Visiter les mines d’Ostrava : musée, lieu de mémoire ou patrimoine ?
Ce n’est pas sans raison que la région d’Ostrava, troisième ville tchèque, était surnommée du temps du communisme le « cœur d'acier de la République ». Dès lors que le charbon y a été découvert en 1763, et à l’instar des vastes transformations liées à la révolution industrielle, les villages d’antan ont progressivement laissé place à un immense bassin minier, devenu le centre industriel le plus important de l’Empire austro-hongrois. L’extraction de la houille a attiré des centaines de milliers d’ouvriers au cours du siècle dernier, et tandis que les usines modernes d’OKD et d’ArcelorMittal fonctionnent à plein régime, d’anciennes mines ayant fait la gloire de la ville sont aujourd’hui ouvertes au public. Qu’est-il exposé au visiteur ? Comment les visites sont-elles mises en scène ? Comment ce lieu chargé d’histoire adopte-t-il ses nouvelles fonctions d’espace culturel ? Autant de questions auxquelles Radio Prague a cherché des réponses lors d’une visite à la mine Michal.
La restructuration de l’industrie lourde mise en place par le nouvel État tchèque dans les années 1990, qui visait en priorité à l’assainissement de l’environnement, a impliqué la fermeture de nombreuses mines. Certaines, comme les sites Landek et Michal à Ostrava, ont été ouvertes au public. Alexandr Zaspal, administrateur de la mine Michal, présente les lieux :
« Vous êtes ici dans un Monument national technique, un important site industriel qui inscrit Ostrava dans l’histoire comme haut lieu d’extraction et de production de charbon. Il est assez similaire aux sites que vous pouvez trouver en France, en Belgique ou en Allemagne, et ce en raison de la ruée vers l’or noir que l’Europe a connue au début du XXe siècle. Énormément de gens ont été impliqués ici dans l’activité minière. »
Si les vestiaires de la mine Michal étaient conçus au départ pour 1 512 mineurs, les effectifs réels dépassaient souvent ces prévisions et, durant la seconde moitié du XXe siècle, ils ont même été doubles. Après avoir récupéré dans une première salle leur plaque personnelle numérotée qui permettait de pointer leur présence, les mineurs passaient du vestiaire pour les vêtements de ville au vestiaire pour les vêtements de travail. Suspendues à des chaînes sous une toiture aérée, les tenues généralement humides et trempées de sueur pouvaient ainsi sécher pendant les heures de repos. L’équipement complet d’un mineur (bleu de travail, bottes, lampe, casque, gants, masque à gaz, massue, pioche et barre à mine) pesait environ 40 kilos.Du haut de la tour d’extraction, un ascenseur à trois étages d’une surface de 2 m2 chacun descendait quarante-deux personnes le long des dix-neuf paliers que comptait le puits principal. Un deuxième ascenseur transportant le matériel faisait contrepoids, ce qui entraînait parfois une vitesse exceptionnellement rapide. Le système de la mine Michal était électrifié. Dans la salle des machines, on peut admirer les énormes compresseurs à piston, turbocompresseurs, convertisseurs rotatifs et autres fiertés du génie civil installés en 1912 et restés en service jusqu’aux derniers jours d’exploitation.
La possibilité de présenter au public ces lourds engins reluisants mais d’époque constitue, selon Alexandr Zaspal, une des raisons pour lesquelles la mine Michal a été choisie par la ville d’Ostrava pour faire connaître l’histoire minière de la région. Il expose :« Je pense que la première raison vient du fait que ce site est clos et précisément défini. La deuxième est que nous disposons à la fois de tours minières, d’une salle des machines, de chaudières et d’autres vestiges d’époque. Par ailleurs, une autre raison vient du fait que la mine est très bien située à Ostrava, les visiteurs peuvent venir en transport en commun. Enfin, l’architecture également est précieuse, parce que les bâtiments ont été construits selon les plans de František Fiala, un architecte tchèque de grande influence qui a été élève de l’école Wagner. On peut trouver ici certains éléments typiques de ce que l’on a appelé au début du XXe siècle l’art nouveau. »
Une partie de la visite se déroule dans différentes salles du bâtiment administratif où se trouvent entre autres l’infirmerie, le local d’enregistrement, la buanderie, la chambre des repriseuses, ou encore le bureau des ingénieurs et géographes où sont présentés divers objets de mesure, microscopes, pendules, cartes, plans, registres, lunettes, tampons, ainsi que les fameuses lampes servant à déterminer le taux de méthane dans l’air que la technique a substituées aux petits oiseaux et autres rongeurs. Dans ce cadre historique d’une valeur architecturale reconnue, voir ainsi exposés les vestiges de l’époque minière peut donner l’impression de visiter un musée. Mais Miloslav Rucki, ingénieur des lieux et responsable des tours guidés, refuse cette qualification :« La différence entre la mine Landek et la nôtre, c’est que, là-bas, ils ont fait des rénovations. Les bâtiments ont été reconstruits, de nouvelles fenêtres ont été posées. Ici, nous ne sommes pas un musée, mais plutôt un site conservé dans l’état des derniers jours de la mine. Les locaux sont restés tels que les mineurs les ont laissés derrière eux après que le dernier ascenseur est remonté de la mine. Voilà pourquoi ce site est précieux, et cela nous vaut d’ailleurs d’être répertoriés sur la Route européenne du patrimoine industriel comme deuxième étape la plus importante en République tchèque. »
