Anna Farova, une Tchèque née à Paris qui a hissé la photo au rang des arts... Rencontre

Anna Farova, photo: CTK

Peut-on passer pour un monstre sacré de la photographie tchèque, sans avoir, chez soi, une seule photo collée au mur ? Sans être particulièrement tenté de presser le déclic d'un appareil photo ? C'est bien le cas de l'historienne de l'art Anna Farova, celle qui a côtoyé Henri Cartier-Bresson ou Josef Sudek. Grande figure, pendant un demi-siècle, des scènes artistiques tchèque, française, allemande et américaine, Anna Farova est la pionnière du genre de la monographie dans le domaine de la photographie. Une exposition à la galerie pragoise Langhans, ouverte jusqu'au 1er janvier, célèbre le cinquantenaire de sa carrière. Anna Farova y retrace son parcours à travers des oeuvres de photographes aujourd'hui incontournables, avec qui elle a collaboré.

«On me pose toujours la même question : 'Comment savez-vous que c'est une bonne photo, un bon auteur ?' Un gourmet ou un connaisseur de vin fait aussi la sélection, c'est la même chose. Il a un certain talent, il l'élabore, il travaille dessus et après il sait ! »

Anna Farova,  photo: CTK
La vie d'Anna Farova, à elle seule, est un vrai roman. Elle est née à Paris, en juin 1928, sous le nom d'Annette Safranek. Sa mère est Française et prof de langues, son père est attaché culturel de l'ambassade tchécoslovaque. Depuis sa tendre enfance, Annette, plus tard Anna, baigne alors dans le milieu artistique : les peintres Josef Sima, Jan Zrzavy, Frantisek Tichy et Otakar Kubin, le compositeur Bohuslav Martinu, autant de pointures tchèques installées à l'époque en France qui défilaient régulièrement chez les Safranek.

Entre 1947 et 1951, Anna étudie l'histoire de l'art et l'esthétique à l'Université Charles de Prague, disciplines en contradiction avec le matérialisme communiste... Mais Anna Farova, qui sera vingt ans plus tard persécutée par le régime totalitaire, garde de bons souvenirs de ses années d'études...

« En 1947, quand je suis entrée à l'université, il n'était pas encore évident que ce qui allait suivre suivrait. Nous avions des professeurs merveilleux, de grandes personnalités qui, par ailleurs, défendaient des positions politiques et philosophiques différentes. Les jeunes communistes n'avaient pas encore de pouvoir. Il leur a fallu attendre quelques années pour se former et pouvoir occuper des postes importants à l'université. Jusqu'en 1949 environ le vieux train-train continua. Il y avait beaucoup de différences entre les étudiants, au niveau de l'âge par exemple, étant donné que toute une génération n'a pas pu étudier pendant la guerre. Cette diversité était très enrichissante. »

En septembre 1956, Anna Farova fait connaissance d'Henri Cartier-Bresson, une icône de la photographie humaniste, spontanée. Cette rencontre est pour elle comme un déclic. Il n'y a plus aucun doute, désormais, elle se consacrera uniquement à la photographie.

« Mon mari Libor Fara, peintre surréaliste que j'ai connu en 1949, avait une très bonne bibliothèque. Il avait deux volumes de la revue d'art Verve. Là, j'ai vu pour la première fois des photographies présentées au même titre que d'autres oeuvres d'art, avec le même respect. Dans cette revue, j'ai vu aussi pour la première fois une photo d'Henri Cartier-Bresson, 'La visite du cardinal Pacelli à Paris'. Elle m'a impressionnée. C'est une photo spontanée, de reportage, mais pour moi, elle ressemblait à une ancienne fresque monumentale. J'ai eu très envie de rencontrer l'auteur. Ce qui s'est fait en 1956, trois ans après la mort de Staline, quand on m'a rendu mon passeport et quand j'ai pu aller voir ma mère en France. Par l'intermédiaire de mes amis, j'ai donc pu rencontrer H. Cartier-Bresson. Je voulais juste lui dire mon admiration, parler un peu avec lui. Il était impressionné par le fait que je vienne d'un pays lointain, que je parle français, que je connaisse un peu la photographie... Il m'a offert quelques-unes de ses photos (elles sont exposées à la galerie Langhans), des catalogues, il m'a expliqué toute sorte de choses... Il savait très bien ce qu'était la photo humaniste, spontanée, la 'live photo' qui ne se faisait pas tellement ici. Les Tchèques ont un faible pour la photo artistique. Je suis contente d'avoir découvert, grâce à Henri Cartier-Bresson, autre chose. »

En 1958, Anna Farova publie à Prague la toute première monographie d'Henri Cartier-Bresson - un livre qui retrace la vie et l'oeuvre de l'artiste dans leur continuité.

