Vivre avec une étoile, le roman existentialiste de Jiří Weil
Vivre avec une étoile : ce titre poétique au premier regard pourrait être celui d’un joli conte. Il est en réalité celui d’un des premiers – et des plus grands – romans sur la Shoah à être paru dans l’immédiat après-guerre. On le doit à l’écrivain tchèque Jiří Weil qui, à travers le narrateur, Josef Roubíček, sorte d’alter-ego fictif, nous donne à voir la lente dépossession de ce qui fait de lui un homme dans la ville sans nom occupée par des « maîtres » jamais nommés mais dont le lecteur sait bien sûr qu’il s’agit des nazis. La réédition aux éditions Denoël de ce roman de 1949, très vite interdit par le régime communiste, était l’occasion de parler de l’immense auteur qu’était Jiří Weil, avec son traducteur Xavier Galmiche.
Xavier Galmiche, bonjour. Nous nous rencontrons à l’occasion de la réédition et de la parution de la nouvelle traduction par vos soins de Vivre avec une étoile de l’écrivain tchèque Jiří Weil, aux éditions Denoël. Pourquoi cette réédition ?
« Les grands romans d’après-guerre de Jiří Weil ont été publiés au cours des années 1990. Pour Vivre avec une étoile, la traduction est parue sous mon nom et ensuite Mendelssohn est sur le toit qui a été traduit par Erika Abrams. C’est paru chez Denoël, ça a eu un certain succès et des éditions de poche ont suivi. Ce sont des livres qui ont été découverts dans la foulée de l’ouverture qui a suivi 1989 : avec Jiří Weil, il y avait l’idée de découvrir un auteur qui avait été pas mal brimé par le régime communiste dans les années 1950 – il est mort en 1959 -, et aussi à travers lui, une partie de ce que l’on peut considérer comme le patrimoine juif de cette Bohême multiculturelle qui a aussi disparu par l’enchaînement de la Seconde Guerre mondiale, donc le nazisme, puis l’après-guerre. Peut-être est-ce l’effet de l’année Kafka, avec le centenaire de sa mort en 2024 : il y a eu l’idée de mettre en avant les grands auteurs de la Prague juive, même si Weil est un auteur qui ne se revendique pas du judaïsme, et cela a été l’occasion de reprendre ce texte. »
Vous avez en effet traduit ce texte une première fois, dans les années 1990. Rappelez-nous l’histoire quelque peu mouvementée de cette première traduction…
« D’abord, je voudrais rendre hommage à Jan Vladislav, un grand ami de Jiří Weil. Dans cette atmosphère de l’immédiat après-Coup de Prague, post-1948 et de l’immédiate prise en main du secteur culturel par une vision de plus en plus dogmatique du réalisme socialiste, on se retrouve avec des gens qui se retrouvent coincés : Jiří Weil est un très bon exemple de quelqu’un qui a été sincèrement communiste, qui malgré tout ce qu’il a connu avant la Seconde Guerre mondiale, continue d’y croire de manière invraisemblable, et qui se retrouve mis au ban. Ce destin, il le partage avec Jiří Kolář qui est son plus proche ami, qui finira par partir en France et qui a cessé d’être poète pour devenir artiste plasticien comme si le mot vivant était complètement impossible. Il y a vraiment un phénomène d’étranglement de la parole vivante et je pense que Jiří Weil en est aussi un exemple. Kolář lui a consacré un certain nombre de textes dans ses grands recueils de la fin des années 1940. Dans la dernière réédition de Mendelssohn est sur le toit, Erica Abrams a très justement ajouté des traductions des poèmes de Jiří Kolář sur Weil.
Le troisième larron est donc Jan Vladislav, une personnalité beaucoup plus discrète mais tout aussi importante. Dans son journal, il a consacré de nombreuses pages à son amitié un peu mystérieuse avec Weil. Un des rêves de Jan Vladislav, alors qu’il était déjà émigré en France, c’était de voir aboutir la traduction des romans de Weil, ce qui a eu lieu après 1989. »
Et c’est là que vous intervenez avec votre traduction…
« Je m’y suis attelé, c’était ma première traduction, sans doute très maladroite. L’éditrice de l’époque a finalement terminé la traduction avec des passages malheureux. Le retour à ce texte, à partir de 2021, m’a permis de corriger des erreurs qui venaient aussi du croisement du texte français que j’avais soumis, avec la traduction anglaise. Il y avait vraiment des passages de façon gênante et parfois drôle qui étaient des contresens. C’est toujours mieux d’améliorer les choses. »
Un écrivain engagé, puis exclu du Parti communiste
Revenons un peu sur la vie et la personnalité de Jiří Weil que vous avez un peu évoquée. Dans l’entre-deux-guerres, c’est un jeune intellectuel de gauche, un pur produit de la République tchécoslovaque d’alors : il fréquente les cercles avant-gardistes, le Devětsil, il est membre du Parti communiste dont il se fera exclure. Il a écrit un des premiers livres sur le goulag. Peut-on revenir sur cette période précédant la Deuxième Guerre mondiale ?
