« En Tchéquie, l'idée est enracinée que les violences contre les femmes peuvent être acceptables »
En 2017, lorsque le mouvement #MeToo éclate dans le sillage de l'affaire Weinstein, les médias tchèques relaient les informations liées à la libération de la parole des actrices d'Hollywood, puis des femmes connues ou anonymes dans de nombreux pays. Pourtant, rien de tel ne se produit en Tchéquie, comme si dans le pays les femmes n'étaient pas victimes de harcèlement sexuel, voire pire, de ce que de plus en plus de personnes, en France notamment, appellent « féminicide ». Il a fallu attendre l'été dernier pour lire dans la presse tchèque les témoignages d'une quarantaine de femmes connues évoquant leur expérience d'abus sexuel. Et la fin de l'année 2020 pour que le thème du féminicide soit également abordé. Deux jeunes journalistes se sont emparées de la question et ont réalisé un dossier sur le sujet pour le site Seznam Zprávy. Entretien avec l'une des autrices, Eva Soukeníková.
Eva Soukeníková, bonjour. Vous êtes journaliste pour le site Seznam Zprávy. En décembre 2020, avec une autre collègue, vous avez lancé le projet « Appelle ça un féminicide » (« Říkej tomu femicida », en tchèque). Comment est né ce projet et pourquoi ?
« Ce projet est né il y a cinq ou six mois. Ma collègue Jolana Humpalová et moi nous lisions beaucoup d'articles sur ce phénomène du féminicide concernant la Turquie, le Mexique, la France aussi. Nous avons beaucoup réfléchi sur la question de savoir : est-ce que ce phénomène existe aussi en République tchèque ? Et bien entendu, il existe aussi ici ! Mais personne n'en parle. On a donc construit ce projet qui se concentre sur le Mexique, la Turquie, la France, et aussi la Tchéquie. Ici, dans le pays, on ne parle pas de ce mot féminicide parce qu'il n'existe pas dans la loi, ou même dans la société. C'est pour cette raison que nous avons intitulé le projet ainsi : 'Appelle ça un féminicide', pour présenter le terme au public. »
Un terme que les gens ne connaissent pas en fait. Le mot « féminicide » est apparu ces derniers temps dans la presse française pour caractériser le meurtre de femmes parce qu’elles sont femmes. En tchèque, il est appelé « femicida ». Personnellement, il me semble l’avoir quand même peu vu apparaître dans la presse tchèque et rares sont les personnes qui l’utilisent. Pourquoi, selon vous ?
« C'est un peu difficile au niveau linguistique, on a beaucoup réfléchi sur la question : peut-on utiliser en tchèque le mot 'femicida' ? On a traduit cela de l'anglais ou du français bien évidemment. En tchèque, le terme 'femicida' évoque le mot 'génocide'. Mais ce n'est pas si simple car le terme s'utilise indifféremment au singulier et au pluriel pour désigner le meurtre des femmes. Après le lancement du projet, beaucoup de gens nous ont écrit pour nous demander : qu'est-ce que c'est que le féminicide ? Pourquoi vous appelez cela ainsi, ça n'existe pas... Et en effet, dans la loi, cela n'existe pas, il n'y a que le meurtre qui est reconnu. »
C'est en effet aussi le cas en France. On a l'impression que si le terme « féminicide » semble être entré dans les mœurs, il n’est pas un terme inscrit au code pénal en tant que tel en France, pas plus qu’en République tchèque. La législation tchèque non plus ne connaît pas le terme. De nombreuses voix s’élèvent dans l’Hexagone pour que le terme soit justement introduit dans le code pénal, quand d’autres estiment que l’arsenal juridique suffit à traiter le problème des violences conjugales et des meurtres sur conjoint. Cette question-là est-elle d’actualité dans le système judiciaire tchèque ou pas du tout ?
« On a parlé avec des avocats et il nous ont dit que dans le code pénal tchèque, seul le meurtre était reconnu et seul le mot 'meurtre' était inscrit. Cela concerne les hommes, les femmes et les enfants. Il peut y avoir des circonstances particulières qui sont reconnues, mais le code pénal tchèque ne spécifie pas. »
Et il n'y a pas de débat sur la question au sein de la justice ?
« Il n'y a pas de débat sur le sujet ni dans la société ni au niveau politique. »
Vous pensez que cela devrait venir d'un débat dans la société et au niveau politique pour qu'éventuellement il puisse y avoir un changement dans le code pénal ?
« Oui, j'en suis sûre. »
Quel est le nombre de féminicides par an en République tchèque et comment l’opinion publique et la justice aborde-t-elle le problème ? On sait que pendant longtemps, la justice a parlé de « crime passionnel », comme pour minorer la gravité des faits reprochés au conjoint coupable…
« C'est un énorme problème en République tchèque : il n'y a pas de statistiques officielles. Il existe une ONG qui fait ses propres statistiques, mais ses sources principales, ce sont les médias. Cette organisation s'appelle ROSA qui a établi qu'entre l'année 2000 et aujourd'hui, 195 femmes sont mortes des mains de leur conjoint. »
195, ça semble peu...
« Oui et non. Ce sont seulement les cas qui ont été médiatisés. »
On peut supposer que la réalité est tout autre et que les chiffres sont bien plus importants...
« Oui, parce que la police n'a pas les chiffres. Ils ont les statistiques de meurtres en général, mais pas pour ces cas spécifiques. »
Pourquoi ?
