« Congé menstruel » : en Tchéquie, les règles restent un sujet tabou
En février dernier, le Parlement espagnol a adopté une loi instaurant un « congé menstruel » pour les femmes souffrant de règles douloureuses. Une première en Europe qui vise à briser ce qui reste encore souvent un tabou. Où en est donc le débat à ce sujet en Tchéquie ?
En plus de créer un congé dit menstruel, le paquet de mesures adopté par les députés espagnols instaure la reconnaissance d’une incapacité temporaire de travail ou encore renforce l’accès à l’avortement dans les hôpitaux publics. Le congé menstruel est une mesure déjà en vigueur dans une poignée d’autres pays dans le monde, comme le Japon, l’Indonésie ou la Zambie.
Inédite en Europe, son adoption en Espagne a suscité de nombreux débats sur sa mise en place. En Tchéquie, quelques entreprises ont déjà pris les devants en permettant à leurs employées de profiter de jours de repos en cas de règles douloureuses. Et ce bien qu’aucun cadre législatif ne les y oblige.
L’ouverture du débat sur le congé menstruel remonte à quelques années déjà. L’idée est de permettre aux femmes de prendre des jours de congé supplémentaires pendant leurs règles en raison de douleurs et autres symptômes associés au syndrome prémenstruel (SPM). En Tchéquie, il n’existe pour l’heure aucun mouvement significatif visant à intégrer cette mesure dans la législation du pays.
« Reconsidérer le système du congé maladie »
Selon Marie Koval, historienne et spécialiste des questions de genre, mettre en place un tel dispositif sur le marché du travail tchèque n’est cependant pas impossible. À condition de réformer en partie le système de congé de maladie et les habitudes des travailleurs.
« Les sociétés tchèque et espagnole sont évidemment très différentes. Cette mesure sur le congé menstruel s’inscrit dans le cadre d’un paquet plus vaste qui comporte d’autres avancées et mesures progressistes. Par exemple, la loi permet de fournir à tous des produits menstruels dans les lieux publics ou simplifie l’accès à l’avortement pour les plus jeunes. Elle simplifie aussi les démarches pour les changements administratifs de noms et de genre pour les personnes transgenres. En Tchéquie, les débats sont encore prudents et pour ce qui est concrètement des règles, celles-ci restent un sujet tabou. »
« Nous devrions reconsidérer le système des congés maladie. Généralement, les indispositions soudaines ne sont pas prises en compte. Cela ne concerne d’ailleurs pas seulement les règles ou les femmes, mais aussi les personnes souffrantes de dépression, de migraines ou d’allergies sévères. En Tchéquie, le débat sur le congé menstruel s’inscrit dans un cadre plus large, qui consiste à rendre le congé maladie accessible à tout le monde. Cela touche aussi le débat sur le télétravail. Si les congés maladie étaient plus accessibles et plus souples, nous pourrions assez facilement y inclure un congé menstruel. »
En Tchéquie, les travailleurs ont droit à un congé payé en cas de maladie ou d’accident non professionnel à compter du deuxième jour de leur arrêt. Le montant de la compensation s’élève à 60% du salaire moyen. Mais certaines limites persistent, qui concernent notamment les travailleurs indépendants ou précaires, comme ceux à temps partiel. Par ailleurs, la compensation est rarement suffisante pour couvrir l’ensemble des frais de santé. Plus globalement, il reste en Tchéquie de nombreux défis à relever en matière de réduction des inégalités salariales ou d’amélioration des conditions de travail.
« Étudier l’impact d’une telle mesure »
Selon Marie Koval, si le congé menstruel devait être instauré, il faudrait d’abord discuter avec les premières concernées de leurs besoins et surtout approfondir les études d’impact d’une telle mesure :
« Il faudrait mener davantage de recherches. Il est important d’interroger les femmes sur leurs besoins. En parallèle, il convient aussi de mener des études d’expertise pour évaluer où et comment cela fonctionne, les effets positifs et négatifs d’une telle mesure. »
Encore peu nombreuses, les études menées jusqu’à présent reposent souvent sur des échantillons de petite taille qui ne fournissent pas de preuves concluantes de l’efficacité du congé menstruel. Une étude menée en Chine en 2017 sur un petit groupe de femmes employées dans une entreprise a suggéré qu’une telle mesure pourrait réduire le stress et améliorer la productivité au travail. Une autre étude, menée cette fois au Japon, a révélé que les symptômes menstruels tels que la douleur et la fatigue affectaient négativement la qualité de vie et la productivité.
