Russes contre Poutine à Prague : « C’est énorme ! »
Samedi 26 mars plus de 3 000 ressortissants russes résidant en République tchèque ont défilé dans les rues de Prague, à l’appel du Comité russe anti-guerre de la ville, pour manifester leur désapprobation vis-à-vis de la politique belliqueuse de leur président, apporter leur soutien aux Ukrainiens et ainsi renverser les stéréotypes des Tchèques à leur égard. Pour aborder les évolutions récentes politiques et sociétales en Russie, Radio Prague International a donné la parole, dans un entretien croisé, à Denis Bilunov, activiste russe vivant à Prague et co-organisateur de l’événement, et à Ekaterina, étudiante russe à l’Université Charles ayant participé au cortège.
En Biélorussie, au lendemain des élections présidentielles contestées d’août 2020, l’opposition avait choisi comme signe de ralliement l’ancien drapeau du pays blanc-rouge-blanc. Lors de la manifestation le 26 mars à Prague, les Russes ont quant à eux substitué à leur drapeau national un étendard blanc-bleu-blanc. Pouvez-vous nous expliquer sa signification ? Qui en est à l’origine ?
Denis : « Pour autant que je sache, l’initiative est née à plusieurs endroits simultanément. L’idée principale consistait à ôter du drapeau officiel russe la couleur rouge, qui dans le contexte actuel est assimilée à la couleur du sang, de la mort et de la guerre. Deux versions étaient en concurrence. La première avait été imaginée à Prague par l’artiste Anton Litvine qui avait proposé d’ôter entièrement le rouge et de ne garder qu’un drapeau à deux bandes, l’une bleue et l’autre blanche. La seconde version est venue d’une designer ayant récemment quitté la Russie et qui a suggéré de repeindre la bande rouge en blanc, et c’est finalement cette seconde idée qui a été largement reprise à travers le monde. Ce drapeau est même devenu si populaire qu’il est en passe d’être interdit en Russie pour extrémisme. »
Ekaterina, vous n’êtes pas engagée politiquement. Comme beaucoup de Russes dans votre pays, vous auriez pu rester silencieuse et à distance de cette manifestation et de la politique de façon générale. Qu’est-ce qui, cette fois-ci, vous a poussée à sortir dans la rue ?
Ekaterina : « Il s’agissait pour moi d’exprimer mon empathie envers les Ukrainiens, et de manière générale, envers les citoyens d’Ukraine. En Russie, en effet, j’aurais eu peur de participer à un rassemblement dans la rue pour les conséquences que cela aurait pu impliquer. Cependant, en République tchèque, nous pouvons sortir calmement et parler de ce sujet. Nous voulons faire comprendre aux gens que nous ne voulons pas la guerre, que nous ne voulons pas nous battre, que nous n’avons pas choisi ce président, qu’il s’agit d’un cortège pour la paix et que nous ne souhaitons de mal à personne. »
Peur non seulement de la guerre en Ukraine mais aussi d’une guerre en Russie
Quelle a été la réaction de vos parents à l’annonce du déclenchement de la guerre le 24 février dernier ? Que vous ont-ils dit ? Vous ont-ils demandé de rentrer en Russie ou bien de rester à Prague ?
Ekaterina : « Ils ne m’ont rien dit de spécifique quant à un retour en Russie car nous comprenions que cela aurait été alors un aller simple sans retour. J’ai déménagé en Europe pour étudier afin de m’ouvrir des opportunités à l’échelle internationale. Or, à cause des sanctions, la Russie aujourd’hui se ferme au reste du monde. Mes parents et ma famille sont eux aussi contre la guerre. La désinformation, selon laquelle l’Ukraine constitue une menace pour la Russie, selon laquelle notre pays est encerclé d’ennemis et toute cette rhétorique, couplée à la confiance de certaines personnes dans le pouvoir, font que ma famille a peur non seulement de la guerre en Ukraine mais aussi d’une guerre en Russie. »
Quel est l’état d’état d’esprit de vos proches en Russie ? Soutiennent-ils la guerre ? Est-ce que des liens familiaux ou des amitiés ont été affectés par ce conflit ?
