5) Aux origines de la fondation de l’Etat tchèque, au cœur de l’Europe
A chaque pays sa dynastie fondatrice glorieuse, mais aussi entourée de légendes et de récits souvent éloignés de la réalité pour des raisons politiques. L’étude de ces sources parfois peu fiables s’avère toutefois nécessaire, mais avec du recul pour éviter de tomber dans le piège de dérouler un roman national idéalisé. En cela l’archéologie peut aussi aider les historiens à démêler le vrai du faux, à percevoir autrement ce que les textes occultent. Pour la République tchèque, ce sont les Přemyslides qui sont associés aux origines du royaume de Bohême et dont le règne a marqué l’histoire du pays jusqu’à nos jours.
Une dynastie dont l’histoire même commence précisément auréolée de la légende de la princesse Libuše qui, parce que femme, se voit refuser le gouvernement de sa tribu, et se choisit pour époux, Přemysl, un laboureur, fondant ainsi la dynastie éponyme. Ça, c’est donc pour le mythe, développé par le chroniqueur Cosmas, mais le tout premier Přemyslide historiquement attesté est en réalité Bořivoj Ier, premier duc de Bohême à être baptisé avec sa femme Ludmila, par l’apôtre Méthode de Salonique, en Moravie. Jan Mařík est le directeur de l’Institut archéologique tchèque, il nous en dit davantage sur le rapport aux sources historiques :
« Tout ce que nous savons sur l’histoire la plus ancienne des Přemyslides, sur l’histoire de cette famille, nous le savons sur la base de légendes et de chroniques. Souvent, ces textes ont été écrits avec un long décalage dans le temps et seules les choses que le chroniqueur voulait transmettre et mettre en valeur sont connues. Dans le cas des légendes, c’est un peu plus compliqué car elles suivent un certain nombre de règles sur la manière de dépeindre les saints et leur vie. Les chroniqueurs allaient également piocher des histoires dans d’autres légendes. Lorsque nous nous demandons quels événements ont eu une influence majeure sur la création de l’Etat dirigé par les Přemyslides, nous ne le savons pas. De nombreux événements ont eu lieu sans que nous sachions à quel point ils étaient importants. Nous nous appuyons sur des informations très parcellaires, manipulées aussi, et racontées du point de vue de la famille des Přemyslides. Mais il y a des événements charnières qui attirent l’attention, par exemple le baptême de Bořivoj en Moravie, qui est crucial. Bořivoj est alors introduit dans la communauté des souverains chrétiens, et ça, c’est un événement fondamental. »
Rappelons en effet que ce sont deux frères originaires de Salonique, Cyrille et Méthode, qui au IXe siècle sont à l’origine de l’évangélisation de la Moravie puis de la Bohême. Bořivoj a été en effet baptisé dans le royaume de Grande-Moravie voisin, premier Etat slave précédant l’Etat fondé par les Přemyslides. Peut-on revenir sur cette mission évangélisatrice des deux apôtres qui semble fondamentale pour l’entrée de cette partie de l’Europe centrale dans l’histoire de l’Europe chrétienne médiévale ?
« L’arrivée de Cyrille et Méthode est un événement fondamental, cependant, ils n’apportent pas le christianisme en tant que tel. Ils l’apportent sous une forme, disons, plus digeste et donc acceptable. Avant eux, il y avait déjà eu en réalité un certain nombre de missions bavaroises. Il y a eu des contacts avec le christianisme avant cela. Pour en revenir à la dynastie des Přemyslides, le moment crucial est le massacre de la famille des Slavník. Ce moment est considéré comme celui de l’unification de l’Etat tchèque sous la houlette des Přemyslides le 28 septembre 995. Cette histoire peut aussi être dépeinte comme une escarmouche insignifiante, mais elle pourrait aussi être le moment-clé de la conquête du pouvoir par les Přemyslides. »
Peut-on dégager de grands moments historiques dans l’histoire de la dynastie des Přemyslides ?
« Il y a des moments cruciaux en termes de politique dynastique, de politique matrimoniale, de recherche d’alliés. Des liens sont créés avec les voisins occidentaux, avec les ducs et les empereurs allemands. Des relations importantes existaient également avec la Pologne, l’arrivée de la fille de Boleslav Ier en Pologne, l’acceptation du christianisme. Mais des événements plus dramatiques ont également été des tournants. La mise à mort de saint Venceslas en est un exemple frappant. »
Le duc Venceslas était le petit-fils de Ludmila, l’épouse de Boleslav Ier, premier duc de Bohême chrétien. Présenté par ses hagiographes comme un chrétien fervent, partisan de la paix, il est assassiné le 28 septembre 929 ou 935 à Stará Boleslav par son frère dont l’Histoire a retenu le fratricide en occultant quelque peu le fait qu’il a finalement contribué à la modernisation de l’Etat sous son règne. Venceslas sera plus tard canonisé et est considéré comme le saint patron de la Bohême. Or certains historiens contemporains ont suggéré que le meurtre de Venceslas pourrait être un accident malheureux.
