« C’est par la musique qu’on raconte les vieilles légendes »

Célestine Doedens et Jitka Malczyk, photo: Site officiel de Delioù

De la mer bretonne aux forêts moraves, la harpe et le violon de Delioù font traverser les frontières entre les espaces et les temps. Leur dernier album Ar Wenojenn est sorti en 2018. Au micro de Radio Prague, Célestine Doedens et Jitka Malczyk ont raconté la genèse de leur groupe, Delioù.

Célestine Doedens et Jitka Malczyk,  photo: Site officiel de Delioù

Célestine Doedens : « Notre duo est international puisque Jitka est Tchèque, elle habite près de Prague. Quant à moi, j’habite en Bretagne, mais j’ai vécu à Prague il y a cinq ou six ans. C’est à ce moment-là qu’on a commencé à travailler ensemble. »

« On s’est rencontrées dans un café où il y avait une session d’improvisation musicale. Puis Jitka est partie en Irlande où elle a joué dans des sessions avec beaucoup de harpistes. Quand elle est rentrée, elle s’est dit qu’elle devait faire un projet avec un harpiste et elle s’est alors souvenue de moi. Elle m’a appelée et c’est comme ça qu’on a commencé à travailler ensemble. »

Jitka Malczyk : « Le nom Delioù signifie ‘les feuilles’ en français, parce que nous avons commencé notre collaboration en automne. Célestine m’a introduite à la poésie d’Anjela Duval, et on a trouvé notre nom après avoir lu le poème ‘An delioù kentañ’. »

CD : « Anjela Duval était une poétesse de vieux marché près de Lannion, dans la vallée du Léguer. Elle vivait seule, dans sa ferme, avec son chien. Son écriture s’inspire de la nature et de cette vallée : elle était très attachée à sa terre. »

« Disul edo c’hoazh louet
Ha noazh o skourroù
Ar regennad gwez pupli
Hir-hir ha moan-moan.
War vevenn ar prad,
Oc’h arvestiñ ouzh o skeud,
En dour du al Leger. » Dimanche, leurs branches étaient encore grises et nues, cette rangée de peupliers longs et minces, sur le bord du pré, contemplant leur ombre dans l’eau noire du Léguer.

Cette rencontre entre la Bretagne et la République tchèque ne concerne pas seulement les musiciennes. Aux sources de leur inspiration, ce sont aussi bien les paysages que les instruments des deux pays qui se conjuguent en harmonie. Quitte à inclure d’autres traditions, découvertes au fil de leurs pérégrinations en Norvège ou en Turquie, par exemple.

JM : « On a pensé que le duo de la harpe et du violon était intéressant. De temps en temps, je joue du violon de Hardanger, qui vient de Norvège et dont la couleur diffère des autres. Ces deux instruments marchent bien ensemble. »

CD : « La harpe celtique est fréquente, en Bretagne. J’ai donc été amenée à jouer de cet instrument assez naturellement. En République tchèque aussi, il y a une tradition ancienne de harpe, mais elle s’est perdue au début du XXe siècle. C’était en Bohême occidentale, une région à cheval avec la Bavière. Il s’agissait souvent d’un accompagnement : les femmes accompagnaient leurs chants avec la harpe. »

« C’est difficile de voyager avec une harpe, donc quand je viens ici, je loue une harpe fabriquée par un luthier tchèque. Il s’est inspiré de ces harpes de Bohême pour fabriquer ses instruments qui ne sont donc pas vraiment celtiques : bien que d’ici, elles sont dotées de leviers comme les harpes celtiques. »

Célestine Doedens et Jitka Malczyk,  photo: Site officiel de Delioù
« On se construit au fil de nos voyages et on étoffe ainsi notre répertoire. Les lieux nous inspirent beaucoup. Jitka est très inspirée par les légendes. »

Quelques notes suffisent à peindre un paysage ou à raconter des légendes. Les orgies de Dahut aux cheveux de feu, sa ville prospère engloutie lorsqu’un chevalier en ouvre les portes, Guénolé qui menace un roi et sa fille, tous ces morceaux d’histoires se condensent dans le duo sans parole de la harpe et du violon. Célestine Doedens et Jitka Malczyk nous révèlent leur secret de fabrication.

