A Prague, un restaurant solidaire emploie des femmes SDF

Jídelna kuchařek bez domova

70 000, tel est le nombre approximatif de personnes sans-abris en République tchèque. Environ 25% d’entre elles sont des femmes qui échappent souvent aux dispositifs d’aide. Depuis quelques années, certaines travaillent à Prague au sein du Restaurant des cuisinières SDF. Ce restaurant pas comme les autres est un premier pas vers leur réintégration dans la société. Plus encore : le projet dénonce les préjugés et stéréotypes des Tchèques sur les personnes en précarité. Reportage. 

Photo: Jídelna kuchařek bez domova

« Nous sommes en train de préparer une soupe de goulash pour demain, mais sans viande, parce que nous faisons uniquement de la cuisine vegan. Donc il y a beaucoup de légumes dedans : de l’oignon, de la carotte, du persil, des pommes de terre… »

Jídelna kuchařek bez domova | Photo: Magdalena Hrozínková,  Radio Prague Int.

Bienvenue au restaurant « Jídelna kuchařek bez domova », dans le quartier pragois de Košíře, où des femmes sans domicile fixe servent chaque jour des plats délicieux et innovants, strictement vegans, vendus à un prix modique. Au menu ces derniers jours un dahl de lentilles, un chilli sin carne, une soupe au brocoli, ou des pois chiches au paprika.

Ce restaurant et la communauté qui s’est créée autour servent de filet de sécurité aux nombreuses femmes sans-abris pragoises. On écoute Nikola, 28 ans :

« Ma mère a été la toute première cuisinière de ce restaurant et moi aussi, je suis employée ici depuis que le restaurant existe, donc depuis environ trois ans. Ce travail m’aide à rembourser mes dettes. Je vis avec ma mère chez l’ancienne gérante du restaurant. Elle avait un appartement libre et a proposé de nous héberger. J’aime beaucoup ce travail, mais je n’aime pas trop cuisiner, la plupart du temps, je suis au bar. »

Photo: Jídelna kuchařek bez domova

Le Restaurant des cuisinières SDF est un des multiples projets créés par l’organisation pragoise à but non lucratif « Jako doma » (Comme chez soi) qui aide et soutient les femmes sans-abris. Lexa Doleželová a fondé l’organisation et le centre communautaire « Jako doma » en 2012, avec ses amis. Selon elle, le restaurant des cuisinières SDF est aussi un projet collectif, mais inventé par les femmes en détresse elles-mêmes :

Photo: Jídelna kuchařek bez domova

« Nous avons réfléchi ensemble à une activité qui pourrait les aider matériellement, mais également psychiquement. Du coup, elles ont proposé spontanément de faire la cuisine. Nous avons alors commencé à préparer et à vendre nos premiers plats en 2013 au marché fermier à Karlín, puis dans les marchés organisés dans d’autres quartiers aussi, notamment à Náplavka, sur le quai de la Vltava. »

Un lieu pour se retrouver en sécurité

Il y a trois ans, le restaurant s’est lancé officiellement dans les locaux situés en bas d’un immeuble de la rue Brožíkova, dans le Ve arrondissement de Prague, tout près de l’arrêt de tramway U Zvonu. Veronika Zerzánová gère le restaurant depuis deux ans. Elle raconte :

Veronika Zerzánová | Photo: Magdalena Hrozínková,  Radio Prague Int.

« Ce restaurant est un lieu dont rêvaient les femmes sans-abris. Elles voulaient montrer aux autres leur savoir-faire, être utiles à la société, avoir le sentiment du travail accompli. En même temps, ce restaurant est un lieu qui leur appartient, où elles peuvent se retrouver et discuter en sécurité, sans être jugées, où elles peuvent partager leurs soucis. »

Le restaurant emploie actuellement une cuisinière à temps plein, deux autres qui travaillent à temps partiel et près de quinze employées temporaires.

« Le nombre de travailleuses temporaires n’est pas stable. Il peut varier entre 10 et 20 au cours de l’année. Certaines d’entre elles collaborent plus ou moins régulièrement avec nous, mais on ne peut pas vraiment compter sur leur présence chaque semaine. D’autres travaillent intensément pendant une certaine période pour gagner de l’argent, puis ne viennent plus. Donc le personnel change ici assez fréquemment. »

Jídelna kuchařek bez domova | Photo: Magdalena Hrozínková,  Radio Prague Int.