La mine Michal est devenue propriété du Ministère de la culture en 1994 et a été placée sous le contrôle de l’Institut des monuments d’Ostrava puis de l’Institut national du patrimoine. Les administrations publiques fournissent depuis plusieurs années un effort visible pour qu’elle soit préservée dans l’état de sa plus ancienne reconstruction datant de 1912. Les étudiants de l’Université technique d’Ostrava, l’ancienne École des mines, ont même pris part à la réparation d’une turbine à vapeur qui produit de nouveau de l’électricité sous les yeux des visiteurs. Les jeunes se trouvent ainsi directement impliqués dans la conservation de l’héritage industriel d’Ostrava, et, en contribuant à transmettre cet héritage aux prochaines générations, ils honorent précisément le concept de patrimoine. Les étudiants de l’Université technique ne sont pas seuls à faire revivre la mine Michal. Très régulièrement, des toiles ou des objets d’art sont exposés sous le millier de chaînes qui pendent encore dans les vestiaires. Alexandr Zapsal explique :« Je ne peux pas citer de noms en particulier, mais il y a eu beaucoup de sculpteurs et de peintres qui ont été inspirés par Ostrava. Nous avons ici à Ostrava une université de peinture et de sculpture, et la mine Michal sert souvent de galerie à ces étudiants, où ils présentent leurs œuvres. C’est là pour ainsi dire que débute leur vie d’artistes. »En effet, comment mieux reconvertir de vieux locaux, privés de leurs anciennes fonctions, qu’en y organisant des événements tels que des expositions, des concerts, des cours de peinture ou encore des ateliers ludo-éducatifs pour les enfants ? Robert Šafarčík, dont les peintures sont exposées ce mois-ci, a justement présenté ses dessins l’été précédent dans les fameuses usines sidérurgiques de Vitkovice lors du festival de musique Colours of Ostrava. Ainsi, les rendez-vous à caractère social et culturel donnent une seconde vie aux bâtiments industriels délabrés de la ville, l’idée étant aussi et surtout de créer un lien entre les habitants d’Ostrava d’hier et ceux d’aujourd’hui. Grâce à ces événements, nombreux sont ceux à se déplacer régulièrement à la mine Michal, ce qui la distingue définitivement d’un simple musée. Alexandr Zapsal se félicite notamment de la visite des familles d’anciens mineurs :
« Bien sûr qu’ils viennent, et nous en sommes très heureux, très reconnaissants. Nous sommes notamment heureux que les enfants de mineurs voient comment leurs parents, leurs grands-parents et leurs arrière-grands-parents ont travaillé et où certains d’entre eux ont passé leur vie entière. Nous essayons de créer des événements pour qu’ils viennent, pour qu’ils se souviennent de l’histoire d’Ostrava et de l’histoire des mines. »L’organisation de ces activités offre encore à la mine Michal de figurer parmi les douze lieux d’intérêt industriel et touristique relevés par l’Agence pour le développement régional, reliés entre eux suivant le tracé d’un circuit appelé Techno Trasa (Parcours Techno). Ces lieux issus de l’industrie lourde, qui constituent donc l’héritage le plus important de la Silésie-Moravie, ne deviendraient-ils pas, au-delà encore du fait de représenter le patrimoine de toute une région, ces « lieux de mémoire » que l’on dit composés des éléments matériels et idéels des mémoires collectives ? Chargés de repères et d’affects que partagent les membres d’une même communauté, ils œuvrent symboliquement à réintégrer leurs histoires personnelles à la grande histoire collective. Alexandr Zapsal poursuit :
« Nous essayons de préserver l’histoire de l’activité minière, qui s’est arrêtée ici il y a seulement vingt ans de cela, à l’attention des prochaines générations, pour les enfants, nos descendants, afin de leur faire savoir combien c’était dur de travailler dans les mines. »Dans la mine de Landek, une plaque commémorative a été installée à la mémoire des anciens mineurs et des secouristes morts dans les galeries. Pas une année n’est ainsi passée sans que l’on ait eu à déplorer la perte d’une vie dans les mines.
En l’occurrence, pour les administrateurs de la mine Michal, la volonté de faire mémoire s’entend par l’effort de conserver l’endroit dans l’état exact où l’exploitation s’est achevée, comme si le temps s’était arrêté depuis 1994, à l’image de la chambre d’un défunt qu’une forme de deuil voudrait qu’on laisse comme telle.L’identité minière de la région d’Ostrava vit une redéfinition constante avec l’évolution des activités industrielles qui continuent de représenter le secteur numéro un en Silésie-Moravie. Mais cette identité est bel et bien déjà forte de tout un passé, à la fois glorieux et douloureux, que construisent ces « lieux de mémoire » liés à l’histoire des mines, et qui tentent à leur manière de construire une certaine forme de vivre ensemble.