Découvert dans un grenier en Slovaquie, un chemin de croix endommagé en 1945 est exposé à Prague
Endommagées par l’explosion d’une bombe à la fin de la Seconde Guerre mondiale, puis oubliées pendant des décennies dans le grenier d’une église en Slovaquie, vingt-huit peintures sur tôle interprétant la vie de Jésus ont été redécouvertes il y a peu et rapportées à Prague. Intitulé le chemin de croix Krickerhau, le cycle est exposé jusqu’au 19 mai à l’église Saint-Sauveur, en face du Pont Charles. Témoin de son temps, l’œuvre porte un message fort et terriblement actuel.
« De prime abord, on dirait une bande dessinée », remarque l’architecte Norbert Schmidt devant ce cycle insolite qu’il a lui-même découvert il y a un an dans l’église de Handlová (Krickerhau, en allemand), une petite ville de 16 000 habitants située dans les Carpates slovaques, à quelque 130 kilomètres de la frontière tchèque.
L’œuvre date de l’époque de la Première république tchécoslovaque. Elle a été créée plus précisément en 1926 par le Slovaque Ludwig Schramek qui s’est inspiré, comme plusieurs autres artistes d’Europe centrale, du chemin de croix du peintre germano-alsacien Martin Von Feuerstein, spécialiste de l’art religieux.
Aux quatorze tableaux qui racontent la Passion du Christ s’ajoutent quatorze autres qui évoquent, eux aussi, la vie de Jésus : l’œuvre se prêtait donc à une méditation du Chemin de croix et aussi à celle du Rosaire. Norbert Schmidt explique :
« Il s’agit de peintures didactiques, très influencées par l’art du XIXe siècles, que l’on croirait tirées d’un manuel de catéchisme de l’époque. Ce qui attire tout de suite l’attention, ce sont les perforations et autres vestiges de la guerre. Car le 26 mars 1945, quelques jours avant les fêtes de Pâques, alors que le front se rapprochait de la commune de Handlová (l’Etat slovaque était un satellite de l’Allemagne nazie entre 1939-1945, ndlr), une bombe aérienne a explosé dans l’église pendant la messe. Les gens qui étaient à l’intérieur ont réussi à se sauver, mais le chapelain, lui, a péri. »
« J’ai rencontré une dame qui était à l’église au moment de l’explosion. Elle avait 12 ans à l’époque. Pendant la messe, elle se trouvait sur le balcon, derrière la balustrade sur laquelle, justement, était placé le chemin de croix. Peut-être que celui-ci lui a sauvé la vie… Les tableaux qui se trouvaient à proximité de l’explosion sont assez endommagés par l’onde de pression et perforés par des éclats d’obus. En examinant l’un des tableaux les plus abîmés, celui avec Saint Simon de Cyrène qui aide Jésus à porter la croix, on peut constater qu’il se trouvait à une vingtaine de mètres de l’épicentre de l’explosion. »
Une architecture révolutionnaire au fin fond des Carpates
La redécouverte de ce chemin de croix s’inscrit dans l’histoire plus large et tout aussi passionnante de Handlová/Krickerhau et de son église. Ignorant encore l’existence des tableaux, retrouvés en 2018 dans le grenier de l’église, Norbert Schmidt s’est rendu à plusieurs reprises à Handlová ces dernières années, pour suivre les traces de Rudolf Schwarz. Grande personnalité de l’architecture sacrée en Allemagne de l’Ouest qui a notamment participé à la reconstruction de la ville de Cologne dévastée par la guerre, Rudolf Schwarz a également marqué l’histoire de la petite ville minière :
« Située au centre de la Slovaquie, Handlová faisait partie d’une région germanophone appelée Hauerland. L’église de la ville étant trop petite, le curé a réussi à réunir, pendant la guerre, des moyens financiers pour son agrandissement et a même engagé l’un des meilleurs architectes allemands de l’époque, Rudolf Schwarz. Dès le début des années 1930, Schwarz était dans le viseur des autorités nazis, tout comme son ami, le philosophe et théologien allemand Romano Guardini. Ils représentent tous les deux le courant réformateur de l’époque, à savoir le Mouvement liturgique. Dans les années 1943-44, Schwarz a donc remanié et agrandi la petite église de Handlová, en conservant la nef gothique et en construisant autour un grand hall, avec l’autel au milieu. C’était un projet révolutionnaire et une architecture très progressiste. Un village au fin fond des Carpates possédait alors l’un des édifices religieux les plus modernes en Europe. »
Aujourd’hui, ce chef-d’œuvre de l’architecte Rudolf Schwarz n’existe plus. Après la guerre, la population allemande a été expulsée de Handlová et les nouveaux habitants ont préféré démolir la nef gothique et le hall touchés par la bombe au lieu de les rénover.
« Il y a un an, j’ai visité l’église et j’y ai vu les quatorze tableaux du chemin de croix endommagés pendant la guerre qui ont tout de suite attiré mon attention. Le curé m’a dit qu’il y en avait quatorze autres qui reposaient toujours au grenier. Cela m’a fasciné, d’autant plus qu’il s’agit apparemment de la dernière chose qui reste de l’ancienne église. J’ai tout de suite eu l’idée d’emprunter ce chemin de croix et de l’exposer à Prague. »
Un témoignage palpable de la guerre
Révélée par Norbert Schmidt, l’étonnante histoire du chemin de croix de Krickerhau impressionne le public depuis l’inauguration du cycle à l’Eglise Saint-Sauveur de Prague, en février dernier. Les nombreuses réactions venues de Tchéquie et de l’étranger ont d’ailleurs permis d’en savoir un peu plus sur l’œuvre et son époque :
« Nous avons été contactés par exemple par le petit-fils de l’organiste de Handlová qui se trouvait à l’église lors de l’explosion de 1945, ou encore par les anciens habitants allemands de la ville. Nous avons appris également l’existence d’autres chemins de croix de ce type en Tchéquie, à Provodov, à Louny ou à Kameničky. Ce qui m’a fait chaud au cœur, c’est que le curé de la paroisse de Handlová a organisé un voyage en bus à Prague, avec les fidèles, pour voir ce cycle de tableaux exposé pour la première fois depuis presque 80 ans dans son intégralité. »
La paroisse étudiante catholique Saint-Sauveur organise, jusqu’à la mi-mai, un programme culturel et spirituel consacré au chemin de croix de Krickerhau. A Pâques en particulier, l’œuvre incite à la méditation. Pour Norbert Schmidt, il était essentiel de la montrer au public dans sa forme brute, sans songer à la restaurer :
« Les perforations témoignent, certes, d’un événement historique. Elles contrastent aussi avec le caractère un peu naïf et innocent des peintures, en leur donnant une dimension existentielle. En même temps, la violence de la guerre accentue l’agression présente dans les images de la Passion. Les tableaux nous racontent alors une histoire qui, on le voit bien aujourd’hui, ne s’est pas achevée en 1945. »
Des extraits musicaux diffusés dans le cadre de cette émission ont été interprétés par Mélusine de Pas.
