Un nouveau regard sur la vieille monarchie

Photo: Havran

« Dieu conserve, Dieux protège notre empereur, notre pays … » : telles sont les premières paroles de l’hymne de l’Empire austro-hongrois, éloge de l’empereur François-Joseph Ier et de la Maison des Habsbourg. Ces paroles figurent également dans le titre d’un livre qui porte un nouveau regard sur la situation des Tchèques dans la Monarchie danubienne. Loin d’admettre que l’Autriche-Hongrie n’était que « la prison des peuples », son auteur Jiří Rak cite d’innombrables documents pour prouver que les Tchèques aimaient leur empereur et que l’Empire austro-hongrois leur a permis de s’émanciper et de parvenir à la prospérité.

Photo: Havran
« Les vingt dernières années ont apporté un changement dans la perception majoritaire du passé national », constate l’historien Jiří Rak dans la préface de son livre intitulé « Zachovej nám, hospodine … » (Dieu protège notre empereur), et sous-titré « Les Tchèques dans la monarchie autrichienne 1804-1918 ».

La Première Guerre mondiale change la carte européenne. Plusieurs nouveaux Etats naissent sur les décombres de l’Autriche-Hongrie, parmi lesquels la République tchécoslovaque. La vague du patriotisme qui envahit le peuple tchèque nouvellement indépendant balaye les souvenirs positifs. La presse souligne les aspects négatifs de la domination habsbourgeoise et les dirigeants du nouvel Etat tchécoslovaque cherchent à prendre leurs distances avec la vieille monarchie. L’idée d’un peuple tchèque ayant beaucoup souffert sous le joug des Habsbourg s’enracine dans le subconscient collectif et y restera longtemps. L’empereur François-Joseph, qui a régné pendant 68 ans, devient le symbole de la tyrannie autrichienne. Encore dans la seconde moitié du XXe siècle, les idéologues du régime communiste exploiteront, eux aussi, l’image des Tchèques souffrant dans « la prison des peuples ». Ce n’est qu’avec la chute du régime communiste que les opinions sur cette période de notre histoire deviennent plus nuancées et sans doute plus objectives. Jiří Rak constate :

Jiří Rak,  photo: Krokodyl,  CC BY-SA 3.0 Unported
« Comparé aux autres régimes du XIXe siècle, l’Autriche-Hongrie était un Etat correct et libéral. La Constitution autrichienne de 1867 a été le document le plus libéral en son genre. Aujourd’hui, on parle beaucoup à l’école de l’année 1868, année où a été posée la première pierre du Théâtre national tchèque et qui a marqué le début du mouvement national revendiquant pour les Tchèques la même autonomie que celle dont jouissaient les Hongrois à l’époque. Mais tout cela n’a été possible que grâce à la Constitution adoptée en 1867 contre laquelle les Tchèques protestaient. Elle leur permettait ces protestations. »

Le XIXe siècle est donc crucial pour l’évolution politique du peuple tchèque. Dans les premières années, les Tchèques ne semblent qu’une ethnie vouée à disparaître, à se noyer dans la mer germanique, mais à la veille de la Première Guerre mondiale, ils sont déjà un peuple fier et moderne parvenu à la prospérité économique et qui peut se vanter d’une riche vie politique et culturelle. Les Tchèques luttent au Parlement autrichien avec beaucoup d’énergie pour leurs intérêts nationaux mais, comme le constate Jiří Rak, ils ne pensent pas à l’indépendance et envisagent encore leur avenir dans le cadre de l’Empire austro-hongrois. Ils respectent également le vieil empereur et lui vouent un véritable culte :

François-Joseph,  photo: repro Zachovej nám hospodine,  Havran,  2013
« C’était un rapport très particulier. La politique tchèque était dans l’opposition contre Vienne. Et parfois c’était une opposition très dure qui se manifestait par des obstructions au Parlement, etc. Néanmoins, la popularité de l’empereur était énorme. Quand l’empereur venait à Prague, les rues étaient noires de monde, les gens jubilaient … Et la multitude d’objets avec le portrait de François-Joseph qui ont été conservés, et qui sont souvent très kitch, n’ont pas été fabriqués sur ordre. Les gens les demandaient et les achetaient. Il y a eu énormément de cartes postales avec le portrait de l’empereur. Vraiment, sa popularité était immense. »

