Adolf Scherer : un homme, une finale et une médaille
La Coupe du monde de football au Brésil approche à grands pas. Même sans leur Reprezentace, de nouveau absente à la grande fête du ballon rond, ce n’est pas une raison pour les amateurs tchèques de football de bouder leur plaisir. Par exemple en se rappelant le plus grand succès de l’histoire du football tchécoslovaque au Mondial : la finale perdue (1-3) contre le Brésil en 1962. Nous vous invitons donc à revivre le parcours de l’équipe tchécoslovaque au Chili avec son meilleur buteur : un certain Adolf Scherer, ancien avant-centre slovaque qui a émigré en France quelques années après l’écrasement du Printemps de Prague et vit depuis toujours à Nîmes. Radio Prague lui a rendu visite.
« Le football, c’est ma vie. Je ne peux pas l’oublier. Jamais, vraiment jamais. J’ai développé ma carrière et ma vie privée avec le football. J’ai 75 ans et le sport m’a toujours beaucoup donné. Aujourd’hui encore, j’en fais encore beaucoup. Tous les jours. Du vélo, de la gymnastique, de la natation… Minimum trente à quarante minutes. J’ai besoin de ça pour vivre. »
Il est des rencontres dans une vie qui ne s’oublient pas. Des moments privilégiés. Celle avec Adolf Scherer, en mars dernier, à Avignon, fait partie de celles-là. Adolf Scherer… Malgré son prénom pas facile à porter, comme lui-même s’en amuse, malgré une finale de Coupe du monde et des buts en pagaille durant toute sa longue carrière de joueur, Adolf Scherer reste un nom pratiquement inconnu du public tchèque. La faute en grande partie aux aléas de l’histoire et aux fonctionnaires communistes qui ont fait effacer son nom des archives après son émigration illégale en France au début des années 1970. Et pourtant, Adolf Scherer, ce n’est pas n’importe qui et, surtout, ce n’était pas n’importe quel joueur, comme il s’est fait un plaisir de nous le rappeler :
« J’étais un buteur. Peut-être que si j’avais été défenseur et pas avant-centre, je n’aurais pas fait la même carrière. Mais je marquais des buts… Pourtant, à 18-20 ans, je n’étais pas un technicien. Pied gauche, pied droit, peu importait, je tirais dans toutes les positions… On me surnommait le tank, j’avais des cuisses comme ça (il met ses grosses mains autour de ses cuisses) et je marquais… »
Adolf Scherer était donc un buteur, un « kanonýr » (canonnier), comme disent les Tchèques, auteur de vingt-deux buts en trente-six sélections, bref un des meilleurs attaquants qu’ait connus le football tchécoslovaque. Quand même… Et un avant-centre qui, dès ses débuts en équipe nationale, a eu le bonheur d’évoluer avec un meneur de jeu comme Josef Masopust, élu Ballon d’or France Football en 1962. Et cinquante-deux ans après la folle et improbable aventure chilienne, Adolf Scherer reste reconnaissant :
« Masopust (Josef), Pluskal (Svatopluk), Novák (Ladislav), les trois ont été comme des pères pour moi. Ce sont eux qui m’ont guidé et conseillé. Il y avait quelques années de différence entre nous, alors je les écoutais comme j’écoutais mon père. Vous savez, à l’époque, ce n’était pas facile pour un jeune d’intégrer une équipe de ‘vieux’. J’étais Slovaque, j’avais 20 ans, j’étais un petit merdeux, quoi… Mais quand je suis arrivé, j’ai été poli avec eux, discipliné, j’ai écouté ce qu’ils me disaient et j’ai fait ma carrière avec eux. Une finale de Coupe du monde, c’est quelque chose quand même, non ? Et tout le monde ne participe pas à deux Coupes du monde (1958 et 1962)… »
-Racontez-nous un peu cette coupe du monde au Chili, où vous avez été un des grands artisans du succès tchécoslovaque…
« Le Chili ? On arrive à Santiago, on voit les affiches avec la composition de notre groupe… La Tchécoslovaquie était en dernier. Bon, comme d’habitude, hein. Après ça, arrive un car qui doit nous emmener quelque part. Un vieux car, tu sais, qui faisait plein de fumée (il imite le bruit). Il nous emmène dans la montagne avec des virages sans arrêt, on regardait le ravin… Mon Dieu ! Si on tombait, c’était la catastrophe. On tremblait de peur… Je disais à mes partenaires de ne pas regarder en bas, mais en haut. Et là, en haut, se trouvait une hacienda… Tu sais, des cowboys et tout… C’était pour nous. C’est là que nous avons été logés. Toutes les autres équipes étaient à l’hôtel, mais nous, nous étions avec les vaches et les moutons. Les lits ? C’était comme à l’armée, tu ne dormais pas beaucoup. Bon, on va se promener et on regarde notre poule : il y avait le Brésil, l’Espagne, le Mexique… (il marque un temps de silence) et la Tchécoslovaquie. Je n’ai pas dormi la nuit ! (il éclate de rire) »
Adolf Scherer ne dort pas, mais cela ne l’empêche pas, lui et ses partenaires, de démarrer ce Mondial chilien du bon pied…
