Au théâtre DISK, explorez les frontières de votre intimité
La pièce « Régulation de l’intimité » a eu sa première en janvier 2014 au théâtre DISK, espace destiné aux étudiants en dernière année de la DAMU, l’Ecole supérieure de théâtre à Prague. Ce spectacle entame une recherche sur la définition de l’émotion, et sur la manière de la transmettre. Il s’interroge également sur les éléments constituant le théâtre – où est-ce que je me trouve moi et où commence mon rôle ? Dans une avalanche de sentiments d’amour, de haine et de craintes réelles des jeunes diplômés de cette école du théâtre, ce sont non seulement les acteurs, mais aussi les spectateurs, qui sont amenés à remettre en question les frontières de leur propre intimité.
« Cela a commencé avec les questions de Jiří Havelka, qui nous en a donné toute une liste. On a dû répondre trente fois à chaque question – à savoir ce que j’aime, ce que je déteste... On a essayé d’être vraiment francs. Et cela impliquait que les choses que tu n’aimes pas dire à tes copains tu vas les dire dans un théâtre devant 120 personnes. »
C’est donc sur la base d’un formulaire que le spectacle « Régulation de l’intimité » est né. Les ambitions initiales du metteur en scène Jiří Havelka ont été d’ordre pédagogique :
« J’accompagne ces étudiants dès leur première année et je voulais encore une fois les rencontrer d’une manière différente à travers ce questionnaire sur les émotions. Il s’agissait donc d’une liste des choses, qu’ils aiment, qu’ils détestent, qu’ils regrettent, dont ils ont honte ou dont ils ont peur. Au départ, je ne les concevais pas comme un spectacle. Le questionnaire a dû servir de base pour que l’on découvre ce que sont les émotions. Mais cela m’a tellement touché ! Dans leurs réponses ils m’ont dévoilé des aspects de leurs personnalités que je ne connaissais pas auparavant. Et concernant le spectacle de fin d’études, nous nous sommes tenus à ce concept. »
Jiří Havelka insiste sur le caractère didactique de ce projet, dans la mesure où tout le monde cache à l’intérieur de soi des barrières potentielles. Il s’agit souvent de traces émotionnelles issues d'expériences passées, mais qui risquent de se manifester tôt ou tard, en allant même jusqu’à compliquer la vie et la carrière des jeunes acteurs, lesquels sont constamment amenés à dévoiler leurs émotions. Jiří Havelka explique sur quels éléments est basée la pièce :
« [Cela consiste] en la transmission de l’émotion et de la compréhension du ‘qu’est-ce que l’émotion à l’intérieur de soi. Pourquoi l’émotion existe-t-elle et pourquoi le théâtre, qui est basé sur la transmission de l’émotion, existe-t-il ?’ Le travail en amont du spectacle a aussi facilité la prise de conscience des différents degrés d’ouverture de soi – donner à lire sa confession personnelle à son prof, la lire devant ses camarades de classe qu’on connaît depuis quatre ans, ou la jouer devant un public, ce sont des degrés différents, mais ils relèvent tous du principe fondateur du théâtre – celui qui est d’être seul, de se mettre à nu et d’être observé. Nous avons recherché la frontière entre la sphère purement privée, et la sphère théâtrale. »Tout le monde s’accorde sur un point : la pièce et sa préparation ont été intenses. Non seulement au niveau temporel, car seuls deux mois de répétitions ont précédé la première de janvier, mais aussi au niveau émotionnel. On écoute Vladimír Polívka :
« C’est dur pour tous. Mais cela reste du théâtre, même si c’est différent par la force des émotions qui vont avec. La première fois que nous avons joué la pièce, un ami à moi s’est évanoui. Maintenant, il a fait un bon travail et il a pris plus distance par rapport à ce texte, qui se transforme progressivement en un texte de théâtre. Mais avant c’était dur. Je pense que c’était une thérapie pour tous les acteurs parce que nous avons beaucoup réfléchi sur nous-mêmes. Je pense que nous avons effectué un travail sur les émotions qui nous sera utile pour le reste de notre carrière. »
C’est exactement l’objectif recherché par Jiří Havelka qui espère que la meilleure connaissance de leurs émotions, servira aux jeunes acteurs à l’avenir. Même si ce n’est pas évident, cet effort vaut la peine, comme en témoigne Vladimír Polívka :« Pendant deux mois, je me suis plongé dans un vrai boulot de réflexion sur moi-même et sur qui j’étais, qui étaient mes copains. Je les ai écoutés, j’ai essayé de les comprendre. Je pense que quelque chose a changé à l’intérieur de notre groupe. Cela fait quatre ans que nous, douze personnes, nous sommes enfermées dans cette école, de 10 heures du matin à 7 heures du soir, et après cette pièce, l’ambiance est différente, on se sourit… quelque chose a évolué en nous. »
