Théâtre : un spectacle tchéco-ukrainien qui fait tomber les barrières de la langue
« Language barrier equal » est un spectacle intimiste, à cheval entre théâtre et performance, monté par les étudiants tchèques et ukrainiens de la DAMU, l’Ecole supérieure des Arts du théâtre de Prague. Il fait partie du projet Imagine UA, l’une des rares initiatives actuelles qui développent les liens entre les théâtres en Tchéquie et en Ukraine.
Kapitolina a 25 ans. Avant l’invasion de son pays par la Russie, elle était comédienne au théâtre de Kharkiv et elle terminait ses études de mise en scène.
« Je suis arrivée à Prague en mars dernier. La DAMU m’a accueillie en tant que stagiaire. Depuis octobre, je suis inscrite en tant qu’étudiante dans cette école. Je suis toute seule à Prague. Mon copain est resté à Kharkiv. Lui aussi travaille au théâtre, c’est difficile maintenant. Ils ont quand même monté une pièce récemment. Ma mère et ma grand-mère vivent dans d’autres villes, mais je ne peux pas dire qu’elles sont en sécurité. »
Dès son arrivée à Prague, Kapitolina a suivi des cours intensifs de tchèque qu’elle parle désormais couramment. Mais dans le spectacle « Language barrier equal », elle raconte, en ukrainien, des histoires de son enfance, tout en montrant au public une grande couverture en laine composée des dizaines de morceaux de couleur différente, couverture qu’elle tricote, elle-même, depuis le début de la guerre et qu’elle compte finir quand celle-ci se terminera.
Travailler sur ce spectacle nous a aidés
K. : « Ce spectacle, nous l’avons créé avec les étudiants tchèques de la DAMU, au printemps. C’était leur idée, ils voulaient qu’on monte un projet ensemble. C’était important pour nous et cela nous a beaucoup aidés. Car nous voulions faire quelque chose, mais nous ne savions pas trop quoi. Nous étions un peu perdus. »
Dans les premières semaines qui ont suivi l’invasion russe de l’Ukraine, l’Ecole supérieure des arts du théâtre a accueilli une centaine d’étudiants ukrainiens : de jeunes comédiens et musiciens, ainsi que des enseignants et leurs familles. Huit étudiantes, dont Kapitolina, ont répondu à l’appel de leurs collègues tchèques à participer à un projet artistique commun. Etudiant slovaque à la DAMU de Prague, Karol Filo fait partie de l’équipe réalisatrice. Il nous raconte la genèse du spectacle :
« Avec les filles ukrainiennes que nous croisions tous les jours dans les couloirs de l’école, nous avons été dès le début confrontés à la barrière de la langue. Quand nous nous rencontrions et discutions de ce projet, à chaque fois, nous avons commencions en anglais, mais comme personne ne parle suffisamment bien, nous passions automatiquement à nos langues maternelles pour expliquer au mieux nos pensées, nos émotions. Du coup, le thème de la langue, de la barrière linguistique s’est imposé comme le sujet principal de ce spectacle qui touche aussi au thème de l’étrangeté. »
Jouer dans le métro de Prague
Le résultat est beaucoup plus proche d’une performance que d’un spectacle classique. « Language barrier equal » a d’abord été joué dans un magasin vide de la station de métro Můstek. Depuis l’automne dernier, la performance a changé de décor. Elle commence dans l’une des innombrables galeries du centre de Prague, celle qui est située à mi-chemin entre la place Venceslas et la place Charles (Karlovo náměstí) et qui porte le nom du célèbre comédien Vlasta Burian. Les actrices emmènent ensuite le public dans les locaux souterrains du théâtre Komedie, où un salon à l’ambiance d’antan est aménagé. Ici, tout le monde s’assoit à la table. On boit du café et du thé… Les gens qui ne se connaissent pas, partagent, le temps d’une soirée, un moment agréable et intime. Karol Filo :
« La grande question que nous nous sommes posée entre nous et que nous posons ensuite au public est de savoir comment se comprendre avec un inconnu. Nous avons alors organisé ces rencontres fortuites d’abord dans le métro de Prague, puis dans un théâtre. Au cours de ces deux heures que dure le spectacle, des gens qui se voient pour la première fois de leur vie et qui, ne parlent pas forcément la même langue, arrivent à se comprendre, et même à partager certaines choses, par exemple leurs souvenirs d’enfance, les souvenirs de leurs parents et grands-parents… On parle de la manière dont on célèbre, dans tel ou tel pays les fêtes et les anniversaires… »
Chaque représentation est un moment de joie
Quinze billets au maximum sont vendus pour chaque représentation. Celle-ci est à chaque fois différente, comme l'explique Karol Filo :
« Pour moi, chaque représentation un moment de joie et de surprise. Ce spectacle, je l’ai vu à peu près cinquante fois, y compris les répétitions. Et je ne m’en lasse jamais. Le public change, il est composé à chaque fois de personnes différentes, qui viennent des pays différents et ont des parcours différents. Chaque représentation est une expérience unique, on ne s’ennuie jamais. »
Pendant tout le spectacle, la guerre est présente, même si on n’en parle pas explicitement. Pour Karol et Kapitolina, la même question s’est posée en travaillant sur « Language barrier equal », à savoir comment aborder ce sujet, omniprésent et incontournable.
