« Československo 38-89 » : un jeu de simulation vidéo débarque dans les salles de classe

«Чехословакия 38-89»

Comprendre pourquoi son grand-père s’est fait arrêter par la Gestapo au début des années 1940 ou pourquoi, au contraire, il a choisi de collaborer avec le régime nazi installé dans le Protectorat de Bohême-Moravie durant la Seconde Guerre mondiale : tel est un des objectifs du premier module du jeu de simulation vidéo appelé « Československo 38-89 » (« Tchécoslovaquie 38-89 »), consacré à la vie quotidienne sous l’occupation allemande entre 1939 et 1945. Conçu pour des élèves de l’enseignement secondaire, ce jeu vidéo pédagogique propose d’enseigner l’histoire sur la base de rencontres simulées avec des témoins du passé. Actuellement en essai dans treize écoles, « Československo 38-89 » sera distribué plus largement à partir de janvier 2014 dans toute la République tchèque.

Comment rompre avec la passivité des élèves et leur permettre de mieux comprendre et retenir ce qu’ils apprennent à l’école ? Voilà qui relève de la performance, et si les enseignants rivalisent de méthodes pour faire face à l’éternel problème du manque d’attention en classe, la mise en place d’alternatives à l’enseignement magistral tient, pour certaines disciplines comme l’histoire, une autre gageure que la seule concentration des élèves. Raymond Aron disait en effet : « S’il n’y a pas un sens de l’histoire, il y a du sens dans l’histoire ». Aussi, l’intérêt de son enseignement est-il précisément de faire réfléchir les élèves sur la complexité des actions humaines plutôt que de dispenser un cours uniforme de faits et de dates. C’est précisément pour inviter les professeurs d’histoire dans cette démarche qu’un collectif universitaire tchèque a mis au point un jeu de simulation vidéo baptisé « Československo 38-89 ».

Apprendre par le jeu, Vítek Šisler en a fait son adage. Docteur en droit chargé d’études à l’Institut des sciences de l’information, de bibliothéconomie et des nouveaux médias, c’est déjà à lui que l’on doit « Europe 2045 ». A travers ce jeu de stratégie en ligne sorti en 2009 et conçu pour les universités, les étudiants pensent, discutent et négocient devant le Parlement européen au nom du pays qu’ils représentent. Encouragé par ce premier succès, Vítek Šisler a lancé en 2010 le projet de « Československo 38-89 ». Trois ans plus tard. il décrit le fonctionnement de ce dernier jeu :

Vít Šisler,  photo: Site officiel du projet Československo 38-89
« La majeure partie du jeu se situe à l’époque actuelle : le joueur s’entretient avec des témoins d’une certaine période de l’histoire, à propos de leurs souvenirs et de ce qui s’est passé. Puis, l’entretien fait place à une bande-dessinée interactive illustrant l’époque et la situation dont il est question. À ce moment-là, l’élève intervient et les décisions qu’il prend modifient le cours du jeu. »

Ce faisant, est-ce à dire que l’élève modifie dans le même temps le cours de l’histoire ? Pas tout à fait. Chercheuse à l’Institut d’histoire contemporaine et co-scénariste de « Československo 38-89 », Marie Černa précise le présupposé du jeu :

« L’histoire est un fait accompli. Les joueurs ne reconstruisent pas, ils découvrent. Quelque chose s’est passé, ils ne savent pas très bien quoi, mais c’est à eux de trouver. S’ils décident quelque chose, c’est le processus qu’ils vont suivre, les acteurs avec qui ils vont parler, les documents qu’ils vont consulter. Ils ne vivent pas l’histoire, ils vivent la mémoire. »

'Tchécoslovaquie 38-89'
C’est donc de mémoire collective dont il est question dans « Československo 38-89 », cette source vivante et intarissable d’une histoire plurielle généralement absente des manuels scolaires, sachant ce qu’elle comporte de souffrances, d’obscurités et de tabous. Les joueurs sont ici invités à « éprouver » des événements dans la position de différentes parties prenantes et, en l’occurrence, à considérer l’histoire du point de vue de leur choix. Marie Černa explique :

« Nous inventons les questions que le joueur choisit de poser, et en fonction de ces questions, l’interview se déroule. Au début de chaque interview, le joueur doit se présenter et c’est à lui de choisir la question ou l’argument qui va ouvrir la conversation. Comme il y a des interlocuteurs susceptibles, il faut être sensible et choisir la bonne question pour ne pas vexer l’interlocuteur. Le plus important, c’est de donner le choix au joueur. Sinon, il ne ferait qu’écouter et c’est justement ce que nous ne voulons pas. On veut aussi lui montrer qu’il y a plusieurs questions qu’il peut poser, que ce peuvent être des questions bêtes, alors on lui propose aussi des questions bêtes.

