Un livre qui sort de l'orbite (2)
C'est en 1989 que le Prix Médicis de l'Essai a révélé au monde le talent de Vaclav Jamek, écrivain de langue tchèque et française. Son livre, Le traité des courtes merveilles, a été écrit en français entre autres parce que l'écrivain savait que le livre aussi libre et franc ne pourrait jamais être publié sous le régime communiste en Tchécoslovaquie. Aujourd'hui, Vaclav Jamek enseigne la littérature française à l'Université Charles de Prague. Il continue d'écrire, a récemment publié un volumineux recueil de ses essais et articles pour les journaux 'L'esprit en plein travail', et prépare l'édition d'autres livres. C'est à sa collaboration avec le plasticien Jiri Chmelar que nous devons le livre bilingue, en tchèque et en français, intitulé Desata planeta - L'Exorbitée. Les textes de Vaclav Jamek accompagnent dans ce livre les photos de Jiri Chmelar, photos créées avec des procédés inhabituels, dont le collage et la superposition d'images. Voici la seconde partie de l'entretien dans lequel l'écrivain parle de ce livre insolite.
C'est donc une nouvelle réalité insoupçonnée qui naît de la confrontation des images?
"Je crois que pour le photographe c'était une recherche de la nouvelle réalité. Quant à moi, je me suis un peu plié à cette vision, mais pour moi c'est plutôt un passage en revue des possibles qui ne sont plus possibles, donc c'est une sorte d'au-delà cartésien, si vous voulez, ou une sorte de requiem cartésien, géométrique. C'était pour moi une façon de parler de la mort d'une manière légère. Donc pour moi il n'y pas réellement un au-delà, ou une autre vie derrière, il y a en réalité une sorte d'examen des possibles au moment où ils cessent d'être des possibles."
Revenons encore à votre méthode. Est-ce qu'on peut remplacer par un procédé littéraire la méthode des collages et des surimpressions utilisée par Jiri Chmelar?
"Je ne me suis pas posé la question parce que ce n'était pas réellement ma démarche. Je me suis laissé inspirer par certaines réalités, par certains caractères des photographies. Même l'ordre des photographies a été déterminé par le photographe à posteriori, un tout petit peu en fonction du texte que j'ai écrit. Mais je me suis attaché à ce qu'il y ait des correspondances assez fines ou même assez voyantes mais pas systématiques entre les photos et mon texte. Je n'ai pas, cependant, cherché à imiter la démarche créatrice, c'est à dire je n'ai pas une surexposition des textes, sauf peut-être un petit détail. Le texte est bilingue, il est imprimé aussi bien en français qu'en tchèque. La solution choisie par l'auteur de la conception graphique, c'est que le texte français apparaît comme une sorte d'ombre du texte tchèque. Les textes français et tchèque se recouvrent à 90 % mais ils ne sont pas complètement identiques bien que j'aie établi, moi-même, les deux versions. En réalité j'ai cherché à ce que les textes français et tchèque soient en même temps superposables, ce qui fait qu'on a à peu près l'équivalent quand on peut lire le texte seulement en français ou seulement en tchèque, mais en même temps il y a quelque chose qui se perd, et cela est conscient et je l'ai voulu comme ça. Il y a quelque chose qui se perd quand on ne peut pas accéder aux deux langues dans lesquelles le texte est écrit. Donc c'est en cela seul que le texte suit la méthode du photographe."
On voit souvent sur les photos des indigènes d'Afrique enduits d'un maquillage plâtreux qui ressemblent tantôt à des fantômes, tantôt à des clowns, et qui apparaissent ou disparaissent sous d'autres clichées. Quel est le rôle du corps humain dans ces photos?
"Il faut que je rectifie ce point de vue. Il n'y pas de sauvages d'Afrique. Je crois savoir que le photographe n'est pas orienté tellement dans cette direction-là. En réalité le garçon qui apparaît le plus souvent dans ces photos n'est pas un Noir mais un Indien, un Pakistanais, l'autre qui a l'air très asiatique est Russe, et il y a effectivement quelqu'un qui a les traits un peu négroïdes, mais il apparaît peu souvent. Et il y a aussi des jeunes filles et une jeune Noire. Il est vrai que le photographe aime les enduire d'une sorte d'argile soit beige ou blanc gris, soit même en couleur, jaune, rouge ou bleu, rarement vert, mais je crois que cela n'a pas grand chose à voir avec l'idée de la vie sauvage. Il y a l'idée du masque et il y a aussi la matière qui est vouée à se défaire, on est voué à se défaire dans cet argile. Naturellement il n'y a que des corps dans ces photographies. Je crois que Jiri Chmelar ne fait pas d'autres photos. Ce n'est pas un photographe, c'est un plasticien dont l'oeuvre se situe surtout dans le domaine des boxes composés, boîtes-assemblages, une espèce de boîte où il place différents objets. Mais il a aussi coutume de les saupoudrer de blanc. Pour moi cela représente aussi l'oubli, la perte, peut-être une sorte d'unification, un désir d'unité. Je ne sais pas, il y plusieurs interprétations. Il est très asiatique, c'est un garçon très uni, très poli et aussi très cérémonieux, mais l'Afrique c'est la spontanéité, la sauvagerie. Ce n'est pas vraiment son truc, son truc c'est la manière asiatique de voir les choses. Mais le corps, évidemment, c'est essentiel. Il n'y a que le corps dans ces photographies. "
Quelle a été la réaction de Jiri Chmelar à vos textes? Est-ce qu'il a été surpris par les répercussions de son oeuvre? Est-ce que vos textes lui ont révélé une autre dimension de ses photos?
"Je ne sais pas. Vous savez il a mis longtemps à me les extorquer, parce que je traînais les pieds, parce que, tout simplement, j'avais d'autres choses à faire pendant longtemps. Je n'avais pas tellement envie de promettre un texte, ça a traîné pendant des années et puis ça s'est fini très vite. Je me suis trouvé plutôt terrorisé par cette douceur asiatique qui n'arrêtait pas de me demander ces textes pendant quatre ou cinq ans. Mais je crois en fait qu'il a été assez content du résultat, je suppose que le texte lui a plu. Pour ce qui est des résonances avec son oeuvre, je crois qu'il en a même découvert par la suite d'après la place qu'il a donnée à certaines photos. Il a vraiment cherché des résonances, mais c'est une question qu'il faudrait lui poser à lui. Je n'ai pas eu de discussion à ce sujet avec lui."