Entre Tchèques et Slovaques, un mariage un peu forcé et une vie de couple pas souvent épanouie
La Tchécoslovaquie est morte, vive la République tchèque et la Slovaquie ! Après 74 années, 2 mois et 3 jours d’un Etat commun, deux nouveaux pays indépendants sont apparus sur la carte de l’Europe le 1er janvier 1993. Pour évoquer l’histoire de ce couple tchéco-slovaque, nous recevons l’historienne slovaque Petra Švardová, chercheuse à l’Institut d’histoire contemporaine de l’Académie des sciences tchèque, ainsi qu’à l’Institut d’histoire de l’Académie des sciences slovaque, et qui partage donc sa vie entre Prague et Bratislava.
Le 2 janvier 1993, le quotidien français Le Monde titrait « Partition de la Tchécoslovaquie : joie à Bratislava, tristesse à Prague ». Avec le recul, diriez-vous que ce titre résumait bien les sentiments qui régnaient dans les deux pays à l’époque ?
« Les témoignages de l’époque, que l’on a entendus au début de cette émission, ou les images des gens dans les rues à Bratislava et à Prague montrent que la joie était plus importante côté slovaque que tchèque. Mais aujourd’hui, avec le recul, on se rend compte que les choses n’étaient pas si simples. »
« Bien sûr, côté slovaque, il y avait ce sentiment d’être enfin libre, même si le pays avait encore un long chemin à parcourir devant lui. Les Slovaques ressentaient ce besoin de démontrer aux Tchèques qu’ils pouvaient traiter d’égal à égal avec eux, qu’ils n’étaient plus soumis. Je pense que c’est ce sentiment qui prédominait en 1992. »
Les négociations pour la partition ont commencé en 1992, mais les relations entre Tchèques et Slovaques étaient compliquées depuis de longues années déjà. Ce divorce était-il donc inévitable ?
« Je pense que oui. Si la Slovaquie n’avait pas choisi la voie de l’indépendance, les problèmes de l’époque seraient les mêmes aujourd’hui encore : les Slovaques se plaindraient d’être sous influence tchèque et que l’on ne traite pas d’égal à égal avec eux. »
« Les Slovaques ont toujours eu ce sentiment qu’il y avait le grand frère tchèque d’un côté et eux de l’autre. Cette relation ne leur a jamais plu, et cela était déjà le cas à l’époque de la Tchécoslovaquie socialiste, ou même avant. Ce rapport de force n’a jamais été résolu et il est devenu plus problématique dans les années qui ont suivi la révolution de Velours.
La Slovaquie avait à l’époque pour Premier ministre l’autoritaire Vladimír Mečiar, à cause duquel la Slovaquie a d’ailleurs failli être exclue des négociations d’adhésion à l’OTAN et à l’UE un peu plus tard dans les années 1990. Quelle a été l’importance de Mečiar dans la volonté de la Slovaquie de devenir indépendante ?
« Je ne dirais pas que Mečiar était un dirigeant autoritaire, mais plutôt populiste. Je dirais même qu’il a été un des premiers politiciens populistes non seulement en Slovaquie, mais plus largement en Europe centrale. Mais c’est vrai que c’était quelqu’un dont le style devait montrer que la Slovaquie était forte, qu’elle pouvait être indépendante et un bon partenaire pour l’Union européenne (UE). Parce qu’il ne faut pas oublier qu’à l’époque, pour les Slovaques comme pour les Tchèques, intégrer l’UE était une priorité. C’était le plan de Vladimíř Mečiar, mais aussi du Premier ministre tchèque, Václav Klaus. L’idée de l’un comme de l’autre finalement était de mener la Tchécoslovaquie à l’Europe, non plus comme un seul État mais comme deux pays indépendants. »
« Le problème avec Mečiar était qu’il voulait certes rejoindre l’UE tout en menant une politique qui n’était pas très démocratique. Or, même si le peuple en rêvait, la Slovaquie avait beaucoup d’autres problèmes à résoudre à ce moment-là qui découlaient de la partition. »
« Mečiar et Klaus ont décidé »
On entend souvent dire que cette partition a d’abord été une décision politique, et que si les deux peuples avaient été consultés dans le cadre d’un référendum, l’issue aurait pu être différente. Quel est votre avis sur cette vision des choses ?
