Adolf Scherer, le « premier Français » finaliste de la Coupe du monde de football, n’est plus
La France, qu’il avait découverte à la fin des années 1960, était devenue son pays d’adoption et il parlait de la Tchécoslovaquie comme si elle n’avait jamais cessé d’exister. Il était né dans les montagnes slovaques mais est resté vivre au bord de la Méditerrannée depuis le jour où il a vu la mer pour la première fois. Finaliste de la Coupe du monde 1962 contre le Brésil, ancien attaquant de Nîmes et d’Avignon, Adolf Scherer, pourtant grand amoureux de la vie, est décédé samedi 22 juillet à Saint-Gilles, dans le Gard. Une immense figure du football tchécoslovaque, qui avait émigré en France au début des années 1970, s’en est allée à 85 ans.
À sa femme française Nadia, il disait, en roulant les « R » quand il s’exprimait en français avec son fort accent slave, qu’il était devenu « 100 % français ». Dans un grand éclat de rire, elle lui rétorquait que ce n’était pas vrai et que dès lors qu’il s’agissait d'un match de foot ou de hockey, son cœur continuait de battre d’abord pour les Slovaques. Ou pour les Tchèques puisqu’Adolf Scherer, qui était le dernier joueur slovaque encore vivant à avoir disputé la finale de la Coupe du monde en 1962, était resté tchécoslovaque dans l’âme... Qu’importe désormais.
Radio Prague International avait rencontré Adolf Scherer et son épouse à Avignon lors d’un déjeuner ensoleillé sur les bords du Rhône il y a neuf ans, un après-midi de mars, quelques heures avant un match de Ligue Europa entre Lyon et le Viktoria Plzeň.
Et l’on peut confirmer toutes les réactions qui, en France comme en Slovaquie et en Tchéquie, ont fleuri suite à l’annonce de son décès dans la nuit de vendredi à samedi dernier, selon lesquelles c’est d’abord un homme « convivial », « généreux », « attachant », « très communicatif », « jovial », « inimitable », « passionné » et « humble » qui s'est éteint.
Et aussi, bien sûr, un joueur « talentueux et respecté » dont « la puissance et la précision des frappes de balle » ont laissé un souvenir ému à ses anciens coéquipiers et à tous ceux qui, un jour, ont croisé son chemin sur les terrains du sud de la France. Une région qu’Adolf Scherer avait découverte lorsqu’il était âgé déjà de plus de 30 ans, d’abord au Nîmes Olympique de 1969 à 1972, malgré l’écrasement du Printemps de Prague quelques mois plus tôt.
« Au départ, c’était dur. Je ne parlais pas un mot de français. À l’époque (pendant la période dite du Printemps de Prague, une certaine libéralisation du régime a permis l’introduction par Alexander Dubček, premier secrétaire du PC, de la liberté de circulation, ndlr), le président de la République avait autorisé cinq joueurs à quitter la Tchécoslovaquie pour aller jouer à l’étranger. La société Pragosport organisait tout cela et donnait les visas aux meilleurs joueurs (spécialisée dans le commerce extérieur sous le régime communiste, Pragosport était une société qui contrôlait tous les mouvements des sportifs tchécoslovaques, ndlr). Pragosport m’a donc permis de signer un contrat de quatre ans à Nîmes. Mais au bout de ces quatre ans (en 1972), j’ai été obligé de revenir en Tchécoslovaquie. Je suis donc retourné à Martin (petite ville du nord de la Slovaquie). Mais ça ne me plaisait pas trop (à côté du football, il était employé comme comptable à l’usine du coin). Alors, j’ai émigré... »
Durant ses quatre saisons à Nîmes, les buts et le talent d’Adolf Scherer contribuent grandement aux succès et au retour au premier plan du club gardois dans l’élite du football français. Mais contraint de revenir en Slovaquie, l’attaquant a le mal du pays : la France lui manque. En 1973, l’attaquant ancien champion de Tchécoslovaquie avec l’Inter Bratislava en 1959 (rebaptisé Étoile rouge à l’époque) profite d’une invitation à un match amical à Nîmes, auquel le régime l’autorise à participer, pour prendre la poudre d’escampette et émigrer... Mais si la vie en France lui a toujours plu, son exil, loin des siens, a aussi parfois été synonyme de crève-cœur :
« Pendant seize ans, je n’ai pas pu rentrer à la maison. La première fois que je suis revenu, quand j’ai passé la frontière… ohlala… À Bratislava, tout le monde me disait ‘Adolf, Adolf Scherer, Dolfy’ (son surnom)… Mais pendant ces seize ans… Quand mon père est mort, l’ambassade de Tchécoslovaquie a refusé de me donner un visa pour aller à son enterrement… Un scandale ! J’ai tout essayé… ils n’ont rien voulu savoir ! Et après la révolution, quand je suis retourné (en Slovaquie) pour la première fois, le gendarme avec son étoile rouge à la frontière m’a collé avec des ‘ooh, monsieur Scherer, ooh’… Quand j’ai revu Bratislava (où il a joué pendant les plus belles années de sa carrière de 1957 à 1965, à l’Inter donc, puis au Slovan, avant de partir à Košice) pour la première fois après ces seize années, j’ai pleuré et je me suis dit que ce n’était pas possible tellement tout avait changé. »
Ces dures épreuves de la vie, Adolf Scherer les a surmontées parce qu’il aimait le football, langage universel, plus que tout. Ce sont ses talents de buteur, sa puissance et sa force de caractère mais aussi sa joie de vivre en dehors du terrain qui ont permis au « petit merdeux de Slovaquie », comme lui-même s’appelait, d’abord de s’imposer très jeune en sélection tchécoslovaque, aux côtés d’immenses joueurs comme Josef Masopust (Ballon d’or 1962), puis de refaire sa vie en France.
