Bubahof, un collectif franco-tchèque dédié à l’art mais pas que

Cour de Bubahof, photo: Céline Duval

C’est dans le quartier de Strašnice, au cœur de Prague 10, que vivent Dita Lamačová et Céline Duval, le couple d’artistes franco-tchèque à l’origine de l’association ‘Bubahof’. Au-delà des activités artistiques qu’il promeut, ce collectif s’est créé un véritable mode de vie et accueille régulièrement des artistes français et tchèques en résidences. Cette année, il voit grand et dépasse les frontières de l’art… tout en restant entre celles de la France et de la Tchéquie.

Cour de Bubahof,  photo: Céline Duval

Petite cour de béton où diverses plantations côtoient les ateliers d’art et immeubles pastel attenants, Bubahof a des airs de jardin secret. C’est dans ce décor de fenêtre sur cour que Dita Lamačová et Céline Duval ont créé Bubahof, en 2016. Ne vous y trompez pas, ‘Bubahof’, qui chez les initiés rappelle les noms de galeries d’art, signifie tout simplement ‘la cour de Buba’ - Buba n’étant autre que le chat de Dita -. Rendus habitables et transformés en ateliers d’art, les locaux accueillent à titre permanent des créateurs en résidence ainsi que des étudiants des Beaux-Arts de Caen, où enseigne Céline Duval. Une occasion pour eux de s’affranchir de ce qu’elle qualifie de ‘formalisme des écoles d’arts françaises’.

L’un des ateliers d'art de Bubahof,  photo: Céline Duval
« En arrivant en République tchèque, j’ai observé de grandes différences au niveau artistique entre nos deux pays. C’est notamment lié à leurs histoires respectives, et également au fait que le budget alloué à l’art est moins important en Tchéquie qu’en France. Cela a développé ici une manière de travailler plus économe, que je trouve très intéressante. Les jeunes, notamment, n’envisagent pas les choses de la même manière. En France, c’est comme si tout était un peu dû, qu’il fallait tout de suite gagner de l’argent, etc. »

« En République tchèque, et c’est sans doute très lié au régime communiste, il y a beaucoup plus d’entraide : chacun met en commun ses nombreux savoir-faire. Les jeunes étudiants de l’UMPRUM [Académie des arts, de l'architecture et du design de Prague ndlr] avaient déjà beaucoup exposé au cours de leur cursus, ce qui est rarement le cas pour les étudiants français sortis des Beaux-Arts. Donc le projet de Bubahof, c’était aussi de les stimuler, de leur montrer ce qu’il se passe dans d’autres pays, en l’occurrence en République tchèque. »

Art militant

La scène artistique étant beaucoup plus modeste en Tchéquie qu’en France, les artistes tchèques tracent souvent eux-mêmes leur propre chemin. C’est le cas de Dita Lamačová, photographe et graphiste tchèque, qui se présente volontiers comme une artiste militante.

« Je pense aussi que c’est intéressant de regarder de quoi parlent les artistes. Là encore, il y a des différences. Par exemple, Bubahof a pris part à une exposition intitulée ‘Icônes et Mythologies’ il y a quelques mois. La commissaire d’exposition française Fabienne Bideaud est à ce titre venue plusieurs fois à Prague. Lorsque je lui ai montré le travail de jeunes artistes tchèques, elle m’a confié être agréablement surprise de l’énergie et du militantisme politique mais surtout écologique qui se dégage de leur art, auxquels elle n’était pas habituée en France. »

« Tout ça, c’est toujours lié à la politique et à l’Etat en lui-même : un pays en guerre va développer chez les artistes une forme de résistance qui sera différente de celle d’un pays en paix. Les artistes tchèques s’organisent collectivement, font des expositions, se montrent,… En France, paradoxalement, on est toujours dans la rue pour un rien - pour que ça bouge mais aussi pour que rien ne bouge, parfois-, mais les artistes, en tout cas dans l’école où j’enseigne, ne se sentent pas concernés. Je trouve ça triste. Je dirais qu’ils sont un peu dans une sorte de cocon : ils ne sont pas si actifs que ça. Il y a encore trop peu d’expositions organisées par les artistes eux-mêmes, ce qui auparavant était normal, classique. Je me suis aperçue qu’à Prague, mais aussi dans d’autres villes tchèques comme Brno, il y a beaucoup d’endroits, souvent désaffectés ou inutilisés, propices à des expositions, et qui n’ont rien à voir avec les White Cubes. En France, c’est toujours très lisse, très blanc, très propre. A Prague, même si la ville est très propre, il est possible d’exposer dans des lieux marqués par l’Histoire, le temps, ou qui possèdent des cicatrices propres. »

Rénovation du parc František Suchý,  photo: Bubahof

Hommage à František Suchý et à son fils

Rénovation du parc František Suchý,  photo: Bubahof
Redonner vie à un lieu tombé dans l’oubli, quoiqu’empreint d’histoire, c’est ce qu’a entrepris le collectif Bubahof l’été dernier, avec l’aide de nombreux bénévoles de Prague 10. C’est dans ce quartier et près des locaux de l’association qu’est localisé le crématorium Strašnice, le plus grand d’Europe, où a notamment été incinéré le président Václav Havel. En 2015, l’ONG Mémoire de la Nation avait renommé le parc voisin ‘František Suchý’, en hommage à l’ancien directeur du crématorium et à son fils du même nom. Dans les années 1930, ils ont secrètement établi des listes de prisonniers exécutés et incinérés par la Gestapo puis par les autorités communistes, et conservé leurs cendres avant d’être eux-mêmes emprisonnés. Le collectif a souhaité rénover artistiquement ce parc hommage, malaimé et peu entretenu.