Photo: repro Zachovej nám hospodine,  Havran,  2013
Jiří Rak publie aussi dans son livre de nombreux documents démontrant que François-Joseph Ier était un souverain qui a cherché à atténuer les rivalités ethniques et particulièrement celles entre Tchèques et Allemands en Bohême et Moravie. L’animosité entre ces deux ethnies est parfois explosive, ce qui freine les tendances à la libéralisation et la modernisation du régime politique. L’empereur ne s’oppose pas à ces tendances car il estime que ces « peuples sont devenus mûrs pour les formes développées de la vie constitutionnelle ». Les rapports entre la monarchie et les représentants du peuple tchèque ne se détériorent sérieusement que pendant la Première Guerre mondiale. Pourtant, après la mort de François-Joseph en 1916, l’auteur du nécrologue publié dans le journal Národní listy, périodique tchèque le plus suivi à l’époque, écrit encore avec beaucoup de respect : « Sous son règne, l’Autriche, Etat du pouvoir absolu, s’est transformée en un Etat constitutionnel, un Etat dont les habitants jouissent du droit de vote universel, un Etat moderne. »

Photo: repro Zachovej nám hospodine,  Havran,  2013
Durant la Grande Guerre, de nombreux soldats tchèques sont confrontés à un dilemme : doivent-ils sacrifier leur vie pour une monarchie dont ils ne veulent plus ? Ils combattent d’abord dans l’armée autrichienne, puis lorsque la perspective de la fondation d’un Etat tchécoslovaque devient plus concrète, un certain nombre d’entre eux passent dans le camp ennemi pour se battre aux côtés des puissances alliées de la Triple-Entente. Avec le soutien de ces puissances, et notamment de la France, ils créent les Légions tchécoslovaques qui sont les premières unités de l’armée de la future Tchécoslovaquie. Les monuments des soldats tombés lors de la guerre seront érigés par la suite dans nombre de villes et de villages tchèques, où les noms des soldats tombés pour l’Autriche figureront à côté de ceux qui ont combattu contre eux. Jiří Rak explique ce paradoxe :

« Sur certains monuments, il n’est pas marqué où les soldats sont tombés. Je suis fasciné par le fait que, cent ans après, on poursuive encore cette dispute sur les soldats tchèques ayant combattu pendant la Grande Guerre. Qui étaient donc ces soldats ? Il est indubitable que les membres de l’armée autrichienne juraient fidélité à l’empereur, et pas à l’Etat. De nombreux soldats faits prisonniers par l’ennemi sont entrés dans les Légions tchécoslovaques après la mort de François-Joseph en 1916, parce qu’ils se croyaient délivrés de leur serment. Le souverain auquel ils avaient juré fidélité était mort et l’armée autrichienne au front a prêté un nouveau serment jurant fidélité à son successeur. »

Charles Ier d'Autriche,  photo: repro Zachovej nám hospodine,  Havran,  2013
Le livre de Jiří Rak offre un regard nouveau et sans doute discutable sur la vie et la situation du peuple tchèque dans le cadre de l’Empire austro-hongrois entre 1804 et 1918. Pour déboulonner certains mythes et idées reçues sur ce chapitre de l’histoire, l’auteur accumule une multitude d’informations souvent surprenantes sur les effets positifs de l’existence des Tchèques dans le cadre de la monarchie danubienne. Le lecteur ressent une certaine nostalgie de l’Empire austro-hongrois et même la sympathie de l’auteur pour le vieil empereur. Il serait cependant possible de trouver aussi des traits négatifs des rapports entre les Tchèques et le pouvoir impérial. Ces rapports dégénèrent au cours de la Première Guerre mondiale en un conflit ouvert lorsque plusieurs représentants politiques tchèques sont condamnés à mort pour haute trahison. L’abolition de ces verdicts par l’empereur Charles, successeur de François-Joseph, qui espère que l’Autriche-Hongrie pourra encore être sauvée sous la forme d’une fédération, ne peut plus arrêter la désintégration de l’Empire. L’opposition tchèque dirigée par Tomáš Garrigue Masaryk prépare déjà activement sur le plan international la création de l’Etat indépendant des Tchèques et des Slovaques, qui sera proclamé officiellement en octobre 1918. Selon Jiří Rak, aujourd’hui encore nous subissons les répercussions de ces événements qui ont changé la carte de l’Europe :

Photo: repro Zachovej nám hospodine,  Havran,  2013
« Je crains que le XIXe siècle ne soit pas encore fini. Ce qui est fini, c’est la Belle époque, elle a pris définitivement fin avec la Première Guerre mondiale. Mais je dirais que la partition de la Tchécoslovaquie et la désintégration de la Yougoslavie ont été les dernières répercussions de la chute de l’Empire austro-hongrois ayant donné naissance à des Etats multiethniques. Nous qui vivons en Europe centrale, une région calme, avons l’impression que les passions nationalistes sont reléguées au passé, mais il s’avère que ce n’est pas vrai. »

(Le livre « Zachovej nám, hospodine … » (Dieu protège notre empereur) de Jiří Rak est sorti aux éditions Havran.)