Adalbert Khan : « Les cimetières parlent de la vie et non de la mort »
Adalbert Khan – derrière ce pseudonyme se cache le peintre, vidéaste et réalisateur franco-tchèque Vojtěch Janyška installé à Paris. Il réalise des images de cimetières un peu partout où il se rend, avec un intérêt particulier pour la façon dont on perpétue, dans différents pays, cultures et époques historiques, la relation avec nos proches disparus. Adalbert Khan expose, jusqu’au 15 février prochain, ses aquarelles et tableaux animés à l’Institut français de Prague. Il nous fait visiter cette exposition au titre quelque peu énigmatique « Je ne t’oublierai ja », en tchèque « Na věčnou památ ».
« A chaque fois que je voyage quelque part, je vais dans des cimetières et j’y fais des photos. Ce n’est pas la mort qui m’intéresse, assez bizarrement, je ne la vois quasiment pas dans les cimetières. Ce que je vois, ce sont des objets portant des sentiments forts et intimes, de petites mises en scène qui sont à la vue de tous. Ce sont des objets parfois kitsch, parfois assez sobres. »
« Au début, je prenais des photos dans les pays où je voyageais. Ensuite, j’ai réalisé cette série d’aquarelles faites d’après les photos. Maintenant, c’est l’inverse : je programme mes voyages pour aller voir des cimetières. »
« Dans cette exposition, on voit plusieurs cimetières en France, notamment le Père-Lachaise tout près de chez moi, des cimetières de Prague bien sûr, avec une tombe de ma famille. J’expose également plusieurs aquarelles d’Asie : du Cambodge, d’Inde, du Caucase… »
Donc c’est un projet qui évolue ?
« En effet, c’est un projet que j’ai envie de continuer pendant encore plusieurs années, avec quelques thématiques qui vont peut-être ressortir. A Prague, j’expose ces aquarelles pour la première fois. J’espère que la série va s’enrichir, j’aimerais que ce soit une exposition itinérante montrée dans les lieux où j’ai peint, éventuellement où je vais peindre les cimetières. »
Une carte postale du cimetière
Peut-on dire un mot de la forme de l’exposition, puisque vous exposez certaines aquarelles sur des installations qui bougent, et d’autres sous forme d’images animées ?
« L’exposition mélange des aquarelles qui sont assez petites. J’adore les miniatures, notamment les enluminures ou les miniatures médiévales. Il y a des aquarelles qui sont sur papier et qui sont encadrées, présentées sur des structures qu’on peut faire tourner et qui évoquent pour moi des supports pour carte postale. Il y a un peu d’ironie là-dedans, dans le côté installation touristique, avec le tourisme des cimetières… »
« Certaines œuvres ont une version animée. Ce sont des aquarelles reprises avec un léger mouvement comme une mèche qui tombe, l’ombre d’un cheval ou des effets de lumière… Une ambiance sonore accompagne aussi certaines aquarelles. C’est assez contemplatif et ça permet de rajouter un souffle de vie que je trouve très important pour cette série. »
Une tasse de café et des cigarettes en Chine
Justement, avec tous ces pays que vous avez visités, tous ces cimetières que vous avez pu voir, est-ce que vous observez différentes manières de se rapprocher de nos proches disparus ?
« Le rapport aux morts est un rapport extrêmement intime par définition, il est donc évidemment très différent selon les personnes. Mais on peut tirer des généralités selon les pays. Par exemple si vous prenez la Chine, les cimetières que j’y ai vus sont remplis de gobelets de cafés, de cigarettes, de bonbons, et évidemment de bâtons d’encens et de fausses monnaies. L’idée derrière tout cela c’est que dans la vie après la mort, on a des besoins à peu près similaires à ceux dans la vie quotidienne. »
« Je pense que quand on prend soin d’un proche pendant toute sa vie en lui faisant du café au petit-déjeuner, une fois qu’il disparaît, on a envie de continuer, pour faire perdurer le lien… Il paraît donc logique, quand on va sur la tombe de cette personne, d´apporter une tasse de café. En Europe, ce n’est pas tellement répandu, sauf par exemple dans la communauté rom. Puis il y a des pays où c’est beaucoup plus sobre. »
Comme en Tchéquie par exemple ?