'Tchécoslovaquie 38-89'
Par exemple, venir chez quelqu’un et, dès le début de l’interview, lui jeter à la figure ‘Vous, vous avez collaboré avec les nazis’, c’est bien sûr possible, mais on prend le risque que l’interlocuteur nous ferme la porte au nez. »

Loin de la passivité des joueurs feinte mais pourtant observée dans de nombreux jeux vidéo, le but des « jeux sérieux », de l’italien « serio ludere », vise au contraire à transmettre un contenu sérieux par le biais d’exercices ludiques, et ce afin de rendre le joueur actif de son apprentissage. D’abord développé du temps des guerres prussiennes dans un but militaire, concrètement pour former les officiers aux nouvelles stratégies, les « jeux sérieux » prennent, dans la seconde partie du XXe siècle, la forme plus familière et familiale des fameux « jeux de société ». Depuis l’invention de l’ordinateur, on les trouve déclinés en multiples logiciels informatiques, et certains commencent à faire leur apparition à l’école. En France, les projets officiels en sont encore à l’état de recherches. Avec les Danois et les Américains, les Tchèques sont précurseurs en la matière. Concernant « Československo 38-89 », Marie Černa rectifie :

Marie Černá,  photo: Site officiel de la revue Biograf
« On dit que c’est un jeu, mais dans les faits, il ne s’agit pas d’un jeu au sens premier du terme, plutôt d’une simulation éducative. »

Soutenu financièrement par le ministère de la Culture, « Československo 38-89 » a été conçu et développé par une équipe d’historiens et de programmateurs issus respectivement de l’Institut d’histoire contemporaine et de la Faculté de mathématiques et de physique de l’Université Charles de Prague. Mais l’équipe est loin de s’arrêter à ces deux spécialités.

'Tchécoslovaquie 38-89',  photo: Site officiel du projet Československo 38-89
De nombreux écrivains, chercheurs, graphistes, illustrateurs, game designers, cinéastes et acteurs ont apporté leur pierre à l’édifice. En effet, « Československo 38-89 » a la particularité de combiner à la fois des éléments de bande-dessinée, de témoignages filmés et des documents d’archives réels. Les joueurs ont à leur disposition des fragments de souvenirs personnels, des lettres, des articles de journaux, des extraits radio, des séquences télévisées, et procèdent comme des sortes de détectives. Marie Černa précise :

'Tchécoslovaquie 38-89'
« Les sources sont authentiques, mais le travail que l’on fait est un travail de reconstruction. On ne peut pas utiliser les récits de vie tels quels. On doit les combiner pour que cela fonctionne en tant que jeu. On prend des éléments, des motifs et on invente. Les témoignages sont inventés, ce qui est étrange pour les historiens, mais c’est comme ça. Ce qui compte, ce n’est pas la vérité mais la vraisemblance. »

'Tchécoslovaquie 38-89',  photo: Site officiel du projet Československo 38-89
« Comme on fait un travail visuel qui mêle de la bande-dessinée, il faut traduire les faits en images. À certains moments, on manque d’informations. On sait beaucoup de choses, mais il y a des trous. Dans ces cas-là, on va aux archives lire les chroniques, trouver des détails pour pouvoir les dessiner. On consulte bien sûr aussi les sources de l’histoire orale. Post-Bellum est une des institutions qui rassemblent des récits de vie. On prend ça et là. »

Bien que « Československo 38-89 » soit un « outil dématérialisé pédagogique », comme aime à l’appeler Marie Černa, il n’en reste pas moins basé sur les ressorts du jeu et se doit donc, en tant que tel, de produire le suspens indispensable pour retenir l’attention de ses joueurs. D’un autre côté, difficile de concevoir que l’on puisse perdre ou gagner à un jeu traitant d’événements historiques réels. Marie Černa clarifie les doutes :

'Tchécoslovaquie 38-89'
« Gagner ou perdre dépend des informations : si vous trouvez les bonnes informations, si vous trouvez assez d’informations, vous gagnez. »

Après le Protectorat de Bohême-Moravie, les élèves du secondaire pourront découvrir, dans un deuxième module, l’après-guerre que les scénaristes de « Československo 38-89 » ont volontairement situé dans la région des Sudètes frontalière de l’Allemagne, et ce dans le souci de décentraliser des recherches trop souvent réalisées à Prague. Un troisième module est en cours de préparation et portera sur la période qui s’étend du début des années 1950 à la fin des années 1970. Occupation nazie, putsch communiste, mais aussi génocide des Roms, cas des ghettos juifs, expulsions des Sudètes : autant de sujets épineux que « Československo 38-89 » propose d’aborder en classe sous plusieurs angles. Ce ne sont pourtant pas les périodes les plus délicates à traiter. Vítek Šisler explique pourquoi :

« L’histoire la plus difficile à aborder est celle qui est la plus proche de nous dans le temps. C’est celle qui influence encore le destin de nos politiques actuelles, et si nous abordons un jour par exemple la Normalisation, ce sera la période qui posera probablement le plus de difficultés. »

Selon Vítek Šisler, la version pilote actuellement testée dans treize écoles a suscité des premières réactions prometteuses. Les élèves aiment en particulier le fait d’avoir à disposition un tas de documents à chercher et dans lesquels ils peuvent fouiller.

Photo: Site officiel du projet Československo 38-89
Les enseignants, quant à eux, apprécient l’étincelle de motivation qui luit dans les yeux de leurs élèves. Une version publique de « Československo 38-89 » sortira en janvier 2015. Sans doute un cadeau qui séduira toutes les générations. Avant cela, les créateurs du jeu espèrent que celui-ci aura exhorté une bonne partie des joueurs à partager directement avec leurs grands-parents les souvenirs de leurs jeunes années.