Ekaterina : « Oui, des amitiés ont été affectées, car il y a dans mon entourage des personnes très différentes. Ainsi, ceux qui voyagent beaucoup et qui ont fait des études supérieures sont assurément contre la guerre. Cependant, il y a aussi des gens qui ne savent pas qu’il peut y avoir d’autres moyens de communication, d’autres façons de faire de la politique et dans leurs têtes ne se superposent que propagande et histoire sanglante. Ils n’ont jamais fait l’expérience d’un autre univers, d’une pleine démocratie et croient donc Poutine et tout ce qu’on leur rapporte. »
« Je pense que Poutine est condamné. »
Denis, vous vous êtes engagé en politique en 2005, il y a dix-sept ans. Vous avez rejoint le parti d’opposition Solidarnost en 2008, participé à la révolution des neiges en 2011, avant finalement de quitter la Russie en 2015. Le Poutine que vous avez connu en 2005 n’est certainement pas le même que celui d’aujourd’hui, qu’est-ce qui a changé en lui depuis cette époque-là ?
Denis : « Je pourrais en parler longuement car c’est le sujet de ma thèse mais, pour faire court, je pense que la principale différence est que lorsque Poutine est devenu populaire dans les premières années, il avait recours de façon inventive à des méthodes populistes, que l’on n’appelait pas encore ainsi, qui se sont répandues à travers le monde ultérieurement avec Trump aux Etats-Unis, Salvini en Italie ou Le Pen en France. Poutine a intuitivement utilisé les mêmes modèles de comportement politique : l’unification du peuple contre l’élite, à savoir, dans le contexte des années 1990, ceux que l’on appelle en Russie les oligarques. Poutine est parvenu à rassembler un grand nombre de personnes contre ces oligarques et cela a été le principal secret de son succès. La plupart des gens qui éprouvaient alors une rancœur post-soviétique pensaient que cet homme, contrairement au maudit Eltsine, serait capable de ramener les jours heureux de l’Union soviétique et d’améliorer leur vie à nouveau. Je ne pense pas qu’il y croyait lui-même. Il l’a fait pour se maintenir au pouvoir. Dès la première année, il a réglé les problèmes qu’il avait identifiés. Tous ceux qui étaient contre lui ont été soit isolés, soit expulsés du pays, soit mis en prison.
Il a par la suite commencé à changer progressivement pour évoluer ces dernières années d’une posture populiste vers une figure élitiste, donnant l’image d’un Poutine reclus dans des palais et des bunkers et dont on ne connaît pratiquement rien de la vie privée. Ce n’est plus la personne qui, au début de sa présidence, buvait de la bière avec Tony Blair dans un pub de Moscou. Je pense qu’à présent il considère même une telle conduite comme indigne de son rang. Quand Salvini rencontre des électeurs, il prend le rôle du meilleur ami, il prend des photos avec eux, il montre ce qu’il mange sur Instagram ; faire de telles choses pour Poutine est impensable. La vie de Poutine n’est pas pour les simples mortels. Il est devenu une sorte de divinité et je pense que cette idée lui plaît. C’est là un grand changement entre ce qu’il était auparavant et ce qu’il est à présent.
Cela a d’ailleurs grandement influencé la manière dont il était perçu par les gens ordinaires. En 2018, sa popularité a fortement chuté à cause de la réforme des retraites. Par le passé, il était avant tout critiqué par des jeunes qui vivaient dans les grandes villes et qui avaient adopté le mode de vie occidental. Après 2018, les gens ordinaires ont commencé à le critiquer et cela a été un gros problème. Je suis convaincu que cette aventure guerrière avait aussi pour objectif de consolider son soutien. Il est clair que lors d’un événement aussi tragique qu’une guerre, naturellement, sous l’influence de la propagande, la nation se rallie autour du chef. Cette dynamique s’était déjà avérée en 2014 et pouvait très bien se répéter. En 2013 aussi sa popularité était en berne. Il y avait de grands rassemblements à Moscou. Il a finalement résolu ces problèmes en annexant la Crimée. Après cela, sa popularité est repartie à la hausse. Mais, en 2018, il a perdu sa majorité dite ‘de Crimée’ à cause de la réforme des retraites. Je pense que l’une des raisons principales pour lesquelles il a décidé de répéter cette astuce, c’est-à-dire une petite guerre victorieuse, était de restaurer sa popularité. Ce qui se passe actuellement montre que l’objectif est réussi grâce à une propagande astucieuse. Cependant, la comparaison avec 2014 est complexe car la situation aujourd’hui est beaucoup plus difficile pour la Russie. La réaction de l’Occident et la résistance de l’Ukraine sont à un niveau complètement différent et je pense que Poutine est condamné. »
Vous pensez que Poutine a accéléré sa chute en envahissant l’Ukraine ?
