Václav Jamek : « J’ai toujours été un peu dans le rôle de Cassandre »
Ecrivain, poète, journaliste, universitaire, Václav Jamek (1949) est sans doute un des visages les plus remarquables de la scène intellectuelle tchèque des dernières décennies. Parfaitement francophone, il appartient cependant aussi, par une partie importante de son œuvre, à la culture française. Récemment, le PEN Club tchèque a décerné à cet écrivain lucide et observateur désabusé de la société de notre temps le prix Karel Čapek. Lors de la cérémonie de la remise du prix Václav Jamek a répondu aux questions de Radio Prague Int.
Václav Jamek et Eberhardt Hauptbanhof
Vous êtes écrivain de langue tchèque et écrivain de langue française. Quels sont les avantages et les inconvénients de cette ambiguïté linguistique ? Vous considérez-vous comme un écrivain tchèque ou un écrivain français ?
« Je me considère comme un écrivain tchèque et francophone qui s’exprime en deux langues et dont la conscience est en réalité faite de ces deux langues. Je ne réfléchis pas beaucoup à mon appartenance, je vis en ce moment en République tchèque, j’ai un rapport très intime et très personnel avec la France aussi, donc j’appartiens aux deux. «Nous savons que Václav Jamek est aussi Eberhardt Hauptbahnof, un pseudonyme que vous utilisez parfois. Pourquoi ce dédoublement ? Ce pseudonyme vous permet-il de vous transformer, de devenir un autre écrivain, un autre homme peut-être? Quelle est au fond la différence entre Václav Jamek et Eberhardt Hauptbahnof ?
« En réalité, il ne me transforme pas beaucoup. C’est à peine un pseudonyme. Je crois que cela fait partie du jeu. Cela désigne une poétique spécifique. Mon dédoublement entre le français et le tchèque est plus important. Ça, c’est un choix esthétique que j’ai fait. Ce personnage que je considère comme fictif, pas du tout comme moi-même, représente ce que j’appellerais la tentation ‘inexistentielle’ qui est présente dans certains êtres et chez moi tout particulièrement. Vous savez, c’est un peu la tentative ou plutôt la tentation de se considérer comme inexistant ou même le désir d’être inexistant comme on l’a vu par exemple chez Raymond Roussel. Donc il y a ce côté-là dans le personnage. Pour moi c’est un personnage qui prend un pseudonyme pour couvrir une partie de mon œuvre. »
La dimension poétique
Vous êtes écrivain, universitaire, traducteur et aussi poète. Il paraît que vous vous êtes inspiré du poète grec Konstantin Kavafis. Avez-vous encore besoin de vous exprimer par la poésie ?
« En ce moment, je suis plutôt un retraité mais ça fait longtemps que je me suis exprimé pour la dernière fois par la poésie. C’était dans le livre qu’on n’a pas beaucoup remarqué, un livre tchèque et français en même temps, en français il s’appelle L’Exorbité. Cependant, je me dis depuis quelques années déjà qu’il faudrait que je retourne à la poésie mais pour l’instant cela ne se fait pas. J’ai besoin d’inclure une dimension poétique dans mes textes mais ce qui est mon ambition depuis quelque temps c’est, en réalité, de produire une sorte de prose, ce que j’appellerais une prose mixte dont le dynamisme serait déterminé soit par le récit soit par la réflexion mais je tiens aussi à ce que mes textes comportent toujours une dimension poétique, quelle qu’elle soit. Cela peut ne pas être un lyrisme débridé, ça peut être beaucoup plus discret mais je crois que mes textes ont toujours une dimension poétique parce que je cherche à fondre les trois choses dans mes textes. »Traité des courtes merveilles
Vous êtes entré dans la grande littérature par le roman-essai Traité des courtes merveilles publié en 1989 chez Grasset, livre qui vous a propulsé parmi les auteurs respectés et vous a valu des prix littéraires dont le prix Médicis. Quel a été le rôle que ce livre a joué dans votre vie ?« C’est un rôle très important évidemment parce qu’il m’a ouvert la voie vers la publication, vers le public et c’était une voie qui ne manquait pas de grandeur, je dirais. Et cela m’a donc beaucoup influencé, beaucoup marqué. Je crois que c’est très important pour moi. »
Relisez-vous vos textes ? Quel est aujourd’hui, trente ans après, votre opinion sur ce livre ?
« Ça fait longtemps que je ne l’ai pas relu. Mais je ne désavoue pas mes livres et je n’ai aucune raison de désavouer Traité des courtes merveilles. C’est un livre que j’aime toujours bien. »
Václav Jamek et Karel Čapek
Vous venez de recevoir le prix Karel Čapek. Appréciez-vous spécialement le fait que cette distinction porte le nom de cet écrivain ? Quel est votre opinion sur Karel Čapek ? Avez-vous quelque chose en commun avec lui ?
