Des étudiants tchèques sur les traces des pèlerins médiévaux

Photo: Site officiel du projet Historiens de l'art migrateurs

1600 kilomètres à pied, entre Lausanne et le Mont-Saint-Michel. C’est le périple impressionnant que viennent d’achever onze étudiants de l’Université de Brno et leur professeur d’histoire de l’art. Au-delà du simple projet académique, ce fut pour eux une expérience forte dont ils ont beaucoup appris.

Photo: Site officiel du projet Historiens de l'art migrateurs
Ils ont passé quatre mois sur les routes. La fatigue se lit sur leurs visages, à leur arrivée à la gare de Prague, ce dimanche 2 juillet, bâton de pèlerins à la main et gros sac sur le dos. Parti de Suisse, le petit groupe est descendu vers le sud-ouest, passant par Conques, avant de remonter vers le nord pour achever son périple en Normandie. C’est sur les traces des pèlerins médiévaux que les étudiants tchèques ont cheminé. L’objectif de ceux qui se sont appelés les « Historiens de l’art migrateurs » consistait à étudier les œuvres médiévales, en retrouvant le regard qui était celui des pèlerins des siècles passés après des jours de marche. Karolina, l’une des participantes, retiendra de nombreux aspects de ce voyage :

« Bien sûr, il y avait les objets pour lesquels on s’est mis en route. Il y avait aussi, et cela a été très fort, les rencontres avec les personnes, sur la route, avec les Français qui très souvent nous ont aidés, nous ont accueillis quand il pleuvait, quand on avait besoin de quelque chose. Ces rencontres imprévues ont rendu notre chemin plus facile, et aussi très riche. Il y avait bien sûr la nature qu’on a traversée. On a traversé l’Aubrac, la Normandie, la Haute-Savoie, tout cela était magnifique. La quatrième chose, c’est la vie en groupe. On a quand même passé quatre mois à douze personnes, presque 24 heures sur 24, c’est aussi une expérience de vivre en communauté. »

Le petit groupe alternait entre les nuits dans des monastères et la recherche au dernier moment d’un abri de fortune. Granges, salons, garages, ils sont passés par tous les types possibles de logement ; la tenancière d’un hôtel leur a même ouvert les portes de son établissement. A la fin du périple, leur professeur et initiateur du projet, Ivan Foletti, porte un regard satisfait sur l’expérience :

Photo: Site officiel du projet Historiens de l'art migrateurs
« C’était parfois difficile. Un groupe de douze personnes qui marchent ensemble, ce n’est pas toujours évident. Nous vivions la fatigue physique, la privation. Ces étudiants ont vécu pour la première fois de leur vie une sensation de faim. Parfois il arrivait que nous n’ayons pas de nourriture pendant un certain moment. Ce n’était jamais très long mais c’était parfois laborieux. Je crois que dans le fond c’est quelque chose de très positif. C’était la partie vraiment physique, maintenant on est en face de la partie d’analyse, de réflexion. Nous avons déjà écrit deux premiers articles scientifiques que nous avons soumis à des revues spécialisées. On essaye d’y dire qu’on peut regarder le passé différemment par le présent. »

Ivan Foletti, qui enseigne à l’Université Masaryk de Brno et à l’Université de Lausanne, avait déjà organisé des marches de plus petite ampleur, durant l’été. A travers cette expérience, c’est la relation professeur-élèves qui a également changé au sein du groupe, bien plus horizontale durant la marche.

Au fil de leur trajet, les étudiants n’ont pas fait qu’arpenter les routes. Ils ont notamment travaillé sur douze court-métrages, dont sept sont déjà visibles sur le site internet du projet. Ils découlent d’une volonté de toucher un public plus large que la communauté scientifique. Les étudiants ont également travaillé sur leurs projets individuels de recherche, consacrés aux monuments croisés sur le trajet, tel le monastère de Saint-Benoît-sur-Loire ou encore la cathédrale du Puy-en-Velay, projets qui donneront naissance à un ouvrage. Par trois fois, les étudiants se sont installés trois semaines durant dans des monastères, où ils ont pu rencontrer des historiens de l’art médiéval renommés.

Entre toutes ces initiatives, la marche demeurait l’élément central du projet, doté d’un véritable enjeu scientifique, comme l’explique Ivan Foletti :

Ivan Foletti,  photo: Site officiel de la faculté des Lettres de l'Université Masaryk de Brno
« Nous avons perdu l’habitude de marcher, tandis que jusqu’au siècle passé, c’était normal. La marche était le moyen de locomotion le plus répandu. Clairement quand on marche, notre corps se synchronise avec notre condition de manière différente. On perçoit ensuite le monde différemment. D’autres choses rentrent en compte, comme la fatigue. Il y a une complémentarité entre les sens et le corps. Il y avait cette réflexion scientifique sur le fait qu’on peut voir les objets du passé différemment si on s’en approche en marchant. Notre corps est une machine à traverser le temps, il faut le dire. »

Peut-on dire que ces historiens marcheurs ont fait un retour au Moyen-Âge ? Pas complètement, comme l’explique, passionné, Ivan Foletti :

« C’est très compliqué. Si je vous disais : ‘On revient au Moyen-Âge’, tout le monde dirait : ‘Il est complètement fou’, et ils auraient raison. Dans le sens où les routes sont différentes, on s’habille différemment, on mange différemment. On a une constitution physique différente, ils étaient beaucoup plus costauds que nous. A l’inverse, on a des sacs très lourds, car il n’y a pas d’hospices pour les pèlerins tous les vingt kilomètres. Donc il y a tout de même d’immenses différences. Quand je parle de machine à voyager dans le temps, je dis simplement qu’il y a des choses que l’être humain ne peut comprendre que si il vit cette synchronisation du corps et de l’esprit. On ne peut le vivre que dans son propre corps, il n’y a pas d’autre moyen.

Quand on lit les textes médiévaux, on se dit, ‘Comment regardaient-ils les images ?’ Alors évidemment il y avait la dimension de la foi, puisqu’ils y croyaient, l’être humain croit aujourd’hui beaucoup moins. Mais cela ne suffit pas à expliquer tout. Pour moi l’un des enjeux essentiels, c’est qu’on a compris qu’après quarante kilomètres de marche, quand vous vous posez dans une zone liminale, donc un portail d’une église par exemple, sur les bancs de pierre préparés jadis pour les pèlerins de l’époque, vous regardez simplement ce qui est en face de vous, et vous êtes dans une espèce de transe, parce que votre corps est fatigué. Il y a des endorphines qui arrivent à gogo. Quelque chose se passe, vous regardez différemment l’objet que vous avez déjà vu mille fois sur des photos. Donc il y a une vie différente de l’objet qui passe par le corps du sujet, qui est en fait le pèlerin. C’est quelque chose qui nous ouvre des perspectives nouvelles, la fatigue comme instrument pour comprendre l’objet médiéval. »

Une fois la fatigue disparue, le professeur reproduira-t-il cette expérience ? Pas impossible, mais il attend d’abord de voir les travaux que les étudiants parviendront à réaliser à partir de l’aventure qu’ils viennent de vivre tous ensemble. Leur site est disponible à l’adresse suivante : http://fr.migratingarthistorians.com/