La résurrection d’Hernani au théâtre de Dejvice à Prague
« 25 février 1830. Cette date reste écrite dans le fond de notre passé en caractères flamboyants : la toute première représentation d’Hernani ! Cette soirée décida de notre vie ! » C’est par ces paroles que Théophile Gautier a évoqué la première de la tragédie de Victor Hugo qui a déclenché la révolution romantique, entrée dans les annales comme la « bataille d’Hernani ». Deux siècles plus tard, un théâtre pragois monte un spectacle qui confronte la vieille tragédie avec l’esprit et les aspirations de l’homme du XXIe siècle.
Une pièce ancienne, pleine de passion et de pathos
Plusieurs rideaux, quelques costumes bigarrés et un praticable de scène suffisent à la troupe du théâtre de Dejvice (Dejvické divadlo) à Prague pour faire surgir de l’abîme du temps une pièce jadis célèbre, mais qui est aujourd’hui presque oubliée et ne figure que dans les livres sur l’histoire du théâtre. Le spectacle intitulé La bataille d’Hernani (Bitva o Hernaniho) évoque aussi le célèbre conflit qui a opposé, dans les années 1830, les conservateurs et les innovateurs de la forme théâtrale. Pour Jiří Havelka, initiateur et metteur en scène de cette production, Hernani n’était d’abord qu’un lointain souvenir :
« Hernani était mon souvenir de la lecture obligatoire lors de mes études à la faculté de théâtre DAMU. La pièce a laissé une trace dans ma mémoire parce qu’elle est pleine de passion et de pathos et parce qu’elle montre un grand amour sans le tourner en dérision. Hernani est pour moi un grand héros presque dans le genre des super-héros de studios Marvel et de bandes dessinées qui surgissent toujours au bon moment pour sauver quelqu’un... »
La pièce qui a déclenché une bataille
Peut-on jouer encore aujourd’hui cette pièce dont l’intrigue est tout à fait improbable et dont les caractères des personnages semblent exagérés ? Comment mettre en scène cette tragédie aux passions démesurées et ne pas tomber dans le ridicule ? Relever un tel défi est sans doute un grand risque mais déjà l’histoire de cette pièce démontre que c’est un risque qui vaut la peine d’être encouru et qui peut ouvrir de nouveaux horizons. Jiří Havelka a évidemment tenu compte de ces risques et aussi de la réputation scandaleuse de ce drame qui a déclenché la révolution romantique :
« La pièce n’est pas très connue mais ce qu’on connaît, c’est la bataille d’Hernani qui est un phénomène de l’histoire du théâtre, un tournant qui a marqué l’avènement du romantisme. On nous apprend que c’était la victoire du romantisme sur les classiques qui insistaient sur le respect absolu des règles comme l’unité de temps, de lieu et d’action et sur la tradition de la grande culture théâtrale avec laquelle les rebelles romantiques voulaient rompre. »
Un amour absolu et tragique
L’histoire d’Hernani, un noble espagnol qui devient bandit pour venger la mort de son père, a permis à Victor Hugo de déployer son imagination autour de trois grands thèmes chers aux romantiques - l’amour, la mort et la vertu. Hernani aime doña Sol et c’est un amour réciproque mais sa bien-aimée doit épouser un vieillard, le duc Ruy Gomez de Silva. C’est le point de départ d’un drame obscur et complexe dans lequel intervient d’une façon décisive Carlos, roi d’Espagne devenu empereur du Saint-Empire romain germanique. D’abord hostile à Hernani et son rival dans l’amour, l’empereur finit par lui pardonner et va jusqu’à donner sa bénédiction à l’union du jeune homme et de doña Sol. Mais rien ne pourra finalement empêcher l’accomplissement du destin et le dénouement tragique de l’histoire des deux amants. Hernani meurt parce qu’il refuse de trahir sa parole et doña Sol le suit dans la mort.
Du théâtre dans le théâtre
Jiří Havelka a décidé de confronter ce drame qui est un important chapitre de l’histoire du théâtre avec l’actualité théâtrale de nos jours. Dans un intermède nous assistons à un débat houleux de la première moitié du XIXe siècle entre les défenseurs du théâtre classique symbolisé par Racine et les romantiques regroupés autour de Victor Hugo. Et nous pouvons suivre le cheminement compliqué de la création théâtrale qui cherche à se libérer de règles trop rigoureuses.