« Il est clair que cela a d’abord été une décision politique. Tout s’est passé uniquement au niveau politique. Les sondages d’opinion montraient que pas plus la majorité des Slovaques que des Tchèques n’était favorable à cette séparation. »
« Mais ce qui a importé davantage dans le processus de partition, ce sont les élections législatives de juin 1992. Pourquoi ont-elles été organisées si vite après les premières élections libres de l’après-révolution qui s’étaient tenues deux ans plus tôt ? Parce que le gouvernement tchécoslovaque ‘démocratiquement’ formé suite à ces élections, qui avaient été marquées par une très forte participation, avait convenu de ne diriger le pays que l’espace de deux ans, au lieu des quatre ans habituels. »
« Selon moi, il s’agit là d’une décision problématique, car on ne pouvait pas prétendre stabiliser la situation en si peu de temps. C’est ainsi que sont apparus populisme et nationalisme, surtout en Slovaquie. Ces deux tendances ont progressivement gagné du terrain dans l’espace public avec notamment des démonstrations et des différends linguistiques. Par exemple, la question se posait de savoir quelle langue devait être utilisée en Slovaquie. »
« Le nouveau Parlement issu des élections de 1992 avait à résoudre tous ces problèmes, mais ce sont finalement Vladimíř Mečiar et Václav Klaus qui ont décidé de les régler en se séparant. »
Compte tenu précisément du chaos politique qui régnait à l’époque, on peut aussi se poser la question de savoir si l’organisation d’un référendum avec un débat digne de ce nom aurait été possible. Certains historiens prétendent que la Tchécoslovaquie n’a « fonctionné » en tant que véritable État commun qu’entre 1918 et 1938, jusqu’à la signature des accords de Munich, qui ont mis un terme à la Première République tchécoslovaque. Êtes-vous d’accord ?
« Je pense qu’il y avait beaucoup de problèmes en 1918 déjà. Il ne faut pas oublier la présence dans cette Première République des fortes minorités hongroise et allemande. D’ailleurs, je ne sais même pas si on peut parler de minorités tellement les populations hongroises et allemandes étaient importantes et nombreuses dans les villes, et notamment à Bratislava et à Prague. Ce nouvel État qu’était la Tchécoslovaquie en 1918 avait donc besoin de temps. Par exemple, à Bratislava, en 1922, il a fallu que l’Armée rappelle le bien-fondé et la légitimité de l’État tchécoslovaque. Bref, même si les choses se sont améliorées avec le temps, rien n’était simple dans les premières années qui ont suivi la création de la Tchécoslovaquie. »
« En 1918, il aurait été compliqué pour deux petits États au centre de l’Europe d’exister indépendamment »
Jusqu’en 1918, la Slovaquie a fait partie du royaume de Hongrie, tandis que la Bohême était sous domination autrichienne. Comment est donc née l’idée de rassembler Tchèques et Slovaques ? Qu’est-ce qui les rapprochait et qu’est-ce qui justifiait la création d’un État commun, mis à part le fait qu’ils étaient voisins ou encore leur proximité linguistique ?
« Je dirais que c’était d’abord une décision stratégique. Dans le contexte de l’époque, au lendemain de la Première Guerre mondiale, il aurait été compliqué d’exister pour deux petits États indépendants au cœur de l’Europe. Il suffit de prendre une carte pour voir les grands pays qu’il y avait dans le voisinage de la Tchécoslovaquie... Les politiciens étaient donc bien conscients de la nécessité de s’unir pour être plus forts. Sans oublier bien évidemment la volonté de se libérer de la domination austro-hongroise pour accéder à la liberté et instaurer une démocratie. »
« On dit d’ailleurs que les deux peuples, en 1989, voulaient revenir aux racines de cette Première République. Selon moi, c’était une illusion. Les gens ont tendance à idéaliser cette période de l’histoire. Ils oublient les problèmes qu’il y avait à l’époque et que le monde n’était pas parfait. »
Quelle a été l’importance de l’apparition de cet État tchécoslovaque indépendant et démocratique sur la carte de l’Europe en 1918 ? Rappelons que, depuis l’Allemagne, la Tchécoslovaquie s’étendait alors presque jusqu’aux limites occidentales de l’Union soviétique...
« Au-delà de sa taille, il faut aussi parler des relations avec les autres États. La Tchécoslovaquie a d’abord entretenu de très bonnes relations avec la France notamment. Mais l’année 1938 et tout ce qui s’est passé après ont montré que même ces bonnes relations avec des États forts et stables ne constituaient pas une garantie de sécurité face à la menace de l’Allemagne nazie. »
D’où provient ou à partir de quand apparaît un sentiment national slovaque entre, d’un côté, le royaume de Hongrie, d’un autre, Vienne et l’empire d’Autriche, et le royaume de Bohême ? Profondèment catholique et plus rurale que les régions des pays tchèques, à quoi ressemblait la Slovaquie en 1918 (éducation, industrialisation, culture, développement général, etc.) ? Comment a été accueillie l’apparition de cet État tchécoslovaque ?
