Art brut : Anna Zemánková et ses drôle de fleurs exposées à Lausanne

Photo: Site officiel d'Anna Zemánková

« Des fleurs qui ne poussent nulle part. » C’est ainsi qu’Anna Zemánková, une figure importante de l’art brut décédée en 1986, présentait ses dessins, des œuvres qui charment aussi bien par leur forme monumentale et par leurs couleurs que par le nombre de détails. Jusqu’au 26 novembre prochain, 160 de ses dessins sont exposés dans le cadre d’une grande rétrospective consacrée à l’artiste tchèque à la célèbre Collection de l’Art Brut de Lausanne. Une monographie et un film documentaire sont également sortis récemment pour rendre hommage à cette femme hors du commun. Radio Prague vous propose de découvrir le parcours et l’œuvre d’Anna Zemánková à travers les yeux de sa petite-fille et de deux autres historiens de l’art, dont la commissaire de l’exposition, Pascale Jeanneret :

Photo: Site officiel d'Anna Zemánková
« Les représentations d’Anna Zemánková ne sont absolument pas des reflets de notre réalité concrète. Elles font appel à son inconscient, à son imagination, à un monde qui n’est pas réel mais qu’elle fantasme. Nous découvrons dans les œuvres d’Anna Zemánková une très grande liberté et un mélange de différentes influences. Il s’agit notamment de l’influence florale et animale, de l’influence d’un univers sous-marin, aquatique, ou peut-être aussi des éléments relatifs à des microcosmes, des petits insectes ou des petits êtres invisibles. Parmi ses thématiques, il y a également le corps humain et la maternité, ainsi que tout ce qui relève de l’imagination extraterrestre qu’elle aimait beaucoup. Voilà, tout cela se mélange et donne un monde floral, animal, végétal, tout à fait imaginaire. »

La création comme moyen pour sortir de la crise

Qui était donc Anna Zemánková ? Sa petite-fille Terezie Zemánková, spécialiste et propagatrice de l’art brut, terme désignant les créations spontanées d’artistes autodidactes, et qui gère aujourd’hui sa succession, avait seulement onze ans quand sa grand-mère est décédée en 1986 :

Anna Zemánková,  photo: Site officiel d'Anna Zemánková
« Je me souviens d’elle comme d’une femme majestueuse et chaleureuse, mais aussi très malade. Quand j’étais petite, ma grand-mère souffrait déjà d’une forme aiguë de diabète. Elle s’est fait amputer une jambe puis ensuite la seconde. Elle a passé ses derniers jours dans une maison de retraite dans laquelle toute la famille lui rendait visite chaque semaine. Je me souviens d’elle comme d’une femme qui était complétement équilibrée, malgré toutes ses maladies et ses douleurs. Mais je pense qu’elle n’était pas comme cela avant de commencer à créer. »

Prothésiste dentaire de formation et mère au foyer durant la majeure partie de sa vie, Anna se met à dessiner au début des années 1960, à l’âge de cinquante ans, alors qu’elle traverse une crise familiale. Son mariage n’est pas heureux, ses enfants grandissent et Anna ne sait plus où investir toute son énergie. Elle est ébranlée, très frustrée et toute la famille souffre de ses dépressions et de ses changements d’humeur. Un jour, ses deux fils, Slavomír et Bohumil, trouvent dans la cave une valise pleine de dessins. « C’est moi qui les ai fait, plus jeune, avant le mariage », leur dit Anna. Bien qu’il s’agisse de paysages plutôt moyens, ses fils la poussent à reprendre la création, une activité qui, selon eux, pourrait l’aider à sortir de sa crise personnelle. Ils lui achètent du papier et des couleurs…

De mère au foyer au statut de « classique » de l’art brut

Anna Zemánková,  photo: Site officiel d'Anna Zemánková
Anna Zemánková se met donc à créer des dessins, en autodidacte, s’inspirant aussi bien des choses qui l’entourent que de la culture populaire morave de sa région natale d’Olomouc, et des formes du baroque et de l’art nouveau, si omniprésentes dans son quotidien lorsqu’elle vit à Prague. Nous écoutons Terezie Zemánková :