« C'est une des raisons pour lesquelles nous avons lancé ce projet. La police tchèque ne fait pas de statistiques, au contraire de la France par exemple où c'est le ministère de l'Intérieur qui les établit. »
Vous parliez de cette ONG, ROSA. Quels sont les recours en Tchéquie pour une femme qui sent que sa vie en danger ? A qui doit-elle s'adresser ?
« Cette organisation est vraiment excellente. Mais sinon il n'y a pas grand-chose. Il y a quelques maisons d'asile dans le pays. Le Conseil de l'Europe recommande 1 000 maisons d'asile en République tchèque, or actuellement il n'y en a que 90. Certains de ces foyers sont à Prague ou Brno, mais c'est vraiment centralisé autour des grandes villes. »
Les ONG semblent être un des seuls recours et une des rares sources de prévention des violences et de prise en charge des victimes. Pourquoi l’Etat tchèque ne s’implique-t-il pas davantage sur ces questions ?
« C'est une question difficile. Il y a beaucoup de raisons. Une des plus importantes selon moi, c'est que la société tchèque n'est absolument pas préparée pour quelque chose de ce genre. Dans notre société, il y a cette idée bien enracinée que les violences, c'est mal, mais pour les violences contre les femmes, il y a des cas où c'est acceptable. »
Cela signifie qu'il y a des gens qui pensent que dans certains cas, c'est mérité, légitime ?
« Je pense que oui. Pas officiellement, pas de manière ouverte. Mais de manière inconsciente. Et les deux, femmes et hommes le pensent, selon moi. Il y a même souvent des femmes qui le disent. C'est quelque chose de difficile à changer.
La République tchèque n’a pas ratifié la Convention d’Istanbul, ce traité international qui offre un cadre juridique pour la prévention de la violence contre les femmes, la protection des victimes et la fin de l’impunité des auteurs de violences. Elle suscite même beaucoup de débats, notamment dans les cercles conservateurs du pays qui estiment que cette convention, pourtant signée et ratifiée par de nombreux pays, représenterait une « menace pour la famille traditionnelle ». Pouvez-vous nous rappeler le débat autour de cette convention ?
« La République tchèque a signé la Convention d'Istanbul en 2016 mais elle ne l'a jamais ratifiée. C'est une grande question de la politique tchèque, mais aussi slovaque. L'an dernier, il y avait des élections en Slovaquie et ce thème a été important dans la campagne : faut-il la ratifier ou pas ? Beaucoup d'hommes politiques estiment que cette convention va à l'encontre des traditions et des valeurs familiales. Or, ce n'est pas du tout le cas, c'est vraiment pour prévenir les violences contre les femmes. »
Puisque vous parlez de la Slovaquie, me vient à l'esprit une réflexion : on oppose souvent la Tchéquie, plus athée, à la Slovaquie plus catholique et on aurait tendance à penser que la République tchèque serait plus encline à adopter des conventions plus progressistes... Comment comprenez-vous cela ?
« D'après moi, la Slovaquie est plus avancée que nous parce qu'au moins il y a une discussion ouverte là-bas, alors que chez nous il n'y a rien du tout. En Tchéquie, c'est quelque chose de tabou. Dans le monde politique tchèque, il y a quelques personnes qui essayent d'ouvrir un débat sur la question, comme la ministre du Travail et des Affaires sociales, Jana Maláčová, ou la commissaire européenne Věra Jourová. »
Le féminicide est le stade ultime et fatal des violences faites aux femmes. Mais celles-ci sont également d’une autre nature. Harcèlement sexuel, viol, violences physiques et psychologiques en sont d’autres tout aussi graves. Il y a quelques années, c’est le mouvement #MeToo qui a donné un écho à des phénomènes banalisés, minorés voire ignorés. Autant ce mouvement a eu des répercussions dans certains pays d’Europe de l’Ouest, autant on a l’impression que la Tchéquie est passée à côté au moment où le mouvement a explosé partout ailleurs. Comment expliquez-vous qu’il n’y ait pas eu ici un seul cas d’une comédienne ou d’une sportive – dont la voix porte souvent davantage – victime d’abus immédiatement dans la foulée de #MeToo ?
« Oui, je suis surprise aussi qu'il n'y ait pas eu d'affaires ici. Comme je le disais avant : la société tchèque pense qu'elle est avancée mais en réalité ce n'est pas le cas. Des gens autour de moi estiment que ce sont des questions du passé, que la société actuelle est plus émancipée, plus tolérante etc. Mais ce n'est pas du tout vrai. Ce sont les hommes qui disent cela et je pense que les femmes tchèque ne trouvent pas le courage de s'exprimer sur ces questions. On a vu cela avec notre projet : il y a toujours des réactions négatives, plus négatives que positives... »
L’été dernier, dans la foulée des Slovaques, 45 Tchèques connues avaient fini par témoigner dans le quotidien Deník N de leur expérience de harcèlement sexuel. Comment expliquez-vous que les langues se soient déliées au bout de tant de temps ?
« Ce projet était extraordinaire en Slovaquie où même la présidente, Zuzana Čaputová, a témoigné. En République tchèque, la version tchèque du même quotidien a en effet fait la même chose mais cela n'a pas eu le même impact. Il n'y a qu'une petite partie des Tchèques qui ont lu ce dossier. En effet, actuellement, des femmes, journalistes, actrices ou autres essayent d'aborder ce thème en République tchèque, de montrer des situations qui ne vont pas et qui n'ont pas leur place dans les sociétés modernes. Mais il n'en reste pas moins que les réactions négatives sur ces sujets restent dominantes. »