Théâtre : Milena Jesenská propose ses recettes de vie

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« Studio Hrdinů » (« Le Studio des héros » en français) est un théâtre créé en 2012 et situé dans le quartier pragois de Holešovice. Chaque saison, il propose deux premières. En septembre 2013, Kamila Polívková et Simona Petrů ont ainsi inauguré leur spectacle « Les recettes de Milena », qui fait référence au personnage de Milena Jesenská, connue surtout pour avoir été la destinataire des lettres de Franz Kafka.

Le Studio Hrdinů est un nouvel espace artistique qui accueille non seulement des pièces tchèques, mais aussi des projets ad hoc internationaux ainsi que des festivals. En mars, le théâtre a également été investi par Frédéric Cherboeuf et Guillaume Désanges. Les deux cousins français y ont présenté leur spectacle dédié à Marcel Duchamp et organisé en forme de procès intenté par l’Histoire de l’art à cet artiste non conventionnel. Plus généralement, c’est le caractère non conventionnel qui relie tous les projets de Studio Hrdinů et qui imprègne également la nouvelle pièce « Les recettes de Milena ». Mais avant d’évoquer celle-ci plus en détail, nous avons interrogé Jan Horák, le directeur artistique de Studio Hrdinů, pour en savoir plus sur la genèse de cet espace et de la troupe qui l’anime :

« Dans le passé, j’avais fondé et dirigé le théâtre situé à la galerie d’art contemporain de Meet Factory. Mais je l’ai quitté parce que ma conception du théâtre différait de celle du propriétaire des lieux. J’ai ensuite postulé pour diriger un autre théâtre pragois, Komedie, avant finalement d’être approché par le metteur en scène Dušan Pařízek, intéressé par mon projet artistique et qui m’a proposé un support technique. A ce moment-là, j’ai demandé aux représentants de la Galerie nationale d’animer l’espace qui se trouve au sous-sol du Palais de Veletržní à Prague. Le lieu nous a donc été conféré en 2012. »

Jan Horák,  photo: Martin Melichar,  ČRo
L’espace se présente comme un « studio » pour signaler l’étendue des activités qui dépassent le cadre d’un théâtre classique. L’appellation « hrdinů » (des héros) peut apparaître prétentieuse, comme l’admet Jan Horák. Mais il ajoute que le nom fait tout simplement référence au nom du boulevard qui longe le bâtiment abritant le studio et qui s’appelle « Dukelských hrdinů » (« Des héros de Dukla »).

Le thème transversal de la dramaturgie de Studio Hrdinů porte sur la recherche de la place de l’artiste dans la société. Et c’est dans ce cadre que s’intègre la pièce « Les recettes de Milena » que Jan Horák présente ainsi :

«‘Les recettes de Milena’ a connu sa première lors de notre deuxième année d’existence. La pièce est révélatrice du style artistique de notre ensemble. Il s’agit d’une rencontre fictive d’une mère et de sa fille, de Milena Jesenská et d’Honza Krejcarová, qui étaient dans l’impossibilité de se rencontrer dans la vie réelle en raison de la mort prématurée de Milena Jesenská dans un camp de concentration. Mais elles auraient certainement beaucoup eu à partager, car toutes deux ont été confrontées à des régimes totalitaires. Nous avons également trouvé des parallèles dans leurs attitudes vis-à-vis des relations amoureuses ainsi que dans leur mode de vie émancipé. Par exemple, Honza Krejcarová a poussé à l’extrême son mode de vie à l’écart de la société. Elle a néanmoins inspiré de nombreux artistes comme Egon Bondy ou Bohumil Hrabal. »

'Les recettes de Milena',  photo: Jan Dvořák / Studio Hrdinů
L’unique coulisse sonore du spectacle « Les recettes de Milena » (Mileniny recepty) a été composé par le duo DVA. La pièce est le fruit de la coopération entre la metteuse en scène et scénographe Kamila Polívková de Studio Hrdinů et la metteuse en scène Simona Petrů basée, elle, au Cabinet des muses (« Kabinet múz ») à Brno. Kamila Polívková explique tout d’abord le choix du nom de la pièce :

« Sur la scène, aménagée en cuisine, se retrouvent Milena et Honza, deux personnages inspirés de personnes ayant réellement existé : Milena Jesenská et sa fille Honza Krejcarová. Nous avons choisi ces coulisses de cuisine à partir d’un détail de la vie de Milena Jesenská. Elle était une journaliste influente et une des premières étudiantes du lycée pour filles Minerva à Prague, mais son livre le plus vendu s’appelait ‘Les recettes de Milena’. Elle a publié ce recueil de recettes bien qu’elle n’avait encore jamais vraiment cuisiné auparavant. Par contre, il faut dire que, en comparaison avec sa fille Honza, Milena Jesenská était une chef-cuisinière, même si ses articles dans les journaux de mode comme la publication de ces recettes ont surtout été motivés par la nécessité d’une survie matérielle. »