Denis : « Sans aucun doute. Il semble évident que le sommet de l’Etat pensait pouvoir obtenir très rapidement des succès décisifs. Idéalement un groupe de parachutistes aurait capturé le palais présidentiel à Kyiv. Volodymyr Zelensky aurait été forcé de fuir, ou bien aurait été arrêté ou tué, je ne sais pas. Les cercles dirigeants ukrainiens se seraient divisés. Une partie aurait rejoint immédiatement le camp de Moscou et permis d’installer dans la foulée à Kyiv un nouveau pouvoir, une marionnette de Poutine, et tout cela aurait été présenté comme une immense victoire. Il en a toutefois été autrement. Il ne s’attendait pas du tout à ce qui se passe actuellement. Ce sera un conflit plus long que prévu, tragique et sanglant dont chaque Russe paiera les conséquences et assurément Poutine personnellement. »
Un rassemblement nécessaire
L’Occident a adopté depuis le début du conflit plusieurs trains de sanctions à l’égard de Moscou. La vie quotidienne a-t-elle changé en Russie ? Que vous rapportent vos proches ?
Ekaterina : « Je dirais qu’elle a changé, mais pas beaucoup. L’augmentation des prix de l’alimentation est perceptible. Il y a également des rationnements sur certains types de produits comme le sucre. Bien sûr, des marques internationales ont quitté le pays et cessé de fournir leurs marchandises. Les Russes se rabattent désormais sur les marques nationales. Tout le monde attendait la sortie de Batman, mais personne ne pourra le voir ; il en est de même pour Spiderman.
Ce qui a le plus changé c’est avant tout la perception des uns et des autres. Les gens sont divisés en trois camps : ceux qui sont contre la guerre, ceux qui la soutiennent, mais aussi les indécis. On assiste à une véritable guerre de l’information. Les uns essayent de convaincre que la guerre apportera la paix, les autres que la guerre est loin d’être la meilleure issue à un conflit qui dure depuis plusieurs années. »
Désormais en Russie l’opposition à « l’opération militaire spéciale », pour reprendre les termes du Kremlin, est sévèrement réprimée par les autorités, les peines pouvant aller jusqu’à quinze ans de prison. Dans le même temps, le principal opposant au régime, Alexeï Navalny, a été condamné le 22 mars à neuf ans de prison supplémentaires pour escroquerie et offense à magistrat. Comment l’opposition peut-elle encore faire entendre sa voix ? Est-elle vouée à se taire ?
Denis : « Le fait est que l’opposition en tant qu’activité politique régulière en Russie est désormais impossible. Cependant, il y a encore un certain nombre de personnes, y compris des personnalités publiques et connues, qui ne craignent pas de parler ouvertement des problèmes qui existent aujourd’hui en Russie, à l’instar d’Evgueni Roïzman ou de Ioulia Galiamina. Ils ne quitteront pas le pays et continueront d’agir d’une manière ou d’une autre. Pour autant que je sache, ceux qui ont travaillé avec Navalny sont partis pour la plupart afin d’échapper à la prison.
Je pense que le monde dans lequel nous vivons, le monde d’Internet, un monde où la communication se fait principalement par le réseau, offre de nombreuses opportunités, y compris aux personnes qui se trouvent à l’étranger. Il est important que les citoyens russes qui vivent depuis longtemps à l’étranger, ou qui sont partis de Russie récemment, profitent de leur liberté pour exprimer leur position publiquement et essayer d’influencer la situation en Russie.
Par conséquent, je pense que ce rassemblement le 26 mars était nécessaire. En République tchèque, le souvenir des événements de la période communiste est encore vif et beaucoup de Tchèques perçoivent de façon stéréotypée tous les Russes comme les porteurs d’une conscience impériale et des admirateurs de Poutine. Nous voulions montrer que ce stéréotype est erroné. Environ un quart des Russes présents à Prague ont participé au rassemblement, c’est énorme. C’est comme si à Moscou près de cinq millions de personnes s’étaient réunies dans la rue. Il me semble donc que la mission a été remplie. Pour les Russes à travers le monde avoir un quelconque effet sur la situation intérieure en Russie est très difficile, mais il nous faut essayer. »