« Karel Čapek est certainement un grand écrivain tchèque à qui je ne ressemble pas beaucoup. Je n’ai surtout pas trop le désir de construire des romans et je n’ai pas le don de lâcher par trop la matière autobiographique parce que je cesse aussitôt de croire à la vérité de ce que je raconte. Čapek, en réalité, a aussi ce côté-là, il a un côté inventeur d’histoires à dormir debout, mais qu’il s’efforce par la suite de renflouer, de doter d’une réalité charnelle. Moi, je n’en suis pas capable, je ne suis pas capable d’inventer des histoires. C’est plutôt Eberhardt Hauptbanhof qui les invente et ce sont des histoires complètement tirées par les cheveux. Donc je ne suis pas capable de prendre le même chemin que Čapek mais dans le fait que j’étais amené à pratiquer le genre qui est en principe journalistique, c’est à dire une chronique régulière pour un périodique, et que, après coup, j’en ai fait la base d’une construction littéraire assez compliquée et j’ai travaillé donc à élever ce genre journalistique vers une valeur littéraire beaucoup plus ambitieuse, je crois que cela a quelque chose en commun avec Čapek. Il faisait, lui aussi, un travail de journaliste et c’était surtout une conscience qui s’exprimait au sujet des problèmes de son époque. Je crois que, tant bien que mal, je fais la même chose depuis trente ans. »Dans le rôle de Cassandre
Vous commentez donc la vie actuelle dans une rubrique dans la revue Listy. Vous avez besoin de vous exprimer sur la réalité de tous les jours. Que pensez-vous de l’époque dans laquelle nous vivons ? Comment va la République tchèque, comment va l’Europe et comment va le monde ?
« Franchement, je suis totalement confus. Parfois je n’en crois pas mes yeux, mes oreilles. J’ai l’impression que l’histoire s’est mise en mouvement vers quelque chose d’horrible et que personne ne sait comment faire face, comment l’arrêter. Au contraire, plus les problèmes s’aggravent, plus on place au pouvoir des personnages qui non seulement ne sont pas capables de faire face mais qui sont ridicules dans leurs rôles, qui sont des guignols qui ne peuvent qu’aggraver la catastrophe. J’ai toujours été un peu dans le rôle de Cassandre qui souhaiterait que ses analyses soient fausses parce que qui souhaiterait que le monde aille vers une catastrophe? Personne, et moi non plus. Mais là je préfère ne pas trop me hasarder à donner un avis très autoritaire, très poussé, parce que j’avoue que je ne comprends pas beaucoup ce qui se passe. Je ne sais pas si c’est l’âge, si c’est le monde, si c’est l’âge et le monde ensemble… »Ne voyez-vous pas donc une issue à cette situation ?
« Pas en ce moment. Une issue ? Je ne sais pas. Je ne vois pas de voie de sortie. Et déjà voir une voie serait bien mieux que voir une issue parce qu’il y aura toujours une issue mais on ne peut pas savoir laquelle. »
Ces auteurs qui méritent d’être traduits
Vous avez traduit en tchèque aussi toute une série d’auteurs français. Quels sont les auteurs français que vous aimez, que vous avez traduits ou qui attendent encore une traduction en tchèque ?
« Il y en a beaucoup. Comme vous avez parlé de Kavafis qui est un poète grec et qui est effectivement très important pour moi, il y a toute une pléiade d’auteurs qui sont importants pour moi dont beaucoup d’auteurs français. J’aimerais bien continuer de traduire Michaux que j’ai déjà traduit et publié. En ce moment, je suis en train d’achever, il me manque trois pages, la traduction de l’unique roman d’un grand poète français d’origine lithuanienne Oscar Milosz. Il a écrit un seul roman qui s’appelle L’Amoureuse initiation. C’est un roman très court, très étonnant. C’est une sorte d’érotisme mystique qui s’exprime dans ce roman. Et j’ai souhaité donner une version tchèque à cette œuvre depuis mes 22-23 ans, depuis que je l’ai découverte. Donc maintenant, c’est chose faite. »« Et j’aurais bien d’autres projets que je voudrais réaliser mais je n’ai pas encore fixé mes choix. Mais vous savez, déjà Michaux, c’est assez ambitieux, et puis j’ai beaucoup travaillé aussi sur Montaigne. Ces derniers temps j’ai juste fait la révision d’une traduction déjà existante, traduction faite par un grand professeur tchèque Václav Černý, un grand francophone aussi, mais qui n’était pas réellement un grand traducteur. Il a fait une traduction considérable - a peu près 40 à 45 % des textes - et donc j’ai fait, comme on dit, ‘le toilettage’ de cette traduction qui va sortir, j’espère bien, cette année. Et il faudrait que l’on finisse la traduction des Essais de Montaigne. Il reste à traduire plus de la moitié de cette grande œuvre dont nous n’avons pas une traduction complète en tchèque. Donc c’est encore un projet que j’aimerais bien au moins commencer avec d’autres et aider à ce qu’il s’achève. »