populations, et ça a été d’une violence inouïe, avec plus de 150 000 civils tués. »
Est-ce que le titre du film, "Une guerre sans traces", fait référence à ce dont vous parlez, une guerre larvée, ou est-ce que ça fait référence au fait qu’il n’y ait plus de traces des guerres du passé, qui ont été effacées ?
« C’est les deux. Je voulais faire un film sur l’effacement. L’effacement de la mémoire d’une guerre c’est quand même rare, dans les conflits récents. Que ce soit pour la Yougoslavie ou le Rwanda, il y a un travail de mémoire et on se souvient des morts. Certaines personnes sont même jugées. Evidement en Russie personne n’a pas espéré que les généraux russes soient jugés, mais là on en est à l’interdiction même de se souvenir qu’il y a eu une guerre. L’interdiction de la mémoire, c’est l’interdit poussé à l’extrême. La déportation de leur peuple est une date fondamentale pour tous les Tchétchènes quelques soient les clans. C’était un ciment identitaire que Kadyrov a fait disparaitre.
C’est complétement vertigineux, c’est comme si on voulait créer une nouvelle société, mais c’est d’autant plus vertigineux quand on connait les Tchétchènes, quand on connait leur histoire, durant laquelle ils ont toujours été ce chardon, qui a toujours dérangé, autant les tsars que le Kremlin, parce qu’ils étaient toujours, dans leur identité, ces montagnards qui se battaient pour leur indépendance. Mais aujourd’hui c’est fini. Finalement l’attelage Poutine-Kadyrov a réussi à ça.
Une guerre sans trace c’est donc l’effacement, et c’est aussi, en tout cas comme je l’ai ressenti, une guerre sans front, et une guerre d’un peuple avec lui-même. »
Dans quelles conditions vous avez effectué ce tournage ?
« Ça a été très compliqué, parce que notre souci prioritaire était de ne pas mettre en danger les gens. Autant les gens qui préparaient le film avec moi, qui m’aidaient, les fixeurs, que les gens qui nous parlaient. Sur un an on a fait douze voyages, avec trois chefs opérateurs différents, certains accrédités pour d’autres médias. Je pense qu’on a eu beaucoup de chance. A la base, tous mes amis tchétchènes m’avaient dit que je ne pourrais pas faire de film, que ce n’était pas du tout comme la guerre, que personne ne me parlerait car les gens ont beaucoup trop peur.
J’avais été un peu prévenue et j’ai vite vu pourquoi. Au bout de trois-quatre jours, nous étions déjà sur la touche. On logeait chez l’habitant mais des gens ont dû nous dénoncés, car nous avions des Russes qui nous prenaient des photos. Il n’y a pas beaucoup de Russes là-bas. Il fallait donc qu’on parte dans la nuit. C’était cela en permanence donc pour les nerfs, c’était un peu usant.
En même temps, j’avais quand même beaucoup pratiqué la Tchétchénie, en me cachant des Russes aux check-points, etc… Mais là, c’est beaucoup plus dangereux, car tout se sait. Les Russes savaient moins de choses que les gens de Kadyrov, parce que ce sont des clans, ce sont des familles. C’est beaucoup plus dangereux finalement aujourd’hui pour les gens qui acceptent de nous parler.
Et puis à l’époque où je filmais il n’y avait pas Youtube, il n’y avait pas tout de suite le film qui allait pouvoir être vu par les hommes de pouvoir. Ce qu’on a réussi à faire, c’est essentiellement grâce au Comité contre la torture, qui est une ONG avec des Russes qui se bat contre le régime en poursuivant les dirigeants pour des cas de torture de manière assez incroyable, en se basant sur la constitution russe. Ils sont eux-mêmes russes, c’est d’ailleurs pourquoi ils peuvent travailler là-bas. Juste avant Noël, à la fin du film leurs locaux ont été incendiés donc on n’est pas sûr que ça dure, mais eux nous ont permis de rencontrer des gens dans leurs locaux. On filmait également à l’intérieur des maisons. Tout ce qu’on a filmé en extérieur, même la ville (où l’on se faisait évidemment très vite repérer), on l’a fait aux moments de manifestations pro-Kadyrov, ou lors de meetings où Kadyrov se montrait en public. Pour cela j’avais un caméraman qui vivait à Moscou, qui est accrédité média de news. »