Kapitolina : « Il faut que le théâtre parle de la guerre, c’est important, mais comment le faire sans pathos et sans forcément évoquer ses horreurs… Nous avons voulu raconter les histoires de gens concrets qui vivent cette époque bouleversante. Il n’y a rien de plus simple que de parler de nos propres histoires de vie. Ce spectacle, c’est nous. »
Karol : « Même lorsque nous avons joué dans le métro, ce n’était pas pour jouer à la guerre. Imaginer des situations traumatisantes et les mettre en scène dans un milieu sûr, à l’abri de la vraie guerre, cela nous semblait impossible. Ce serait une forme de distraction vraiment inappropriée. Aussi, nous avons senti dès le début que nos actrices ne devaient pas ‘jouer’ dans le sens propre du terme devant le public. Cela aurait été trop artificiel. Alors nous avons opté pour ce concept spécifique, où, malgré le contexte difficile, les comédiennes et le public vivent un moment agréable et chaleureux. »
Imagine UA
La réalisation du spectacle « Language barrier equal » a été soutenue par Městská divadla pražská (en français Les Théâtres de la ville de Prague). Daniel Přibyl est le directeur de cette institution qui réunit trois scènes pragoises (ABC, Rokoko et Komedie) :
« Notre objectif est de s’ouvrir au maximum aux artistes de la scène ukrainiens, à ceux qui ont fui leur pays ainsi qu’à ceux qui y sont restés et ne peuvent pas travailler comme avant. Pour cela, nous avons lancé le projet ‘Imagine UA’, un projet sur long terme et assez unique en Tchéquie. Plusieurs initiatives concrètes sont en cours de réalisation cette année : nous avons offert des bourses à cinq dramaturges résidant en Ukraine qui écrivent des pièces pour nous. Nous allons ensuite les monter à Prague. Nous soutenons effectivement plusieurs projets étudiants : nous jouons par exemple une très belle pièce intitulée ‘Nezlomní’, créée par un jeune metteur en scène ukrainien de la DAMU. Nous venons de présenter un spectacle de Noël intitulé ‘Vertep’ qui a attiré beaucoup de familles ukrainiennes avec enfants. C’était un moment très émouvant pour moi. »
« Nous accueillons aussi des troupes ukrainiennes qui voyagent, avec leurs spectacles, à travers l’Europe. Ainsi, le théâtre Left Bank de Kyiv a joué sur une de nos scènes. En mars, nous allons accueillir Dakh Daughters et une autre troupe encore cet été. En lançant ce projet après l’éclatement de la guerre, nous avons pensé qu’au début de 2023, il y aura déjà plusieurs centres culturels ukrainiens à Prague… Mais la réalité est tout autre. Nous sommes l’un des rares théâtres tchèques à soutenir ainsi nos collègues ukrainiens. Notre projet a déjà un certain écho à l’étranger : désormais, même des artistes ukrainiens installés dans d’autres pays, en Allemagne ou en Pologne s’adressent à nous. Mais ce n’est qu’un début, notre ambition va plus loin : nous espérons tisser des liens entre les mondes du théâtre ici et là-bas, pour pouvoir un jour, lorsque la guerre sera terminée, établir un véritable échange culturel et aller par exemple présenter nos spectacles en Ukraine. »
Sur les huit comédiennes qui ont participé à la création du spectacle « Language barrier equal », cinq sont rentrées en Ukraine, tandis que d’autres jeunes artistes se sont jointes au projet au cours des derniers mois. Les prochaines représentations sont programmées pour les 27 et 28 février au théâtre Komedie, rue Jungmannova.
L’équipe de la DAMU de Prague est en train de préparer un nouveau spectacle à cheval entre théâtre et performance. Il portera toujours sur la cohabitation des Tchèques et des Ukrainiens sur fond de guerre, mais sous un autre angle.