« En effet, il prend sa carte au Parti communiste tchécoslovaque fondé en 1921. Il est engagé par le Komintern comme traducteur de littérature russe en tchèque et va travailler à Moscou en tant que rédacteur. Sa vision de l’Union soviétique en construction est très idéologique : on redécouvre grâce à une réédition systématique des œuvres de Weil ses articles de jeunesse qui sont un peu désespérant. Il y a quelque chose de la passion d’un jeune communiste à se conformer à un modèle. Cela ne lui a pas vraiment porté chance puisqu’à partir de la moitié des années 1930, donc à l’époque des premiers procès staliniens, il se voit désavoué par le Komintern, et il est envoyé au Kazakhstan, déchargé de ses fonctions de traducteur. De cette période, pour laquelle il a un point de vue très critique, vont surgir deux romans qu’on peut traduire comme De Moscou à la frontière et ensuite la description d’un camp de travail dans l’ouvrage La Cuiller en bois. »
Ce sont des textes qui n’ont pas été traduits en français…
« Oui. Longtemps, Jiří Weil a laissé penser qu’il avait connu ce qu’aujourd’hui on pourrait considérer comme un des premiers camps d’isolement. Les choses sont manifestement plus complexes. Ce qu’on peut dire c’est qu’il a été tenu en suspicion et il est finalement rentré en Tchécoslovaquie. A cause de ses deux romans critiques, il a été exclu du Parti communiste tchécoslovaque, ce qui lui a été sans doute très difficile à supporter, mais qui l’a sans doute aussi un peu protégé pendant la guerre puisqu’il n’était pas sur les listes des communistes de premier plan. »
(Sur)vivre sous l’occupation à Prague
Ça l’a certes protégé, mais il était juif. En relisant la biographie de Weil, on se rend compte que l’épisode où il simule son suicide et se cache se déroule à la fin de la guerre. Entre-temps, il a été tout de même aidé par des amis, il s’est aussi marié avec une femme non-juive. Est-ce que ces choses-là aussi ont contribué à le protéger dans un système d’occupation par ailleurs très dur en Tchécoslovaquie ?
« Le système se durcit terriblement à partir de 1942 avec une systématisation de la déportation de la population juive, généralement vers le camp de transit de Terezín avant d’être dispatchés dans différents camps d’extermination sur le territoire polonais. C’est vrai que Weil a eu une succession de petites chances. Il a bien sûr eu une vie extrêmement pénible, il en parle dans Vivre avec une étoile, mais il a été protégé par deux choses : le fait qu’il se soit marié avec Olga, dix jours avant l’entrée en vigueur d’une loi qui faisait sauter la protection du membre juif d’un couple mixte. Il a été sauvé in extremis par une sorte de juridisme qui continue à fonctionner dans la Prague du Protectorat qui fait que si on est un peu protégé par une loi, ça marche. Ensuite, il a été protégé par son travail auprès de la communauté juive, dont on voit des échos dans ses romans. Il a été affecté à l’inventorisation des biens spoliés aux familles juives. C’est donc quelque chose d’extrêmement compliqué à gérer bien sûr, avec le conflit moral de quelqu’un qui survit en voyant les autres partir. A la fin de la guerre, se sentant très directement menacé, il a, avec la complicité de sa femme et d’amis, simulé un suicide à partir duquel il se cache. Mais il ne se cachera que quelques mois. »
Une écriture sobre, un art du détail
Que peut-on dire sur la spécificité de l’écriture de Weil dans ce roman et dans son œuvre globalement ?
