Dada, un mouvement qui s’oppose à tout
Qu’est-ce que Dada ? Tout le monde connaît le mot, mais rares sont ceux qui savent ce qu’il représente. Le livre intitulé Courrier Dada paru récemment aux éditions Academia apporte de nombreuses réponses à cette question. Son auteur Raoul Hausmann a été un des principaux représentants de ce mouvement qui s’opposait à toutes les conventions et à toutes les règles. L’écrivain et universitaire Jan Rubeš, auteur de la préface du livre, a bien voulu présenter le dadaïste Raoul Hausmann et son ouvrage insolite au micro de Radio Prague International.
Un manuel du dadaïsme
Le livre de Raoul Hausmann peut être considéré comme un manuel du dadaïsme, mouvement qui échappe à toutes les définitions. Comment présenter ce mouvement qui met en cause pratiquement toutes les règles sur lesquelles reposent la culture et la civilisation ?
« Ce livre qui s’appelle Courrier Dada et qui vient d’être publié en traduction tchèque est effectivement un manuel du dadaïsme mais plus exactement on peut dire que c’est une polémique avec d’autres ouvrages consacrés à ce mouvement parce qu’il a été écrit assez tard. Et c’est dans cet ouvrage que Hausmann règle ses comptes avec ses amis qui avaient une vision différente de ce mouvement né pendant la Première Guerre mondiale, en 1916 à Zürich.
On peut le définir effectivement comme un mouvement qui échappe à beaucoup de définitions parce que c’est un mouvement qui s’oppose à tout. Il se veut destructeur, il se situe dans la lignée de l’anarchisme, il veut aussi dépasser les mouvements d’avant-garde qui le précèdent, notamment le futurisme qui était destructeur aussi, mais qui cultivait encore la notion d’art. Et cela le différencie de Dada qui n’accepte même pas la notion d’art. »
Les deux branches du mouvement Dada
Le mouvement Dada est né à Zürich en Suisse et il s’est scindé par la suite en deux branches principales, l’une à Paris et l’autre en Allemagne. Quelles étaient les différences entre ces deux branches ? Et qu’avaient-elles en commun ?
« Il y a la chronologie qui les différencie. Le mouvement est né pendant la guerre, en 1916, à l’époque où beaucoup d’intellectuels se sont réfugiés en Suisse parce qu’ils ne voulaient pas être enrôlés dans les armées. Et c’est ainsi que des Roumains, dont Tristan Tzara et Marcel Janco, et des Allemands se sont réunis à Zürich et ont commencé des activités qui ont été provocatrices. Après la guerre, le mouvement s’est scindé en deux branches dont l’une reprend les activités dadaïstes en Allemagne où il y a la continuité de certains membres du groupe allemand. Les dadaïstes allemands se réunissent d’abord à Berlin et puis se séparent pour continuer leurs activités soit à Hanovre, soit à Cologne. Et puis il y a l’autre branche à Paris considéré évidemment comme le berceau de la culture moderne… »
Raoul Hausmann, un éternel exilé
C’est le Roumain Tristan Tzara qu’on considère en général comme le représentant principal du mouvement Dada. Quel a été le rôle joué dans le mouvement par Raoul Hausmann ? Quelle a été sa vie ?
« Raoul Hausmann est une personnalité très intéressante. Il n’a jamais participé au mouvement Dada en Suisse. Il rejoint le mouvement lorsque Richard Huelsenbeck, membre du groupe de Tzara, arrive à Berlin après la guerre, et il devient rapidement au moins une des trois personnalités principales de l’activité Dada à Berlin.
Sa vie est intéressante. Souvent on le considère comme un intellectuel et artiste allemand alors qu’il était tchécoslovaque. Il a la nationalité tchécoslovaque. Hausmann s’est attaché aux racines de son père qui était tchèque et sa mère aussi était de Moravie. Donc après 1920, il demande la nationalité et le passeport tchécoslovaques et il continue à se considérer comme tchécoslovaque même s’il ne parle pas tchèque. Il parle allemand et toute son activité se fait évidemment en allemand.
Pour rapidement esquisser sa vie, nous pouvons dire qu’il reste très actif à Berlin jusqu’à l’arrivée d’Adolf Hitler au pouvoir en 1933. A ce moment-là il sait qu’il ne pourra plus continuer ses activités d’avant-garde, et en plus il vit avec une femme qui est juive. Il quitte l’Allemagne et se réfugie en Espagne, à Ibiza, et il reste sur cette île jusqu’à l’arrivée des troupes franquistes. Après avoir quitté l’Espagne, il se réfugie en 1937 en Tchécoslovaquie, il va vivre pendant deux ans à Prague puis, après les accords de Munich, il fuit de nouveau, se rend à Paris et se cache pendant la guerre dans le Limousin grâce à la complicité d’une femme qui est disposée à le cacher lui et sa femme. Et il vit dans cette région jusqu’à sa mort en 1971, mort qui est précédée par quelques années très difficiles parce qu’il n’a que très peu de moyens pour vivre. »
Un mouvement politique ou apolitique ?