« Le premier match est donc contre l’Espagne… Di Stefano, Puskas, Gento, que des stars ! On n’avait aucune chance. Puskas a tiré quatre fois sur la barre, je crois qu’elle en tremble encore aujourd’hui. Je te jure, quelle chance nous avons eue… Puis Jozef Štibrányi récupère un ballon à quelques minutes de la fin, il marque et on gagne 1 à 0. Deuxième match contre le Brésil. Alors là, le Brésil… Pelé, Vavra, Zagallo, Garincha… Amen ! Et pourtant on fait 0-0 avec Pelé qui se blesse à cinq minutes de la fin… On avait trois points, on était presque qualifiés, c’était déjà pas mal avant notre dernier match contre le Mexique. Vingt-cinq secondes de jeu (quinze en réalité pour ce qui est resté jusqu’en 2002 le but le plus rapide de l’histoire de la coupe du monde, ndlr) et Václav Mašek ouvre le score. On mène 1à 0 pour finalement perdre 3 à 1, mais c’était bon, on était quand même qualifiés. De là, quart de finale, donc. Si on avait gagné contre le Mexique, on aurait joué contre l’Angleterre. Mais comme on avait perdu, on a joué contre la Hongrie et les Albert, Tichy et Fenyvesi… C’était Grosics leur gardien, Pepík (diminutif en tchèque de Josef, prénom de Masopust) me met le ballon en profondeur et Scherer de vingt mètres du pied gauche… boum ! On a été dominés, mais on a gagné 1 à 0 avec de la chance… »
Et puis arrive « LE » match d’Adolf Scherer, la demi-finale contre la Yougoslavie, où il inscrit deux des trois buts tchécoslovaques :
« Bien sûr, la Yougoslavie… Skoblar, Šekularac, tous des stars, et on gagne 3 à 1. Ecoutez bien ! A un partout, il y a un penalty pour nous. Kvašňák (Andrej) prend le ballon et il me dit ‘dégage !’. Je lève les bras, l’entraîneur me crie : ‘Adolf, prends le ballon !’. Alors, je le prends, je regarde le gardien et je marque. Il plonge sur sa droite, je tire sur sa gauche… Et puis à cinq minutes de la fin, une combinaison avec Pospíchal (Tomáš), je pars seul au but, je dribble le gardien… 3 à 1, c’est la finale. »
Et enfin donc le grand jour : le 17 juin 1962, la finale de la Coupe du monde, retransmise en direct par la Radio tchécoslovaque depuis Santiago du Chili, oppose le grand Brésil, tenant du titre, à la Tchécoslovaquie, équipe surprise de la compétition…
« Ah, la finale ! C’est une grande fête, mais ce n’est pas un match comme les autres. On nous a fait redescendre de la montagne pour que nous dormions en ville dans une caserne. Le jour de la finale, réveil à sept heures du matin pour aller faire un footing avec les militaires… Vous rigolez, mais bon… Après ça, il y a eu la finale : 100 000 personnes au stade* (il exagère un peu), mais ça ne faisait rien. Nous, on était décontractés, on avait fait 0-0 en match de poule contre le Brésil. Et on menait 1 à 0 à la mi temps… (Adolf Scherer est un peu trahi par sa mémoire. En réalité, les Brésiliens ont égalisé à la 17e minute par Amaridlo, après l’ouverture du score par Masopust deux minutes auparavant, ndlr) »
« Mais l’arbitre, Latyshev qu’il s’appelait, était un Russe. C’était un rigolo. Il y avait un penalty flagrant sur moi, il n’a rien sifflé. S’il avait fait son boulot, j’aurais marqué le penalty, on aurait mené 2 à 0 et ça n’aurait plus été la même affaire… En deuxième mi-temps, on est à un partout quand sur un centre, notre gardien (Viliam Schrojf, élu avant la finale meilleur gardien du tournoi et grand artisan du parcours tchèque) rate sa sortie et ça fait 2 à 1 pour le Brésil (Zito, 69e). Et le troisième but, c’est Vava (78e) qui le marque… Après le match, j’étais tellement… J’ai pleuré. J’ai pleuré (il se répète). La médaille qu’on nous a remise, je l’ai portée là (il montre autour de son cou) pendant cinquante ans. Je ne l’ai jamais quittée. Jusqu’au jour où madame Scherer, comme je nageais beaucoup, m’a dit ‘non, tu ne peux pas, tu vas nager en mer, tu vas la perdre’. Donc, elle me l’a prise et l’a cachée… Mais jusqu’à maintenant, on n’a toujours pas retrouvé cette médaille… (il interpelle sa femme assise à table en face de lui en faisant mine de se fâcher) ‘Elle est où cette médaille ?’ »
(Sa femme lui répond) « Mais arrête… Je ne sais pas où elle est rangée. »
(Il reprend) « Cinquante ans. Je l’ai portée, là, pendant cinquante ans… Jusqu’au jour où elle s’en est mêlée. ‘Tu vas la perdre et patati et patata’… Ah ça, maintenant, cette médaille est à la maison, mais personne ne sait où elle est et il faudrait tout retourner pour la retrouver (il éclate de rire)… »
C’est donc sans sa médaille de finaliste de la Coupe du monde, « rangée » par son épouse française, qu’Adolf Scherer vit aujourd’hui… Mais, on peut vous le garantir, pas moins heureux pour autant… Comme quoi, un homme se remet même d’une finale perdue, fut-elle de Coupe du monde.
*L’Estadio Nacional de Chile est resté tristement célèbre pour avoir été utilisé comme camp de prisonniers par la dictature d’Augusto Pinochet peu après son coup d’Etat entre septembre et novembre 1973. Des femmes et des hommes y furent torturés, et des centaines de personnes exécutées. Le stade fut évacué pour permettre la tenue d’un match de barrage contre l’URSS qualificatif pour la Coupe du monde 1974. Toutefois, officiellement pour des motifs humanitaires, en réalité plus de propagande, les Soviétiques déclarèrent forfait. Le match, bien qu’annulé par la FIFA (la fédération internationale de football), fut quand même organisé par la junte militaire, et les Chiliens, sans adversaire en face, l’emportèrent (1-0) après avoir marqué dans un but vide.