« Souvent, dans l’écriture de la mémoire de la Shoah – or ce livre est un des premiers romans de ce genre publié sur la question – on a l’impression que ces récits doivent être très émotifs, très empathiques, voire pathétiques. Weil, à cause d’un certain nombre d’antécédents et par goût, va tout à fait à l’opposé. On l’a parfois comparé à juste titres avec Kafka et on peut dire que son écriture est très sobre, avec des phrases apparemment très simples, un rythme du récit assez monotone. Vivre avec une étoile raconte l’histoire de l’exclusion progressive d’un citoyen tchèque juif qui découvre sa judéité, qui n’était concerné ni par la vie religieuse ni par la foi… »
Comme ce devait être le cas de nombreux Juifs de Tchécoslovaquie à l’époque…
« Oui, en tout cas d’un certain nombre de ces Juifs assimilés à la société tchécophone, et au tchécoslovaquisme laïc de la Première République tchécoslovaque. C’est donc une langue qui est proche de ce qu’on appelle en Allemagne la ‘nouvelle objectivité’, donc un style froid en apparence. Quelqu’un comme Jiří Holý qui a été le rédacteur du premier volume important dans les années 1990 revenant sur l’œuvre de Weil a fait remarquer que dans cette langue un peu plate il y a quelques pépites : il parle d’un art du détail. Et effectivement, on le sent bien quand on le traduit, on bute sur de tous petits détails qui font que la surface n’est pas si lisse. C’est une belle transcription textuelle de ce que vit le personnage du roman : une existence qui semblait simple et qui tourne à la catastrophe parce qu’on se prend les pieds dans le tapis. C’est peut-être l’occasion de dire que finalement, le roman de Weil, par son style, mais aussi par l’espèce de philosophie qui s’en dégage, est un roman existentialiste. On peut considérer que les romans de Kafka sont des œuvres pré-existentialistes alors que l’existentialisme n’avait pas de nom. Et pour Weil, c’est un roman existentialiste qui connaît la philosophie existentialiste dans laquelle il s’est probablement reconnu. »
Un roman immédiatement interdit
Le roman Vivre avec une étoile est sorti en 1949, un an après le Coup de Prague et l’arrivée au pouvoir du Part communiste en Tchécoslovaquie. Quelle a été la réception du livre ?
« Elle a été assez drastique puisque le livre est sorti, a été distribué. Il a été publié par une maison d’édition qui s’appelait ELK qui était assez distincte des grandes maisons communistes de l’après-guerre et qui, en tant que telle, ne pouvait pas durer très longtemps. Elle a été liquidée et les exemplaires déjà dans les librairies ont été retirés. Cela a donc été presque tout de suite un roman interdit qui a évidemment circulé parce qu’il y avait des exemplaires. Weil a essayé jusqu’à la fin de sa vie de retrouver une place dans le monde littéraire tchécoslovaque, avec beaucoup de difficulté. On lui a refusé plusieurs fois de manière très humiliante le retour dans l’Union des écrivains. Il y a une sorte de convergence chronologique tragique entre ce personnage qui sort miraculé de la Seconde Guerre mondiale et une chronologie qui tourne à la confusion : pendant toutes les années 1950, il va essayer de réécrire des romans, de proposer des scénarios de films, il est un temps employé aux studios Barrandov, et finalement il arrive à terminer son autre grand roman où il reprend la question de l’expérience juive, Mendelssohn est sur le toit.
Le livre paraît mais cela tombe en plein dans la très difficile déstalinisation de la culture tchécoslovaque de la fin des années 1950 et il meurt avant d’avoir vu son livre paraître. Il y a donc quelque chose de tragi-comique parce qu’il s’en faut de très peu pour qu’il voit tout cela. Sur Weil, il faut aussi dire qu’on a beaucoup de témoignages de Jiří Kolář et Jan Vladislav sur sa personnalité : c’était un personnage très sympathique, un bon copain. On le voit dans cette société qu’il aimait et qui l’aimait, et malgré tous ses atouts, il n’est pas parvenu à se faire reconnaître. »
Les éditions Triáda publient les œuvres complètes de Weil en Tchéquie. Peut-on en dire quelques mots ?
« Effectivement, c’est l’excellent textologue Michal Špirit qui a pris la direction d’un très grand chantier de réédition systématique de tous les textes : pas seulement les œuvres, mais vraiment aussi les textes journalistiques. Il faut saluer le travail de Triáda qui comble les lacunes de cette période qui a été dévastée par la succession de systèmes politiques abominables. Il y a tout un travail d’informations historiques et de documentation qui nous permettent, grâce à des notes, de reconstituer la trajectoire politique d’un homme engagé dans une société qui a été très compliquée et à ses dépens. »