« Oui… Ecore que ! Quand je suis allé récemment sur la tombe de mes grands-parents, à Prague, j’ai été très étonné de voir le nombre de bougies allumées, et le nombre de décorations de Noël. En fait, en Tchéquie, les décorations changent avec les saisons. En automne, j’ai vu sur les tombes de petits animaux faits avec des marrons, des couronnes de pommes de pin, alors qu’au printemps, on y apporte souvent des vraies fleurs. Donc on est moins sobre que ce que je pensais ! »
« De toute façon, les cimetières ont énormément évolué. Au Moyen Âge, c’étaient des lieux de vie importants, où on organisait des foires, des spectacles. Ensuite l’Eglise a essayé de s’emparer de ces lieux en les sacralisant. Au XIXe siècle, on a commencé à faire toute une statuaire hyper érotique dans les cimetières, avec ces femmes nues qui sont sculptées sur les tombes. »
« En France, il y a une tradition de faire des fleurs en céramique qui imitent les vraies fleurs, mais elles sont hyper sexualisées aussi. A chaque fois, je me demande qui décide de mettre une femme nue sur une tombe. C’est la même chose quand on pose une fleur en forme de vulve très clairement sur une tombe familiale… Pourquoi les gens le font-ils et pour qui ? Tout cela soulève beaucoup de questions. »
Est-ce que vous avez été choqué par des choses que vous avez vues dans d’autres pays ?
« Il y a des choses que l’on trouve bien sûr extrêmement touchantes, comme les tombes d’enfants, qui me serrent le cœur à chaque fois. Mais il y a aussi les choses dont les gens sont fiers, comme la petite voiture Jigouli que l’on voit sur tous les tableaux d’une tombe, dans un cimetière en Géorgie. »
« Les cimetières peuvent aussi refléter des choses terribles de l’histoire. Je pense par exemple au cimetière juif de Thessalonique, le plus grand d’Europe, qui a été totalement détruit en 1942 sous l’occupation nazie. Mais en fait, les pierres des tombes en marbre ont été réutilisées pour plein de constructions, pour des piscines, des maisons privées, des églises… Quand vous vous asseyez sur un banc, vous avez une chance sur deux que ce soit une tombe juive. Certaines de ces pierres ont gardé l’inscription, mais la plupart ont été effacées pour faire oublier. »
Un cimetière comme un paysage
Pourriez-vous décrire cette image d’un cimetière au Kirghizstan ?
« Il est situé dans de grandes montagnes, très hautes et très belles, à côté d’un lac. Il y a des monticules de terre pour chaque personne décédée. Les Russes qui ont annexé le Kirghizstan au XIXe siècle ont apporté l’idée de la pierre tombale à côté des monticules, ainsi que celle du portrait émaillé, c’est-à-dire d’une photo sur la pierre. On y trouve souvent une étoile communiste qui date de l’URSS, accompagnée d’un croissant de lune, en tant que symbole de l’Islam.
« C´est peut-être dû à leur passé nomade, mais encore aujourd’hui, les Kirghizes construisent des tombes qu’ils n’entretiennent pas, il est normal de les laisser se dégrader petit à petit pour retomber dans la terre. »
« Les cimetières imitent souvent l’environnement dans lequel ils se trouvent. En Europe, ils ressemblent à des petites villes, faites avec des allées et des rues, tandis que dans le Caucase, les tombes ressemblent aux montagnes. On trouve beaucoup de paysages dans ma série d’aquarelles. »
Des renards au Père-Lachaise
« Sur cette aquarelle en longueur, la moitié du tableau est occupée par la pierre, l’autre par les fleurs. Ce que je trouve assez drôle dans les cimetières, ce sont toutes les promesses d’éternité gravées dans le marbre, comme ‘Je ne t’oublierai jamais’, ‘Souvenir éternel’… Or avec le temps, la pierre se casse et les inscriptions s’effacent. C’est de l’éternité en toc – d’où aussi le titre de l’exposition, ‘Je ne t’oublierai ja...’. L’aquarelle évoque aussi notre rapport à la végétation. Nous apportons des fleurs au cimetière, mais en même temps, nous désherbons ces lieux. En réalité, ce rapport est en train de changer totalement. »
« En France, les herbicides ont été interdits dans les cimetières en 2011. Depuis, ils deviennent de plus en plus verts et une nouvelle faune s’y installe. Au Père-Lachaise, nous avons une famille de renards, avec des renardeaux qui se baladent entre les tombes ou encore une colonie de perruches. On installe des ruches dans des cimetières de Paris et on y vient de plus en plus souvent pour se balader, parce que ce sont de beaux espaces verts. Il se trouve que les cimetières reflètent aussi les questions sociétales du moment, y compris cette conscience écologique. »
Personnellement, avez-vous déjà pensé à l’endroit où, un jour, vous voudriez être enterré ? Cette question vous est-elle venue à l’esprit pendant le travail sur ce projet ?
« Un ami m’a raconté que quand son grand-père était sur son lit de mort, on lui a demandé comment il voulait être enterré. Dans un dernier élan de lucidité, il a dit : ‘Surprenez-moi !’ Je trouve que c’est la meilleure réponse. »