Un chapitre occulté de l’histoire du Maroc (1ère partie)

A la charnière des XIXe et XXe siècles, un homme se révolte contre le sultan du Maroc et se déclare prétendant légitime au trône. Cet homme sera surnommé Bou Hmara, l’homme à l’ânesse, car c’est sur une ânesse qu’il fera son entrée dans l’histoire. L’incroyable aventure de cet homme maudit, de ce rival redoutable de deux sultans qui savait jouer un jeu diplomatique subtil avec la France et avec d’autres puissances occidentales, est le sujet du roman d’Omar Mounir, écrivain et ancien journaliste de Radio Prague qui vit et travaille en République tchèque. Le roman intitulé « Bou Hmara - L’homme à l’ânesse » est sorti aux éditions Marsam. Voici la première partie d’un entretien avec l’auteur de ce roman qui fait revivre un chapitre peu connu de l’histoire du Maroc.

Essayons d’abord de préciser le genre de ton livre. C’est un roman historique. Qu’est-ce que le genre du roman représente pour toi ? Quel est, dans le roman historique, le rapport entre la réalité et la fiction?

« Le moment historique se présente comme un complément de l’histoire parce qu’il arrive un moment où l’historien s’arrête laissant derrière lui les zones d’ombre et c’est la littérature qui peut les remplir par un travail de restauration comme quelqu’un qui restaure un tableau pour lui donner un sens. Je pense, en tout cas c’est ma déontologie personnelle, que l’écrivain ne doit s’aventurer dans le domaine de la fiction que dans la mesure où il respecte les faits historiques et se contente d’apporter un simple éclairage qui ne déforme en rien le fond du texte historique. Et s’il a l’intention vraiment de gambader dans le monde imaginaire, il ne faudrait pas que le livre soit présenté comme un roman historique et que le lecteur soit par conséquent trompé. »

Pourquoi L’homme à l’ânesse, pourquoi Bou Hmara ? Essayons de retracer l’itinéraire de cet homme qui s’est révolté contre le pouvoir officiel.

« En réalité personne ne sait ce qui lui est arrivé, ni ses motivations, etc. Ce que l’on sait, comme un acquis certain, c’est que Bou Hmara est né dans la région de Fès au Maroc ver la fin du XIXe siècle et même plus tôt en tirant vers la moitié du XIXe siècle. Il a fait des études à l’Université Quaraouiyine de Fès et il va se trouver par un cheminement dont personne ne sait rien dans la Chancellerie du sultan Hassan Ier. Etant dans cette chancellerie il va suivre un stage d’officier de l’armée et de cartographe qui était assuré à l’époque par la France. Nous sommes à la charnière des XIXe et XXCe siècles. A la mort du sultan, lors de la succession il va y avoir un quiproquo. Ce n’est pas un véritable successeur qui va succéder au sultan mais un autre fils, qui s’appelle Moulay Abdelaziz. Apparemment Bou Hmara n’a pas été content et il va agir. On ne sait pas s’il va agir par opportunisme parce que, dans le cafouillage qui se présentait, il pouvait se faire une place et devenir sultan lui-même, ou alors si c’est pour défendre la mémoire du sultan qui a désigné un successeur et dont la volonté n’a pas été respectée. Toujours est-il qu’il va se lancer, en tant qu’universitaire et en tant qu’officier, dans une grande aventure qui va durer huit ans pendant lesquels il va combattre avec une certaine sinon grande loyauté les deux sultans qui se succèdent pour devenir lui-même sultan et il ne le deviendra pas. »

Mais pourquoi l’homme à l’ânesse ? Quelle est la signification de ce symbole ?

Bou Hmara
« Dans cette aventure il a fallu que Bou Hmara ait une base populaire qui lui servirait en même temps pour le recrutement de combattants. La toute première fois qu’il s’est présenté devant les gens, c’était sur une ânesse. C’est déjà un message politique parce qu’il se présente sur une ânesse voulant détrôner le sultan et cette présentation est l’antithèse du sultan, l’antithèse du cheval et par conséquent il se présente comme étant beaucoup plus près du pauvre, beaucoup plus près du paysan que le sultan, ce qui lui a valu la sympathie des classes campagnardes et autres. »

Les Marocains d’aujourd’hui connaissent-ils son nom ? Quelle est sa place officielle dans l’histoire du Maroc?

« C’est une place assez exiguë, assez étriquée. Bou Hmara se présente dans l’histoire, qui est enseignée dans les collèges un peu comme un complexe, comme un mauvais souvenir, comme un mauvais rêve dont on ne veut pas se souvenir. Mais étant donné son importance, on ne peut pas ne pas le citer. Alors on le cite brièvement comme quelqu’un qui a trahi. »

Pendent la révolte de Bou Hmara deux sultans se sont succédés sur le trône du Maroc, d’ailleurs tu viens d’en parler. Dans quelle mesure Bou Hmara a influencé le processus qui a abouti au renversement du sultan Moulay Abdelaziz et à l’avènement de Moulay Abdelhafid ?

Sultan Moulay Abdelhafid
« C’est une question très importante. Bien sûr il a fallu un argumentaire à Moulay Abdelhafid pour prendre tout simplement la place de son frère. Et dans la construction de cet argumentaire il reprochait précisément à son frère de ne pas avoir pu neutraliser Bou Hmara. Donc Bou Hmara a servi de prétexte à Moulay Abelhafid pour détrôner Abdelaziz, son frère. C’est le premier aspect de cette question. Le second aspect, c’est que Moulay Abdelhafid a consolidé la position de Bou Hmara. Bou Hamara combattait Moulay Abdelaziz qui n’avait pas de légitimité parce qu’il n’était pas l’héritier du trône et il s’est retrouvé avec quelqu’un qui avait encore moins de légitimité que Moulay Abdelaziz puisque tout simplement il a raflé, il a volé le trône à son frère. Et donc Bou Hmara, dans ces conditions-là, s’est dégagé de tout complexe. Il dit : ‘Moi je n’ai rien à envier à ces deux gars-là, j’ai autant de légitimité que chacun d’eux. En revanche il y a des indices qui laissent penser que Bou Hmara voulait récupérer le trône pour le restituer à l’héritier légitime désigné par le sultan Moulay Hassan. Il le ferait tout simplement par reconnaissance parce que tout ce qu’il est devenu, tout ce qu’il avait, toute sa formation, il le devait au sultan Hassan Ier. Alors on ne sait pas laquelle des deux versions est la vraie. »

Le Maroc en ce temps-là se trouvait évidemment dans un certain contexte politique et international. Quel a été dans tout cela le rôle des puissances occidentales dont la France, mais aussi la Grande-Bretagne, l’Espagne et l’Allemagne ?

« Elles ont certainement joué un rôle. C’est une question assez complexe. Bou Hmara évoluait sur un terrain très marécageux, politiquement et militairement. Pourquoi? C’était quelqu’un qui revendiquait le Maroc et il avait affaire à deux puissances. D’abord à la France, qui était chez elle en Algérie depuis 1832 et qui avait évidemment des vues sur le Maroc. De ce point de vue Bou Hmara pouvait jouer pour la France, il pouvait jouer contre elle et selon les situations il se laissait manipuler par la France. Idem pour l’Espagne qui, elle aussi, était au nord du Maroc et voulait le conserver. Et dans cette situation-là Bou Hmara essayait de ménager l’Espagne et d’en tirer le maximum parce qu’il avait besoin d’argent et d’armement, mais ce qui est génial de sa part, c’est que pendant neuf ans il a évolué dans cette situation extrêmement complexe entre la France et l’Espagne sans jamais combattre ni l’une ni l’autre. »