De manière générale, en l’absence de données probantes, tirer des conclusions définitives sur l’efficacité du congé menstruel s’avère difficile. Celui-ci reste davantage considéré comme une question de droit et de dignité pour les femmes que une question d’efficacité économique.
« L’éducation est la clé de l’égalité »
« Je pense que l’éducation est la clé de l’égalité. L’éducation sexuelle dans les écoles tchèques est encore limitée. Bien sûr, il y a des initiatives d’ONG ou de collectifs pour améliorer la situation. Par exemple, des travaux sur le consentement sont menés. Mes collègues de l’Institut d’études de genre organisent des ateliers de travail pour éduquer sur ces sujets en lien avec l’éducation sexuelle. C’est un long processus, mais les acteurs concernés travaillent dessus. Les règles ne devraient plus être un sujet tabou dont on parle en chuchotant dans l’espace public. »
Enseignée dès l’âge de 10 ans dans les écoles tchèques, l’éducation sexuelle est obligatoire depuis 2004. Le programme actuel comprend égalemnent des informations relatives à la contraception ou à la prévention des infections sexuellement transmissibles. Si certains groupes religieux et conservateurs s’y opposent encore, la majorité des parents considère cet enseignement dans les écoles comme une partie importante de l’éducation de leurs enfants. Aujourd’hui, les débats portent aussi sur l’ajout ou non des questions liées à l’identité de genre et à la diversité sexuelle.
Pour aller plus loin, Marie Koval met en avant d’autres avancées sur lesquelles il est important de travailler dans le contexte actuel :
« La réflexion sur le congé menstruel s’inscrit dans le cadre d’autres considérations des mouvements féministes. Les enjeux sont nombreux aussi en termes d’égalité de genre. Il convient d’aborder l’ensemble de ces questions dans toute leur complexité dans le débat politique. Cela représente énormément de travail. Par exemple, il faudrait redéfinir le viol dans la législation tchèque, abolir la stérilisation forcée des personnes transgenres ou encore réduire les violences sexuelles et domestiques. Ce sont des sujets très actuels. Le congé menstruel et plus encore le tabou entourant toujours les règles font partie de cet ensemble. »
« En Tchéquie, la ‘taxe rose’ sur les produits menstruels est toujours de 21 %. En 2020, la ministre des Finances, qui était alors une femme (Alena Schillerová), avait promis d’essayer de réduire son taux à 10 %. Mais cela est resté au stade de la promesse. Les produits menstruels figurent toujours dans la même catégorie que les produits de luxe au même titre que le tabac, l’alcool ou les bijoux. Cela n’a aucun sens. L’accessibilité à ces produits peut s’avérer très problématique pour certaines catégories de la population et accentue les inégalités. En Tchéquie, réduire les taxes sur les produits menstruels ou les distribuer gratuitement dans l’espace public, comme par exemple dans les écoles, contribuerait à lutter contre les inégalités de genre, la stigmatisation et le tabou, et évidemment la précarité menstruelle ».
Bien que sujet d’actualité comme dans d’autres pays, le congé menstruel ne constitue donc pas encore une priorité en Tchéquie. Si ses partisans affirment que son instauration contribuerait à réduire les inégalités de genre en permettant notamment aux femmes de davantage prendre soin de leur santé et de leur bien-être, ses critiques, eux, au contraire, soutiennent qu’elle pourrait conduire à des discriminations dans le monde du travail, envers les hommes, mais aussi pour les femmes au moment de l’embauche par exemple. Comme pour la distance géographique entre les deux pays, le chemin qui sépare la Tchéquie de l’Espagne apparaît donc encore très long sur cette question aussi.