« Ma grand-mère s’inspirait avant tout de fleurs existantes. Dans sa vie, elle s’entourait de fleurs. Des fleurs, aussi bien vivantes qu’artificielles, décoraient tous les coins de sa maison. Mais dans sa création, elle a peu à peu dépassé la nature et dessinait des fleurs vraiment fantastiques. Elle était d’ailleurs très fière de n’avoir jamais répété deux fois le même motif. Elle a laissé des milliers de dessins et il n’y a aucun motif qui se répète. »

C’est en dessinant ces « fleurs qui ne poussent nulle part » qu’Anna donne la preuve de son grand talent. La création devient alors une partie inséparable de sa vie et elle ne l’abandonnera plus jamais, trente ans durant. En maison de retraite, Anna continue à peindre, la planche posée sur les moignons de ses jambes, mais dans sa maison pragoise, l’artiste ne dessine jamais devant sa famille. Sa manière de travailler est souvent comparée à un rituel. Terezie raconte :

« Elle se levait très tôt le matin, avant l’aube, vers quatre heures, quand tout le monde était encore endormi. J’imagine qu’elle se trouvait dans un état entre le sommeil et l’éveil. A ce moment, elle commençait à dessiner les premières formes de ses images. Après, dans la journée, elle s’installait dans la cuisine et ajoutait les détails. »

Photo: Site officiel d'Anna Zemánková
C’est en écoutant Bach, Beethoven, Janáček ou des chansons populaires moraves qu’Anna Zemánková invente son petit monde imaginaire. « Je ne pourrais pas créer dans le silence », affirme la peintre dans un entretien accordé au collectionneur d’art Pavel Konečný*. Elle ajoute que le rythme de la musique se reflète dans ses œuvres. Ce sont toutefois avant tout son sens et sa maîtrise des couleurs qui charment et le public et les critiques, y compris Pascale Jeanneret :

« Elle aimait toutes les couleurs. Même si elle dit de ne pas aimer le noir, paradoxalement, elle l’utilise quand même régulièrement. Elle utilise les couleurs vives, elle aime les mélanger et les faire résonner les unes avec les autres. Dans les œuvres d’Anna Zemánková, il n’y a vraiment pas de limite dans l’usage de la couleur. Elle aime aussi laisser le blanc, elle colore le dessin mais pas le fond. Elle utilise même des couleurs fluorescentes que nous avons peu l’habitude de voir sur des dessins. Mais elle n’hésite pas à se permettre des couleurs vives et intenses. »

De Prague jusqu’à Lausanne

Comme pour son utilisation des couleurs, les techniques d’Anna Zemánková sont loin d’être ordinaires :

Photo: Site officiel d'Anna Zemánková
« Anna Zemánková aimait beaucoup faire comme elle avait envie. Elle a utilisé des matériaux et des techniques classiques. Elle va privilégier le papier, souvent de grandes feuilles de papier. Elle va tout d’abord commencer avec le pastel sec, le crayon, le stylo bille et la gouache. Et elle va mélanger ses techniques. Elle va travailler certaines techniques pour leur donner un autre effet. Par exemple, le pastel qui est assez volatil et un peu vaporeux, elle va y ajouter de l’huile, ce qui va donner un aspect plus pictural. Elle va le travailler soit avec sa main, soit avec une éponge, ce qui donne presque l’impression qu’elle a travaillé au pinceau. Elle aime donc jouer avec des matières classiques pour les utiliser à sa manière. Et comme elle dit, elle n’aime pas du tout qu’on lui dise comment il faut faire.

Au fur et à mesure de l’évolution de son travail, Anna va sentir une certaine limite au papier qui est bidimensionnel. Elle va donc donner du volume au papier. Elle va multiplier les couches, en procédant par découpage, par collage, par superposition ou intégration d’autres matériaux, comme la broderie, ou par l’incrustation de strass et de paillettes. Elle va aussi se mettre à la perforation et inventer des techniques pour donner du volume au papier, notamment le gaufrage. Mais elle va le travailler à sa manière, en modelant le papier et le renforçant pour qu’il ait du volume. »

A la différence de nombreux autres artistes d’art brut, Anna Zemánková s’est fait connaître déjà de son vivant. A partir des années 1960, sa famille organise, dans sa maison à Prague, des journées portes ouvertes. La première exposition officielle au Théâtre Na Zábradlí à Prague remonte à 1966. Bien qu’elle ne vende pas ses œuvres, elle devient vite populaire même à l’étranger et expose dans le cadre de différentes expositions internationales un peu partout dans le monde. Ses œuvres sont aujourd’hui accueillies dans différentes collections de renommée, dont justement la Collection de l’Art Brut à Lausanne.