« Le football, c’est ma vie. Je ne peux jamais l’oublier. J’ai fait ma carrière et ma vie privée avec le football. J’ai 75 ans et le sport m’a toujours beaucoup donné. Même aujourd’hui, j’en fais encore beaucoup. Tous les jours. Du vélo, de la gymnastique, des exercices, de la natation… Minimum trente à quarante minutes. J’ai toujours été sportif. J’ai besoin de ça pour vivre et je vais toujours voir des matchs à gauche et à droite, même de petit niveau… C’est pas beau, la vie ? (il regarde sa femme et se marre) Une vie de football ? »
En raison de son émigration illégale en France, le nom d’Adolf Scherer, que les fonctionnaires communistes avaient fait effacer des archives, est longtemps resté inconnu du grand public tchèque et slovaque. C’est pourtant bien lui qui, auteur notamment d’un doublé contre la Yougoslovaie en demi-finales, avait été le meilleur buteur de la sélection tchécoslovaque lors du Mondial 1962 :
« J’étais un buteur. Peut-être que si j’avais été défenseur et pas avant-centre, je n’aurais pas fait la même carrière. Mais je marquais des buts… Pourtant, à 18-20 ans, je n’étais pas un technicien. Pied gauche, pied droit, peu importait, je tirais dans toutes les positions… On me surnommait le tank, j’avais des cuisses comme ça (il met ses grosses mains autour de ses cuisses) et je marquais… »
Une aventure au Chili qui avait donc conduit la Tchécoslovaquie jusqu’en finale, qu’Adolf Scherer nous avait racontée en détail lors de notre déjeuner à Avignon 52 ans plus tard et que nous vous proposons de réécouter :
« Masopust (Josef), Pluskal (Svatopluk), Novák (Ladislav), les trois ont été comme des pères pour moi. Ce sont eux qui m’ont guidé et conseillé. Il y avait quelques années de différence entre nous, alors je les écoutais comme j’écoutais mon père. Vous savez, à l’époque, ce n’était pas facile pour un jeune d’intégrer une équipe de ‘vieux’. J’étais Slovaque, j’avais 20 ans, j’étais un petit merdeux, quoi… Mais quand je suis arrivé, j’ai été poli avec eux, discipliné, j’ai écouté ce qu’ils me disaient et j’ai fait ma carrière avec eux. Une finale de Coupe du monde, c’est quelque chose quand même, non ? Et tout le monde ne participe pas à deux Coupes du monde (1958 et 1962)… »
« Le Chili ? On arrive à Santiago, on voit les affiches avec la composition de notre groupe… La Tchécoslovaquie était en dernier. Bon, comme d’habitude, hein. Après ça, arrive un car qui doit nous emmener quelque part. Un vieux car, tu sais, qui faisait plein de fumée (il imite le bruit). Il nous emmène dans la montagne avec des virages sans arrêt, on regardait le ravin… Mon Dieu ! Si on tombait, c’était la catastrophe. On tremblait de peur… Je disais à mes partenaires de ne pas regarder en bas, mais en haut. Et là, en haut, se trouvait une hacienda… Tu sais, des cowboys et tout… C’était pour nous. C’est là que nous avons été logés. Toutes les autres équipes étaient à l’hôtel, mais nous, nous étions avec les vaches et les moutons. Les lits ? C’était comme à l’armée, tu ne dormais pas beaucoup. Bon, on va se promener et on regarde notre poule : il y avait le Brésil, l’Espagne, le Mexique… (il marque un temps de silence) et la Tchécoslovaquie. Je n’ai pas dormi la nuit ! (il éclate de rire) »
Adolf Scherer ne dort pas, mais cela ne l’empêche pas, lui et ses partenaires, de démarrer ce Mondial chilien du bon pied…