« Il s’agit de la thèse de Dusan Třeštík en effet. Comme je l’ai dit au début, nous savons que l’événement a eu lieu, nous pouvons avoir des doutes sur la date à laquelle il s’est produit et sur les circonstances réelles. Cela aurait pu être un événement malheureux, qui a eu d’importantes conséquences politiques. Venceslas, comme tout autre prince de l’époque, avait toujours un groupe de personnes attachées à lui qui le protégeaient. C’était sa suite et ces personnes étaient très proches du pouvoir. Avec la mort du prince, ils ont perdu toute influence politique. Cette perte d’influence a pu avoir des conséquences extrêmement brutales, comme le montre une découverte archéologique réalisée sur le site de Budeč. Il y a de nombreuses interprétations, mais on suppose que ses compagnons ont été tous tués après ce malheureux événement. »
Vous mentionnez Budeč, que nous révèlent les découvertes archéologiques l’époque des Přemyslides ?
« Pour nous, les informations les plus importantes disponibles proviennent des fouilles archéologiques des établissements fortifiés, les forteresses. Ce sont les œuvres monumentales les plus importantes à avoir été édifiées sur notre territoire et qui ont survécu jusqu’à nos jours. En ce qui concerne l’interprétation des événements historiques, il faut dire que l’archéologie et l’histoire parlent de la même époque, mais dans un langage différent et sur la base de matériaux différents. C’est d’ailleurs un peu le piège dans lequel l’archéologie est tombée dans les années 1950-1980 lorsqu’elle a essayé d’étudier des événements historiques grâce aux fouilles, en essayant de retracer des événements spécifiques via des trouvailles spécifiques. Mais ça ne marche pas ainsi. »
« L’archéologie nous en dit plus sur la vie quotidienne que sur les questions économiques. Ce qu’elle ne peut pas capturer et identifier, c’est le moment où le poignard apparaît et plonge dans le dos de Venceslas. Par contre, elle est capable d’étudier et décrire le lieu de l’assassinat. Cela a été la source de nombreux malentendus, manipulations et attentes déçues dans le passé. L’approche traditionnelle consistant à déterrer des objets courants, des poteries et des ossements d’animaux s’épuise progressivement. L’avenir qui attend l’archéologie se trouve dans les sciences naturelles. Il existe toutes sortes d’analyses visant à identifier les isotopes qui nous renseignent sur le régime alimentaire des gens, sur leur mobilité. Les analyses liées à la recherche génétique qui nous disent d’où venaient les gens. La même chose se produit dans le domaine de la recherche sur les matériaux, qui nous donne des informations sur les mouvements des personnes. Les analyses isotopiques des métaux peuvent nous renseigner sur des détails technologiques cruciaux. Ils nous expliquent comment certaines technologies se sont transmises à travers l’Europe. En réalité, nous avons une grande dette envers le passé : nous devons revenir en arrière et réévaluer de manière critique le matériel déjà obtenu de l’entre-deux-guerres et de l’après-guerre. Il y a beaucoup de matériel non publié et non évalué. Il s’agit de toute une série de sites, du château de Prague à Buděč en passant par Libice nad Cidlinou, Libušín. Il y en a un certain nombre où des fouilles ont été effectuées et dont le matériel reste à notre disposition mais sans avoir été étudié comme il se doit. »
Pour élargir le sujet, qu’est-ce qui fait le caractère unique de l’héritage du règne des Přemyslides ici au cœur de l’Europe ?
« C’est une grande question, car en fin de compte, les Přemyslides n’étaient pas exceptionnels à cet égard. Ils s’inscrivent dans ce développement, dans ce modèle, dans cette époque, et ils n’étaient qu’une des nombreuses familles dirigeantes qui se formaient à cette époque. Nous pouvons dire que leur caractère exceptionnel réside peut-être dans le fait qu’ils étaient là au moment où se dessinaient les grandes lignes de ce qu’est aujourd’hui l’Europe moderne. Mais disons que ces premières lignes, ces premières frontières, qui étaient bien sûr beaucoup plus floues que ce que nous connaissons aujourd’hui, c’est aussi à eux qu’on les doit. Ce sont donc eux qui ont créé cette Europe centrale et orientale. »
« L’époque à laquelle cette histoire se déroule, ou quand elle commence, nous pouvons la situer quelque part au début du IXe siècle, époque où ce pouvoir se forme, un pouvoir capable de parler d’une seule voix pour les terres de Bohême, et ce jusqu’au XIe-XIIe siècles, lorsque nous pouvons réellement parler de l’existence d’un Etat. Je dirais que la raison pour laquelle les Přemyslides restent importants pour nous, c’est certainement à cause de cette période où s’établissent ces liens fondamentaux et où les pays tchèques trouvent leur place au sein de l’Europe. Voilà l’héritage dont nous bénéficions jusqu’à ce jour. Nous sommes un pays qui a des liens très étroits avec le monde occidental, mais nous sommes à la périphérie de celui-ci et nous pouvons agir comme une sorte de lien avec les territoires plus à l’est de l’Europe. Je pense que c’est toujours ce qui caractérise la République tchèque de nos jours. »
Cet article a vu le jour en collaboration avec l'Institut d'archéologie de l'Académie des Sciences de République tchèque.