Pour les spectateurs qui s’attendent à un théâtre classique, mieux vaut dire que la pièce est tout, sauf ordinaire. Pendant une heure et demie une douzaine de jeunes femmes et jeunes hommes se relayent pour confesser, chacun à leur tour, leurs amours ou leurs peurs les plus profonds. C’est une cascade d’idées lesquelles se succèdent à une vitesse qui défie l’oreille attentive du spectateur. La mise en scène minimaliste de ce catalogue d’émotions est accompagnée par de courtes scènes illustratives - un dialogue avec le père, une séparation amoureuse, une demande d’emploi... L’humour ne manque pas, bien sûr, mais il est alterné avec des expériences très intimes et parfois douloureuses. Vladimír Polívka :
« Ce n’était pas un problème d’être général, on aime tous le soleil, tout le monde aime l’eau. Il y a beaucoup de choses générales. Mais ce qui était difficile, c’était de dévoiler des choses qui sont plus personnelles. Dans la première version du spectacle, il y avait même plus d’éléments très personnels. Maintenant, on y inclut plus de généralités. »C’est justement ce mélange entre les choses banales et sérieuses, universelles et individuelles, accompagnées de références personnalisées connues uniquement des membres de cette classe de la DAMU, qui a donné à Jiří Havelka l’impulsion de transformer le questionnaire en spectacle :
« Leur façon de classer des phrases, quand des choses sérieuses ou intimes sont mêlées avec des choses de la pop culture ou drôles, c’était déjà en soi une pure poésie sur papier et j’ai donc tout de suite commencé à chercher une façon de mettre cela en scène. Et tout le monde était d’accord. Les étudiants ont pris cela pour un processus de découverte d’eux-mêmes. »
En se lançant dans cette découverte de soi, l’équipe des jeunes acteurs a également pris le risque d’élaborer un spectacle au déroulement imprévisible, ce que confirme Jiří Havelka, lequel n’a encore jamais vu une telle différence entre la dernière répétition et la première du spectacle. La dernière répétition n’a même pas pu se tenir jusqu’à la fin à cause d’éclats émotionnels. Quant à la première du spectacle, elle a duré vingt minutes de plus par rapport à ce qui était prévu. Vladimír Polívka revient sur les incertitudes qui accompagnaient l’élaboration de la pièce :
« Trois jours avant la première, Jiří Havelka est venu vers nous et il nous a demandé si on voulait jouer le spectacle. On a dit que oui. Il nous a dit qu’il ne sait pas du tout ce qui allait se passer, que le public pourrait quitter la salle. Personne ne savait ce qui allait se passer, de la même manière que personne ne sait ce que cela fera avec nous au bout de plusieurs reprises, et personnellement, je ne sais certainement pas ce que cela fera avec moi. »
Après la première, Vladimír Polívka se rappelle avoir passé une heure et demie dans les vestiaires, pas de fête, pas de copains. Après la deuxième reprise du spectacle, au moment de l’interview, il se sentait mieux, mais les émotions fortes étaient toujours là, d’ailleurs plusieurs actrices terminaient le spectacle en larmes.« Il y a quelque chose qui a changé par rapport à la première, mais je ne me sens pas encore bien. Ce spectacle s’accroche à moi. Quand je joue un rôle ordinaire, je me sens beaucoup plus fier de moi, cela veut dire que j’ai accepté le rôle. Tandis que maintenant, je ne suis pas fier, content ou triste. J’ai balancé quelque chose de moi, de très personnel, à 120 personnes dans la salle. Je ne veux pas les voir, je veux qu’ils fument leurs cigarettes et qu’ils partent. »
Le spectacle pose des questions essentielles pour les acteurs qui passeront leur vie à exprimer et transmettre des émotions. Il invite à explorer les frontières de l’intimité certes, mais sa force réside aussi dans ce qu’il éveille auprès de chaque spectateur. Car dans les longues listes de ce que les acteurs aiment, détestent ou craignent, tout le monde a dû être touché par des points particuliers, tout le monde s’y est retrouvé. Il n’est pas exagéré de dire que la pièce a engendré un processus transformatif non seulement chez les acteurs, mais également auprès du public. En assistant à cette pièce remplie de sincères confessions, chaque spectateur vivra son propre histoire. Reste à voir, comment la « Régulation de l’intimité » influencera les acteurs avec le temps. Jiří Havelka espère que les reprises à venir leur permettront de prendre plus de distance par rapport au texte et de faire la distinction entre ce qui leur arrive vraiment et ce qui est joué.