Milena Jesenská,  photo: ČT24
Le spectacle met en scène une rencontre imaginaire entre une mère et sa fille. Elle est imaginaire, car Milena Jesenská est décédée au camp de concentration de Ravensbrück en 1944 quand sa fille avait seize ans. Ainsi, le théâtre permet la tenue de ce dialogue autrement impossible sur leurs expériences respectives. La cuisine devient un lieu de partage de recettes de vie, de conflits d’opinion et de confrontations. La pièce ne présente pas un récit biographique linéaire. Kamila Polívková explique la démarche adoptée par les deux metteuses en scène :

« Après avoir étudié les documents authentiques de l’époque et les œuvres de nos deux protagonistes, nous avons sélectionné plusieurs sujets qui nous semblaient avoir un lien avec nos vies et susceptibles donc de toucher le public. Nous avons voulu construire une sorte de trace émotionnelle de ces femmes à partir de leurs écrits. »

Les deux femmes sont des personnages forts. Leur regard non conventionnel sur le monde s’inscrit dans les deux époques différentes dans lesquelles elles ont vécu. Milena Jesenská s’est imposée en tant qu’observatrice influente et respectée de la politique avant et pendant le Protectorat de Bohême-Moravie. Au moment de l’éclatement de la Deuxième Guerre mondiale, elle a soutenu plusieurs familles juives dans leur fuite du pays avant d’être incarcérée par les nazis. Sa fille, Honza Krejcarová, n’a quant à elle pas hésité à critiquer le régime communiste et à dévoiler la machinerie du pouvoir dans la Tchécoslovaquie des années 1950 et 1960. Elle s’est mariée quatre fois et la plupart de ses cinq enfants ont été placés dans des centres d’accueil. Vers la fin de sa vie, Honza Krejcarová a abandonné toute hygiène.

'Les recettes de Milena',  photo: Jan Dvořák / Studio Hrdinů
Ces différents éléments biographiques apparaissent sous forme d’allusions dans le spectacle, lequel se base plus sur des idées que sur des repères historiques bien définis. La pièce plait donc peut-être avant tout à un spectateur bien informé du destin de ces deux femmes, mais Kamila Polívková insiste sur sa portée plus générale :

« Nous avons créé ce spectacle en étant conscientes du fait que la majorité des gens connaissait ces deux personnages. C’est pourquoi nous avons renoncé à la démarche d’un documentariste. Je suis persuadée que la pièce parle aussi à ceux qui ne connaissent pas du tout Milena Jesenská et Honza Krejcarová. Ils voient deux femmes qui partagent leur vécu et leurs pensées. Le thème principal de cette rencontre, ce sont les relations intimes avec les hommes. »

En effet, les deux femmes sont souvent connues grâce aux hommes célèbres qu’elles ont inspirés. Milena Jesenská était la destinataire des lettres de l’écrivain juif de Prague Franz Kafka, tandis que Honza Krejcarová était l’amante d’Egon Bondy, une des grandes figures de l’underground tchèque.

'Les recettes de Milena',  photo: Jan Dvořák / Studio Hrdinů
« Nous avons pris la décision de ne pas inclure dans la pièce de manière explicite les hommes célèbres qui ont été marqués par la mère et sa fille. Car si quelqu’un sait déjà quelque chose de Milena Jesenská, c’est précisément sa relation par correspondance avec Franz Kafka. De manière analogue, si quelque chose est connu de la vie d’Honza Krejcarová, c’est qu’elle a été l’amante et une source d’inspiration pour l’écrivain et philosophe Egon Bondy. Notre spectacle voulait éviter ces personnages célèbres pour se limiter à des références implicites à ces deux hommes. Les spectateurs retrouvent des passages d’une lettre d’amour d’Honza adressée à Egon Bondy. Milena Jesenská dévoile aussi ses sentiments pour Franz Kafka. Ces scènes ont leur place dans la pièce, dans la mesure où il s’agit de chapitres importants de leur vie, mais ils ne constituent pas le cœur du spectacle. »

Par ailleurs, Naďa Kovářová et Ivana Uhlířová, les deux comédiennes qui dominent la scène, font preuve d’une certaine capacité d’autodestruction quand elles passent de longues minutes avec la tête sous un robinet d’eau ou avec une casserole pleine de spaghettis sur la tête. Néanmoins, elles réussissent à faire découvrir la complexité des deux personnages en l’espace d’une heure, un temps concis sans pause que le spectateur ne voit pas passer. Finalement, le spectacle correspond bien au nom de l’espace qui l’abrite – le Studio des Héros. A travers l’exemple de ces deux femmes, le théâtre pose les questions de savoir quand et comment une personne devient un héros et comment parvenir garder la face dans des périodes aussi obscures de l’histoire.