Dans plusieurs intermèdes le spectateur est invité à assister aux répétitions, il a la possibilité de suivre la naissance et la maturation du spectacle, il devient témoin des doutes et des hésitations des réalisateurs et des comédiens, de leurs tentatives problématiques d’introduire des tendances modernes dans un sujet classique mais aussi de leurs petites rivalités et même d’un petit conflit de générations au sein de la troupe. C’est donc du théâtre dans le théâtre. L’histoire d’Hernani est entrecoupée par ces intermèdes et le spectateur assiste à la fois à deux représentations qui s’entremêlent, sont complémentaires et confèrent à la vielle pièce une étonnante actualité. C’était sans doute aussi l’intention de Jiří Havelka :
« Nous présentons la bataille d’Hernani dans un contexte plus large. C’est une bataille pour le théâtre, une bataille entre générations comme lors de la première en 1830, et en même temps il y a ce motif de la proximité de l’amour et de la mort. On garde en mémoire la photo de Victor Hugo âgé, un vieillard vénérable aux cheveux blancs, un académicien, on ne le voit pas comme un rebelle de vingt-huit ans dont les efforts étaient soutenus par ses nombreux amis parmi les critiques et les gens de théâtre. »
L’intrusion des jeunes
Pour donner encore une autre dimension à ce spectacle, Jiří Havelka a invité plusieurs étudiants de la faculté de théâtre à y collaborer, des jeunes gens qui apportent à cette production leur dynamisme et leur fraîcheur mais aussi leurs idées impertinentes sur le théâtre et leur esprit ludique. Leur présence peut être d’ailleurs considérée comme un rappel du fait que la bataille d’Hernani était un combat des jeunes auteurs et de leurs amis qui s’insurgeaient contre la censure et la gérontocratie sous le règne de Charles X. Jiří Havelka a donc conçu ce spectacle aussi un peu comme un miroir qui permet à une troupe contemporaine de se voir sous une lumière intemporelle et de chercher sa place dans l’évolution historique du théâtre :
« Evidemment je ne me vois pas comme quelqu’un qui se rebelle et apporte quelque chose d’absolument nouveau et original et je crois même que je n’ai jamais été ce genre de personnage. Mais en même temps, je vois qu’il y a une grande différence entre la façon dont je me considère moi-même et comment me voient par exemple les étudiants plus jeunes d’une ou presque de deux générations. Je crois que la décision d’inviter des étudiants était la bonne parce qu’ils sont venus avec des idées que nous cherchions déjà à interpréter dans le cadre de notre équipe de réalisation. Et tout à coup, il y a eu des opposants qui nous disaient ce qui leur semblait dépourvu de sens et qui considéraient comme un peu grotesques nos tentatives de comprendre la pensée des jeunes. »
Une production à plusieurs niveaux
Ces tensions entre les différentes générations des gens de théâtre sont omniprésentes dans cette production et se traduisent par des répliques burlesques et des gags qui amusent le public. D’ailleurs, l’humour, la démesure, le persiflage ne manquent pas dans cette production qui illustre d’une façon particulièrement originale une tragédie classique. Cependant, bien qu’il y ait beaucoup d’éléments parodiques, le spectacle ne dégénère pas en parodie gratuite car Jiří Havelka aborde la tragédie de Victor Hugo avec respect et cherche son sens profond :
« Ceux qui sont confrontés au vieillissement ou à l’impossibilité d’un amour pur, ceux qui cherchent en vain plus de compréhension pour la jeune génération, tous ceux-là peuvent trouver quelque chose dans notre pièce. Nous avons conçu cette production à plusieurs niveaux reliés les uns avec les autres. Nous avons conservé les cinq actes de la pièce de Victor Hugo mais nous les avons considérablement raccourcis. Pourtant, nous n’avons altéré ni la ligne dramatique de la pièce, ni les situations, ni les caractères des personnages. Nous cherchons à traduire la pièce de Hugo pour le temps présent, afin qu’elle résonne comme à son époque, ce qui n’arrivera sans doute pas parce qu’en ce temps-là, cela avait été un énorme scandale. »
Il s’avère, et le spectateur le sent probablement même sans s’en rendre compte, que la pièce de Victor Hugo apporte quelque chose de précieux qui manque dans le monde rationnel et utilitaire où nous vivons. A la fin du spectacle, on ressent comme un souffle de nostalgie - la nostalgie du lyrisme, du pathos et de l’esprit romantique. On se rend compte que ce qui est typique pour les protagonistes de ce drame, c’est la soif d’absolu qui se manifeste dans leurs amours, dans leurs haines et dans leur sens moral, et à laquelle ils sacrifient finalement la vie. Et la question inévitable s’impose : pouvons-nous comprendre encore aujourd’hui cette soif d’absolu qui est la force majeure du drame romantique ? Reste-t-il un peu de cette soif en nous qui vivons des vies pleines de compromis ?