CD : « Je pense que l’on fait chanter nos instruments, pour raconter les histoires avec la musique. Lors de nos concerts, on raconte l’histoire juste avant de jouer, ce qui permet aux gens de se projeter, de se laisser porter quand ils écoutent la musique. Comme on ne chante pas, ce n’est qu’instrumental, l’histoire permet de se laisser emporter et de donner du sens à ce que l’on entend. »

JM : « On veut faire en sorte que les gens rêvent et voyagent. On raconte ces légendes ou ces histoires, parce que ce sont souvent de vraies histoires que nous avons vécues. On aime beaucoup quand les gens viennent après le concert pour partager leur expérience : ‘Je suis allé là-bas, je connais !’. Il nous arrive aussi de projeter des images pendant qu’on joue. »

CD : « Par exemple en Turquie, où l’on a joué l’été dernier, les gens étaient intrigués par la légende tchèque du ‘vodník’. On a composé une pièce autour de cette légende, ‘Soul Hunter’, et le public turc est venu nous demander : ‘Oh, il y a vraiment un bonhomme qui habite au fond des étangs pour attraper les gens et collectionner leurs âmes ?’ »

Les légendes en Europe se croisent et s’entrecroisent bien plus qu’on n’y songerait. Le ‘vodník’ ou ‘hastrman’ (l’ondin, ndlr), on le retrouve aussi en Norvège, mais sous la forme de malicieuses Nixes.

Nombreux sont les liens à tisser entre les légendes et les paysages d’Europe. De manière plus précise encore, Célestine Doedens et Jitka Malczyk évoquent quelques rapprochements entre la Bretagne et la République tchèque.

JM : « Il y a des similitudes en raison des influences celtiques. Le paysage est aussi bien celtique en République tchèque qu’en Bretagne. Les sujets des légendes sont proches, aussi. »

CD : « Il est intéressant de voir qu’en République tchèque, un attachement à certaines traditions celtiques et païennes demeure : on célèbre Beltaine, les Čarodějnice... » (https://www.radio.cz/fr/rubrique/tcheque/le-bucher-des-sorcieres) « On peut aussi évoquer Polednice, cette femme qui capture les enfants. Elle existe en Bretagne sous le nom de Mac’halet Al Lorger, soit Margot la fée. C’est comme une sorcière, elle kidnappe les enfants qui s’attardent dans la nuit. »

JM : « En République tchèque on a également la Smrtka, qui correspond à l’Ankou en Bretagne et figure la mort. »

Au-delà des légendes qui rapprochent ces deux contrées, ce sont aussi par leurs différences profondes que des liens peuvent se tisser.

CD : « Il y a sans doute une sensibilité envers la culture bretonne, ici : à ma grande surprise, j’ai découvert à Prague un groupe de danses bretonnes, par exemple. »

JM : « La Bretagne passionne les Tchèques au niveau des danses, des musiques, de la culture en général... J’ai créé un blog où j’ai écrit quelques mots à propos de la rivière du Léguer. Aussitôt, beaucoup de visiteurs ont demandé où cela se trouvait, parce que les Tchèques aiment faire de la randonnée. »

« Cette fascination vient aussi de la mer, si particulière en Bretagne et absente en République tchèque. »

CD : « Côté breton, on associe volontiers l’Europe centrale et de l’Est à quelque chose d’inconnu, voire d’un peu exotique. »

Outre les vieilles histoires écoutées au coin du feu, les deux musiciennes essaient de nous transmettre ce qu’elles expérimentent. Une balade à Letná ou la délicatesse d’une rigole d’eau sont autant de motifs qu’elles relatent ensuite au son de la harpe et du violon. (En voici un exemple, intitulé « Živá voda » et inspiré d’une source au pied du mont Svatý Jan Pod Skalou…

Si vous souhaitez prolonger ces instants musicaux et étoffer votre répertoire de légendes et de ballades, vous pouvez suivre Delioù qui reviendra en Bretagne le 28 juin au Baldingue et le 2 juillet à Trégastel, puis en République tchèque à l’occasion de festivals celtes, dès le 13 juillet.