Les dadaïstes se déclaraient apolitiques mais le mouvement Dada était-il finalement apolitique ou politique ?
« On ne peut pas dire que c’était un mouvement politique mais dans ses conséquences il est politique parce qu’il est contre tout. Et on pourrait dire que c’est le prolongement de différents mouvements anarchistes qui secouent l’Europe à la fin du XIXe siècle. On ne peut pas dire que c’est un mouvement qui a des visées politiques car il n’appartient à aucun système idéologique. Sinon, c’est un mouvement qui a peut-être des conséquences politiques parce que ses artistes ont figuré dans l’exposition Entartete Kunst organisée par Goebbels. Cela veut dire qu’ils ont été rattachés à des mouvements décadents comme les surréalistes et d’autres formations d’avant-garde. Donc on peut dire que les Allemands ont donné à ce mouvement une dimension politique. »
Collages, revues littéraires, expositions, spectacles, provocations
Comment le dadaïsme se manifestait-il dans les arts et dans la littérature, dans quelle mesure a-t-il renouvelé les formes d’expression artistique ? Comment s’est-il manifesté par exemple dans le collage ?
« A l’époque, on ne parlait pas de collage mais de montage ce qui était une forme de collage, comme on pourrait la définir aujourd’hui, mais qui a été développée notamment par les futuristes russes et qui ensuite s’est développée à travers Dada et le surréalisme. Haussman était un artiste considéré comme collagiste. Il faisait des collages qui étaient une des formes préférées de son activité grâce aussi à des liens avec Hannah Höch qui était sa compagne et aussi artiste. C’était un mouvement qui permettait de relier des réalités qui ne correspondaient absolument pas. Cette forme d’art, c’est vraiment la rencontre des choses qui, ensemble, sont absolument inconcevables. Et Hausmann a créé une grande série de collages ce qui était une des formes de l’art qu’il préférait.
En-dehors de cela, il était actif dans la création des revues littéraires et artistiques (la revue Dada) et il était organisateur des expositions à Berlin où il y a eu lieu une grande exposition Dada en 1920. Il organisait également des spectacles qui étaient la forme préférée de son art, spectacles-provocations au cours desquels on insultait le public. Le public se révoltait, il y avait des interventions de la police. Et évidemment ces scandales correspondaient à l’esprit Dada. Ces spectacles scandaleux ont eu lieu aussi à Prague dans les années 1920-1921. »
Les répercussions de Dada au XXIe siècle
Dans quelle mesure Dada a-t-il influencé et peut-être enrichi les arts et la littérature du début du XXe siècle ? Et dans quelle mesure s’infiltre-t-il encore aujourd’hui dans notre culture actuelle, dans ce que nous appelons l’art post-moderne ?
« C’est difficile à dire parce que Dada fait partie de différentes formes d’expression qui se développent dès le début du XXe siècle aux Etats-Unis. En Amérique, les artistes cherchent de nouvelles formes d’expression, premièrement à travers la photographie, deuxièmement à travers les expositions des œuvres qui ont du mal à passer en Europe, comme par exemple les œuvres de Marcel Duchamp. Et c’est aussi le cas du futurisme qu’il soit en Italie, et ça date déjà des premières années du XXe siècle, ou en Russie où les formes du futurisme sont tout à fait révolutionnaires. Dada s’intègre dans cette série de recherches de nouvelles formes d’expression et je crois que ce mouvement a la particularité d’aller au-delà de tout ce qu’on a pu concevoir dans l’art jusqu’à cette époque-là. Et la grande différence, selon moi, c’est que toutes les autres formes d’expression jusqu’à Dada se considéraient comme des formes d’expression artistiques tandis que Dada se révolte contre la notion même de l’art. Donc si les futuristes essaient de créer une nouvelle beauté à travers la vitesse et même à travers la guerre et la destruction, pour les dadaïstes la nouvelle beauté n’existe pas. Il n’y a pas de beauté et on peut tout faire.
Et s’il y a un retentissement de cette tendance jusqu’à aujourd’hui, je pense que c’est dans le conceptualisme, et peut-être moins dans l’art post-moderne que dans les mouvements d’avant-garde aujourd’hui. On peut le retrouver peut-être dans la recherche actuelle visant à donner à tout objet la possibilité d’être considéré comme une œuvre d’art grâce à son environnement, grâce à la façon dont cette œuvre est exposée, dont cette œuvre est mise en valeur. Et cette conception de la mise en valeur d’un objet ordinaire qui en fait une œuvre d’art, c’est quelque chose qui est peut-être la conséquence de ce que les dadaïstes ont démontré. »