« L’idée de la Tchécoslovaquie n’a pas été facile à accepter, même si elle signifiait la fin de la domination austro-hongroise. Mais la vision des choses était claire pour les intellectuels et les politiciens : l’État commun constituait un moyen de se montrer sur la scène internationale et de peser dans les relations avec les autres pays. »
« D’un côté, les Tchèques étaient beaucoup plus industrialisés, alors que la Slovaquie était effectivement plus rurale. Il y avait donc deux différentes stratégies pour deux États, mais la situation a eu tendance à s’équilibrer au fil des années. La population s’est bien mixée avec la formation de ‘vraies’ familles tchécoslovaques. De plus en plus de Slovaques se sont installés en Bohême et en Moravie, mais aussi de Tchèques en Slovaquie. Alors, oui, bien sûr, il y avait toujours deux États dans l’État en quelque sorte, mais plusieurs facteurs, comme par exemple le service militaire, que les hommes tchèques devaient effectuer en Slovaquie et les slovaques en Tchéquie, ont contribué à une certaine réussite de la ‘tchécoslovaquisation’ de la population. »
Dans l’histoire slovaque, quel regard porte-t-on aujourd’hui sur la période de l’État indépendant entre 1939 et 1945 ? Alors que la Bohême-Moravie était devenue un Protectorat à la suite du démantèlement de la Tchécoslovaquie, la République slovaque, elle, était un Etat satellite de l’Allemagne nazie.
« Ce n’est pas simple ! C’est un sujet délicat, un chapitre de l’histoire que l’on n’aime pas aborder alors qu’il le faut, surtout quand on voit la situation aujourd’hui en Slovaquie avec un parti clairement néo-fasciste représenté au Parlement (le Parti populaire ‘Notre Slovaquie’ dirigé par Marian Kotleba) et qui fait entendre sa voix dans l’espace public. »
« Le problème est que l’histoire doit toujours être considérée dans une optique de vainqueur, il faut qu’il y ait quelque chose d’admirable. Or, ce chapitre de l’histoire de la Slovaquie est absolument le contraire de quelque chose d’admirable. C’est quelque chose de honteux et on ne veut plus ou on n’aime pas se l’entendre dire. En même temps, cela nous rappelle aussi qu’il faut toujours faire attention aux tendances nationalistes, car elles n’ont jamais abouti à quelque chose de positif. »
Entre Tchèques et Slovaques, les morceaux ont malgré tout été recollés après la guerre. De cet après-guerre jusqu’à 1992, on a néanmoins le sentiment que les Slovaques n’ont jamais été satisfaits de vivre en commun avec les Tchèques. Quel est votre sentiment ?
« Encore une fois, il me faut répondre oui et non. Il y avait d’abord la satisfaction de revenir au système d’avant la guerre. Avec le président Edvard Beneš revenu à la tête du pays, il y avait une forme de continuité. Ce sentiment est resté même après la prise du pouvoir par les communistes. »
« 1969 est une année importante dans les relations entre Tchèques et Slovaques avec l’adoption du principe de fédération. C’était une première réponse à la question du devenir de ces relations. Et cette question est réapparue après la révolution de Velours. »
« Plus encore que tchécoslovaque, je me sens européenne »
Milan Kňažko, ancien acteur bien connu dans les deux pays, qui s’est engagé en politique après la chute du régime communiste et a occupé notamment les fonctions de ministre des Affaires étrangères slovaque, prétend que les relations entre Tchèques et Slovaques sont meilleures aujourd’hui qu’elles ne l’étaient dans l’État commun. Qu’en est-il vraiment ?
« Oui, je dirais que c’est le discours politique. Bien sûr que les relations sont bonnes. Elles sont même excellentes. Néanmoins, on constate aussi une forme d’éloignement culturel et au niveau de la société, une certaine forme de distance. Et je dirais même presque aussi finalement au niveau politique. On s’intéresse toujours l’un à l’autre, mais moins quand même qu’auparavant... »
Personnellement, vous sentez-vous toujours tchécoslovaque ?
« Oui, mon travail et ma spécialisation, la Tchécoslovaquie et tout ce qui s’est passé dans les années 1990, font que je vis entre les deux pays. C’est donc bien de pouvoir comparer les époques. Mais plus encore que tchécoslovaque, je dirais que je me sens européenne. Mes études m’ont permis de passer quelques années en France et je dirais même que je me sens aussi un peu française. Mais c’est vraiment ce sentiment européen qui prédomine. »
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