« Parmi les femmes qui travaillent ici, il y en a peu qui vivent dans la rue, dans des campings par exemple. Il est vrai que nous en avons eu aussi, par le passé. Mais la majorité de nos cuisinières habitent dans des foyers d’asile ou dans différents centres d’hébergement, où elles doivent payer un loyer. Voilà pourquoi il est important pour elles de gagner de l’argent, sinon elles se retrouvent vite à la rue. »

« Les cuisinières nous contactent d’elles-mêmes. Ce sont les femmes qui fréquentent notre centre communautaire ‘Jako doma’, c’est là qu’on leur offre la possibilité de travailler au restaurant. Mais le premier pas à faire pour se faire aider, c’est d’aller au centre où on leur propose toute sorte d’assistance. On y trouve un espace pour l’hygiène corporelle et vestimentaire, une salle de restauration, un point de connexion et une salle de repos. On leur propose un accompagnement social et on les aide à trouver un logement et éventuellement un travail. »

Photo: Jídelna kuchařek bez domova

Jana, 41 ans, est elle aussi passée par le centre « Jako doma », pour trouver un hébergement et le travail au restaurant où elle fait valoir son talent de cuisinière depuis neuf mois :

« J’avais travaillé pendant dix ans dans un restaurant classique, mais là, c’est autre chose, on apprend à cuisiner sans viande et ça me plaît. J’ai aussi appris à faire du pain. J’ai fait toutes sortes de travaux dans ma vie, du jardinage aussi. Je suis contente d’être ici, je ne changerais pas. C’est difficile de trouver du boulot aujourd’hui. Et puis, l’équipe est sympa ! »

Photo: Jídelna kuchařek bez domova

Les adeptes au travail dans le restaurant doivent passer un examen médical pour obtenir la permission de travailler dans la gastronomie. Veronika Zerzánová explique :

« Nous leur trouvons un médecin, car la plupart d’entre elles n’en a pas, nous les accompagnons pour les visites et les aidons à régler les formalités. Lorsqu’elles obtiennent l’autorisation, elles peuvent commencer à travailler, elles apprennent tout ce qu’il faut sur place. »

Le restaurant prépare actuellement une cinquantaine de repas par jour. Une partie est distribuée via la plateforme Breakfaststory aux personnes âgées et aux familles monoparentales, dans le cadre d’un projet caritatif qui permet aux Pragois d’acheter quotidiennement deux repas chez les cuisinières SDF : un pour soi-même et l’autre pour une personne en situation de précarité. Tous les jours, le restaurant offre gratuitement des repas aux sans-abris du quartier et il est bien sûr également possible de se restaurer dans ses locaux ou d’acheter un repas à emporter.

Photo: Jídelna kuchařek bez domova

Le restaurant dépend financièrement des dons des particuliers et des entreprises, des aides publiques et européennes. Il récupère des invendus des supermarchés et collabore avec l’association « Zachraň jídlo » (Sauve la nourriture) qui lutte contre le gaspillage alimentaire. Mais selon Veronika Zerzánová, l’enthousiasme de l’équipe du restaurant se heurte parfois à l’incompréhension et l’indifférence des Tchèques :

« La situation en Tchéquie est différente de celle dans les pays occidentaux. Ici, des structures comme la nôtre remplacent l’action de l’Etat qui est insuffisante quant à l’aide aux plus démunis. Et puis, les Tchèques ne sont pas très solidaires avec les SDF. Ils trouvent toujours une raison pour ne pas les soutenir : parce qu’ils vont s’acheter de l’alcool, dépenser de l’argent n’importe comment. Mais la réalité est plus complexe : par exemple, la majorité de nos cuisinières ont été élevées en institution, où elles n’ont pas appris à gérer leur argent. Elles n’avaient personne pour les soutenir et les conseiller. »

« Les gens sont très méfiants envers les SDF. Même ici, dans notre rue, nous sommes mal vus par nos voisins. Ils ont peur de venir et ils n’aiment pas les sans-abris qui fréquentent le restaurant. »

Photo: Jídelna kuchařek bez domova

Les femmes SDF invisibles

Jídelna kuchařek bez domova | Photo: Magdalena Hrozínková,  Radio Prague Int.

« Ce qui est difficile avec le travail avec les femmes SDF, c’est que leurs destins et leurs problèmes ne vous lâchent pas même après une journée de travail. Elles ont besoin d’aide d’autant plus qu’elles supportent très mal leur situation. Elles ont honte de vivre dans la rue, n’ont pas le courage de demander de l’aide et cachent leurs difficultés devant les autres. Les femmes SDF sont invisibles et de ce fait, même ceux qui ont de la bonne volonté ne les aident pas. »

« Sinon, le travail est le même que dans tout autre restaurant. C’est ça qui me plaît et qui me touche : les femmes sans-abris que nous employons font tout leur possible pour réussir. Et elles se réjouissent tellement de leurs succès ! Parce qu’elles ont subi tellement d’échecs personnels, elles manquent absolument de confiance en elles-mêmes. »

Photo: Jídelna kuchařek bez domova

Le Restaurant des cuisinières SDF participe régulièrement à des marchés et des événements caritatifs : tout récemment, il a soutenu les victimes de la tornade en Moravie du Sud. Vous trouverez ses heures d’ouverture, son menu actuel et autres informations encore sur sa page Facebook, ainsi que sur le site du centre « Jako doma ».

https://www.facebook.com/jidelnakbd/

http://jakodoma.org/english/