Céline Duval : « Il y avait ce parc, pas loin de chez nous, qui possède notamment trois gros tuyaux assez étonnants, qui sortent du sol. Pour nous, c’était une sorte de petit centre Georges Pompidou. Si plastiquement, c’est une superbe sculpture, il s’agit tout simplement d’une bouche d’aération du métro ! Il ne se passe jamais rien dans ce parc, et nous avions envie d’en faire quelque chose. De là et en collaboration avec Prague 10, nous avons eu l’idée de le rénover. »

Bouches d'aération du métro,  parc František Suchý,  photo: Bubahof
‘Nous aimerions que le parc devienne et reste un lieu de commémoration des victimes dont les Suchý ont sauvé les cendres pour leurs proches, et ce au péril de leur vie’ : c’est ce qu’on peut lire sur le site web de Bubahof (www.bubahof.com/fr). Défi en passe d’être relevé pour le collectif, grâce auquel chaque 21 juin sera désormais célébré dans le parc éponyme l’anniversaire de naissance de František Suchý père, dont le destin, à en croire Dita Lamačová, gagnerait à être plus connu :

« C’était l’idée de l’ONG Mémoire de la Nation de faire de ce parc un hommage à František Suchý. Cet homme est un véritable héros de la Seconde Guerre mondiale et son fils, qui portait le même nom, a joué un rôle important sous le régime communiste. Ces deux histoires, celles du père et du fils, symbolisent la lutte contre le totalitarisme, et sont à mon sens méconnues. C’est en partie pour cela que nous avons participé à la rénovation de ce parc, lui aussi peu connu, sans perdre de vue la dimension historique de son nom. »

L’anniversaire de la naissance František Suchý n’est pas le seul rendez-vous annuel initié par Bubahof dans ledit parc. En mai, une fête des voisins y a par exemple eut lieu, une semaine avant la date officielle, convivialité et partage étant au centre de la table. Le succès de cette initiative a encouragé Céline et Dita à étendre le champ d’action du collectif artistique, notamment très concerné par le péril écologique actuel.

Fête des voisins orgnaisée par Bubahof au František Suchý,  photo: Bubahof

Terre laboratoire

Terre rouge de Jsme Les,  photo: Céline Duval
« Bubahof rayonne, un peu comme une pierre que l’on jette à la mer et qui fait des ricochets. Nous avons commencé dans le salon, puis dans la cour, avant d’investir Prague 10. Et actuellement, l’association est en train d’acheter une parcelle, baptisée Jsme les, qui est une grande prairie entourée de forêt, proche de la frontière polonaise. C’est une sorte de terre des possibles que nous serons libres de réanimer. Et c’est encore possible, bien que cette nature soit presque morte. »

Une ‘terre laboratoire’, selon l’expression consacrée de Dita, qui se fait également surnommer ‘terre rouge’ en raison de sa couleur, que l’on doit à la proximité du volcan Žampach. Céline Duval projette d’y développer une ferme en permaculture - son autre domaine de prédilection -, ainsi qu’une résidence pour artistes et un lieu de recherches environnementales, sociales et artistiques.

« Les Tchèques quittent souvent la ville pour la campagne le week-end. On sent qu’ils sont vraiment proches de la nature, qu’ils ont ce goût particulier pour les rivières et la forêt. Mais les forêts sont en fait beaucoup des plantations, comme en France. Cette monoculture les déséquilibre. Art Event (Institut úzkosti en tchèque), l’association avec laquelle on s’associe, a acheté un bout de la forêt Jsme pour en prendre soin et y planter autre chose. On voudrait, à notre échelle, gérer ces franges de forêt différemment. Les étudiants français seront les bienvenus pour venir y faire des stages. »

Jagna Ciuchta,  photo: Justine Viard
En 2017, Dita et Céline, assistées de Baptiste et Benjamin - les plus anciens membres de l’association -, avaient réalisé l’exposition en forêt de l’artiste polonaise de renom Jagna Ciuchta, qui vit et travaille à Paris. Si ce n’est donc pas la première fois qu’elles placent la nature au centre de leur travail, elles reconnaissent le caractère inédit de ce nouveau projet, visant à faire cohabiter art, plantation d’arbres, production d’électricité verte et lien social sur cette fameuse terre rouge, proche du village d’Orlické hory. Une initiative qui séduit déjà de nombreux artistes, et entend alerter sur la dimension universelle du réchauffement climatique :

« Je trouve intéressant que des artistes tchèques, dont le travail est reconnu, soient en train de bouger ou soient alertés par le changement climatique. Les artistes sont des personnes très sensibles et cette sensibilité-là est éveillée par l’écologie, qui, à l’origine, n’était pas nécessairement dans les travaux des uns et des autres. J’observe qu’ici, à Prague, ceux qui sont intéressés par notre projet ne sont pas seulement des agriculteurs mais aussi des artistes. »

www.bubahof.com/fr

Documentation Céline Duval : https://www.doc-cd.net/

Documentation Dita Lamačová: http://dita-la.net/

Collectif Bubahof à l'oeuvre,  photo: Céline Duval