« Le premier match est donc contre l’Espagne… Di Stefano, Puskas, Gento, que des stars ! On n’avait aucune chance. Puskas a tiré quatre fois sur la barre, je crois qu’elle en tremble encore aujourd’hui. Je te jure, quelle chance nous avons eue… Puis Jozef Štibrányi récupère un ballon à quelques minutes de la fin, il marque et on gagne 1 à 0. Deuxième match contre le Brésil. Alors là, le Brésil… Pelé, Vavra, Zagallo, Garincha… Amen ! Et pourtant on fait 0-0 avec Pelé qui se blesse à cinq minutes de la fin… On avait trois points, on était presque qualifiés, c’était déjà pas mal avant notre dernier match contre le Mexique. Vingt-cinq secondes de jeu (quinze en réalité pour ce qui est resté jusqu’en 2002 le but le plus rapide de l’histoire de la coupe du monde, ndlr) et Václav Mašek ouvre le score. On mène 1à 0 pour finalement perdre 3 à 1, mais c’était bon, on était quand même qualifiés. De là, quart de finale, donc. Si on avait gagné contre le Mexique, on aurait joué contre l’Angleterre. Mais comme on avait perdu, on a joué contre la Hongrie et les Albert, Tichy et Fenyvesi… C’était Grosics leur gardien, Pepík (diminutif en tchèque de Josef, prénom de Masopust) me met le ballon en profondeur et Scherer de vingt mètres du pied gauche… boum ! On a été dominés, mais on a gagné 1 à 0 avec de la chance… »
Et puis arrive « LE » match d’Adolf Scherer, la demi-finale contre la Yougoslavie, où il inscrit deux des trois buts tchécoslovaques :
« Bien sûr, la Yougoslavie… Skoblar, Šekularac, tous des stars, et on gagne 3 à 1. Ecoutez bien ! A un partout, il y a un penalty pour nous. Kvašňák (Andrej) prend le ballon et il me dit ‘dégage !’. Je lève les bras, l’entraîneur me crie : ‘Adolf, prends le ballon !’. Alors, je le prends, je regarde le gardien et je marque. Il plonge sur sa droite, je tire sur sa gauche… Et puis à cinq minutes de la fin, une combinaison avec Pospíchal (Tomáš), je pars seul au but, je dribble le gardien… 3 à 1, c’est la finale. »
Et enfin donc le grand jour : le 17 juin 1962, la finale de la Coupe du monde, retransmise en direct par la Radio tchécoslovaque depuis Santiago du Chili, oppose le grand Brésil, tenant du titre, à la Tchécoslovaquie, équipe surprise de la compétition…
« Ah, la finale ! C’est une grande fête, mais ce n’est pas un match comme les autres. On nous a fait redescendre de la montagne pour que nous dormions en ville dans une caserne. Le jour de la finale, réveil à sept heures du matin pour aller faire un footing avec les militaires… Vous rigolez, mais bon… Après ça, il y a eu la finale : 100 000 personnes au stade (il exagère un peu), mais ça ne faisait rien. Nous, on était décontractés, on avait fait 0-0 en match de poule contre le Brésil. Et on menait 1 à 0 à la mi temps… (Adolf Scherer est un peu trahi par sa mémoire. En réalité, les Brésiliens ont égalisé à la 17e minute par Amaridlo, après l’ouverture du score par Masopust deux minutes auparavant, ndlr) »
« Mais l’arbitre, Latyshev qu’il s’appelait, était un Russe. C’était un rigolo. Il y avait un penalty flagrant sur moi, il n’a rien sifflé. S’il avait fait son boulot, j’aurais marqué le penalty, on aurait mené 2 à 0 et ça n’aurait plus été la même affaire… En deuxième mi-temps, on est à un partout quand sur un centre, notre gardien (Viliam Schrojf, élu avant la finale meilleur gardien du tournoi et grand artisan du parcours tchèque) rate sa sortie et ça fait 2 à 1 pour le Brésil (Zito, 69e). Et le troisième but, c’est Vava (78e) qui le marque… Après le match, j’étais tellement… J’ai pleuré. J’ai pleuré (il se répète). La médaille qu’on nous a remise, je l’ai portée là (il montre autour de son cou) pendant cinquante ans. Je ne l’ai jamais quittée. Jusqu’au jour où madame Scherer, comme je nageais beaucoup, m’a dit ‘non, tu ne peux pas, tu vas nager en mer, tu vas la perdre’. Donc, elle me l’a prise et l’a cachée… Mais jusqu’à maintenant, on n’a toujours pas retrouvé cette médaille… (il interpelle sa femme assise à table en face de lui en faisant mine de se fâcher) ‘Elle est où cette médaille ?’ »
(Sa femme lui répond) « Mais arrête… Je ne sais pas où elle est rangée. »
(Il reprend) « Cinquante ans. Je l’ai portée, là, pendant cinquante ans… Jusqu’au jour où elle s’en est mêlée. ‘Tu vas la perdre et patati et patata’… Ah ça, maintenant, cette médaille est à la maison, mais personne ne sait où elle est et il faudrait tout retourner pour la retrouver (il éclate de rire)… »