Le jardin botanique d’Anna Zemánková

Photo: Site officiel d'Anna Zemánková
L’exposition d’Anna Zemánková qui se tient actuellement dans la célèbre galerie lausannoise a été initiée par le réalisateur et critique d’art français Philippe Lespinasse :

« L’œuvre d’Anna Zemánková était assez connue dans le petit milieu des spécialistes de l’art brut. C’était une sorte d’œuvre culte. Mais je ne connaissais pas toutes les pièces jusqu’à ce que Terezie, la petite-fille d’Anna, me fasse l’honneur de me laisser ouvrir les tiroirs familiaux. Là, j’ai eu l’impression de trouver une mine d’or, de tomber dans la caverne d’Ali Baba. »

Afin de présenter l’artiste dans sa complexité, Philippe Lespinasse a tourné pour l’exposition également un petit film documentaire sur Anna Zemánková. Intitulé Le Jardin botanique d’Anna Zemánková, ce court-métrage d’une trentaine de minutes, en version tchèque et sous-titré en français, permet de découvrir cette femme exceptionnelle à travers les yeux de sa famille, ainsi que grâce aux images d’archives tirées du film L’Homme et femme, du réalisateur tchèque Vlastimil Venclík :

« Les œuvres d’art brut ne sont pas destinées à voyager. Anna Zemánková n’était sans doute pas hostile à l’idée d’organiser des expositions de son travail. Mais ce n’était pas le premier de ses désirs. Un film documentaire permet de montrer aux spectateurs le lieu et le contexte de création et d’origine des œuvres, de mettre en perspective l’œuvre que nous avons sous les yeux avec le contexte historique, politique et social de la création afin que le spectateur se fasse une idée des conditions dans lesquelles Anna a créé.

Certes, Anna dessine des fleurs. Mais il est intéressant de savoir qu’il s’agit de fleurs imaginaires qui n’existent pas ou qu’elle ne voulait pas être influencée par le travail et l’art des autres au point que ces fils interdisaient à quiconque de lui offrir des livres pour éviter de l’influencer. Un autre fait intéressant : au moment de l’invasion de Prague par les chars russes en 1968, Anna continue de peindre envers et contre tout et elle est tellement apolitique et décontextualisée qu’elle va offrir des gâteaux aux ‘pauvres petits soldats russes qui sont loin de chez eux’. Cela ne se voit pas nécessairement dans son travail. Le fait qu’elle soit malade et que petit à petit son espace et sa création se réduisent en même temps que sa maladie progresse à l’intérieur de son corps, c’est extrêmement émouvant. Jusqu’à ses derniers jours, elle peint et elle invente. A la fin, elle dessine des œuvres qui ne sont pas plus grandes que des timbres-poste. Je trouve cela formidable, émouvant et très profond. Les documentaires permettent de raconter l’énergie incroyable qu’ont certains auteurs. »

Découvrir Anna Zemánková en trois langues

L’histoire d’Anna Zemánková ne s’arrête pas à Lausanne. L’an prochain, l’exposition rétrospective pourrait se déplacer en France, au célèbre musée de la Fabuloserie à Dicy, dans le département de l’Yonne. De son côté, le film de Philippe Lespinasse va prochainement sortir en DVD.

Les souvenirs de sa petite-fille Terezie, ainsi que la présentation de l’artiste et de son œuvre par différents critiques d’art tchèques et français, trois poèmes qui lui sont dédiés et un grand nombre de ses dessins font par ailleurs actuellement l’objet d’une nouvelle monographie. L’ouvrage, récemment sorti aux éditions KANT et ABCD, est disponible en tchèque, en anglais et en français.

*L’entretien a été publié dans la monographie « Anna Zemánková », éditée par KANT et ABCD à Prague en 2017. Il est possible de commander le livre en français sur le site suivant :

http://www.artbrut.cz/index.php?cPath=42_249.

https://www.annazemankova.org/index.php