« Il était fasciné par cette nouvelle formule. On oublie qu'à ce moment-là, il était déjà célèbre, connu. Il avait publié des livres énormes, superbement imprimés. Mais jamais une monographie. C'était mon objectif - montrer l'évolution des photographes à travers des monographies jusqu'ici réservées aux peintres, sculpteurs, architectes...Décrire toutes les étapes de leur création, du début jusqu'à la maturité. Dans une monographie, toute la carrière de l'artiste est documentée, on y mentionne ses expositions, ses livres. Avant, on pensait que les photographes n'avaient aucune évolution, qu'ils étaient capables de traiter à chaque fois un seul sujet, qu'ils n'étaient pas dignes d'avoir des monographies. Donc au niveau de la photographie, cette formule était tout à fait nouvelle et inconnue, partout dans le monde.

Suivent alors d'autres monographies signées Anna Farova, consacrées à Werner Bischof, André Kertész, Elliott Erwitt ou Robert Capa. La monographie de Kertesz, elle, étant éditée parallèlement à Prague et à New York. Dans les années 60, elle expose tous ces photojournalistes connus et reconnus, réunis au sein de l'agence Magnum, en Tchécoslovaquie.

« Ils voulaient que la photo journalistique soit bien légendée et précise. Car les photos publiées dans les journaux étaient souvent mal coupée et mal commentée. Ils demandaient le respect de la part des éditeurs, la mise en place de certaines règles. C'est avec ce but qu'ils ont créé à Paris et ensuite à New York l'agence Magnum. »

Vous parlez souvent d'une relation métaphysique entre la photographie et le réel, de la magie de la photographie... Pourriez-vous l'expliquer ?

« C'est mon interprétation... Déjà ce média est tellement bizarre : une lumière (réelle ou artificielle) et une plaque sensible décrivent le monde. Pourquoi est-ce que ce moyen nous a été donné ? Pour connaître ! Depuis que la photo existe, on connaît les lieux où l'on n'a jamais été, on connaît les gens que l'on n'a jamais vus. On garde la mémoire des événements qui s'étaient passés il y a longtemps...On a un miroir à l'intérieur tout en étant ouvert sur le monde. Tout cela est assez curieux, je trouve. En plus, tous ces mots magiques utilisés dans le domaine : positif, négatif, développement, chimie, transfert... Comme si la photo était d'un autre monde. Je suis toujours surprise par ce que la photo, si elle est authentique, peut nous donner. »

A la galerie Langhans, chaque étage est dédié à une étape différente et spécifique de la carrière d'Anna Farova. On déambule alors parmi les clichés qui sont au coeur de la riche collection photographique du Musée pragois des Arts et Métiers, collection rassemblée par Anna Farova dans les années 1970. On redécouvre le géant tchèque Josef Sudek. Anna Farova a classé et promu son oeuvre après avoir été renvoyée du Musée, parce qu'elle figurait parmi les signataires de la Charte 77 anti-communiste. Dans une autre salle, on nous donne rendez-vous avec les révélations de la photo tchèque des années 80. Anna Farova leur a consacré plusieurs expositions semi-officielles, organisées au couvent de Plasy, dans l'ouest du pays, et au théâtre pragois Cinoherni klub.

L'inlassable Anna Farova continue à travailler. Une activité qui lui tient à coeur : les présentations régulières de la création de son compagnon de vie, le peintre et scénographe Libor Fara, dans une maison renaissance à Slavonice, en Bohême du Sud, qu'elle a achetée et rénovée il y a quelques années. L'exposition de la « femme fatale » de la photographie tchèque, comme la presse aime l'appeler, c'est à la galerie Langhans, rue Vodickova, en plein centre de Prague.