Ivan Foletti, le plaisir d’enseigner l’histoire de l’art
1600 kilomètres à pied, entre Lausanne et le Mont Saint-Michel : c’est le périple impressionnant qu’ont effectué onze étudiants de l’Université Masaryk de Brno et leur professeur d’histoire de l’art, Ivan Foletti, passionné du Haut Moyen Âge. Dans cette émission, il nous parle de ce pèlerinage hors du commun qu’il a entrepris avec ses étudiants, mais également de son parcours d’historien entre la Tchéquie et la Suisse. Tout d’abord, Ivan Foletti nous explique quel est l’objet de ses recherches à l’Université Masaryk.
« Le centre de recherche que j’ai le privilège de diriger est un endroit où on essaye d’étudier le passé, très lointain, comme le Moyen Âge. Nous sommes un peu obsédés par les images parce que nous sommes pour la plupart des historiens de l’art. En même temps, on essaye de travailler avec un large public, de plus en plus, en fait. On se rend compte que les sciences historiques ont une dette vis-à-vis du public, surtout en terre tchèque, où on a une idée de l’histoire comme une branche très peu charmante. On est traumatisés par les études dans le secondaire ou l’histoire se résume à des dates, des noms, des lieux et c’est tout. »
« A la faculté, nous estimons que l’on a besoin de ces deux choses : faire de la recherche scientifique au niveau international, idéalement de pointe, et en même temps parler au grand public. En ce qui concerne la recherche, nous nous consacrons à l’histoire de l’art classique je dirais, donc par exemple aux relation entre l’image, l’espace, la liturgie et le rituel, tout cela dans le monde de l’art antique, entre Rome, Ravenne, Constantinople et le Caucase. »
« Ensuite, il y a une deuxième lignée très importante pour nous, qui est celle du pèlerinage comme expérience corporelle. On est vraiment intéressés à l’étude de l’acte de marcher dans un contexte médiéval, avec des monuments médiévaux. Nous avons réalisé des projets relativement fous, en marchant ensemble plus de 1500km sur les chemins de pèlerins médiévaux, de Lausanne en Suisse jusqu’au Mont-Saint-Michel. Nous avons vraiment traversé la France, en long et en large. »
Tout cela avec vos étudiants ?
« Exactement, pendant quatre mois, nous avons marché et travaillé en France, c’était absolument sublime. »
« Dans notre centre de recherche, nous travaillons également beaucoup sur les XIXe et XXe siècles. Nous nous posons la question de savoir comment notre regard sur le passé est forgé par le nationalisme, l’orientalisme, le colonialisme, mais aussi la nation moderne et l’économie capitaliste. »
« Enfin, il existe un dernier lieu qui unit plusieurs choses ensemble, c’est le Caucase méridional. Donc l’art et la culture de l’Arménie et de la Géorgie au Moyen-Âge. Nous nous demandons aussi comment les regards russe, français, allemand ou italien ont construit cette région en en faisant une province, une périphérie, tandis qu’au Moyen Âge c’était un pont reliant l’Orient et l’Occident. C’était un pont sacrément bien bâti ! L’architecture arménienne est l’un des miracles du monde médiéval. J’aime parler des Arméniens comme des magiciens de la pierre, parce qu’ils arrivent à faire avec la pierre ce que les êtres humains normaux n’arrivent même pas à faire avec du bois. Voilà les quatre directions de nos recherches que nous développons en parallèle. »
Pourriez-vous nous en dire plus sur vos étudiants et collaborateurs ?
« J’ai beaucoup d’étudiants de licence et de master, ainsi qu’une dizaine de doctorants. Dans mon groupe de recherche, il y a également sept post-docs et deux professeurs assistants, donc des collègues plus jeunes que moi mais qui enseignent déjà. Notre équipe est composée aussi de graphistes, d’animateurs, de cinéastes, qui nous aident à raconter ce qu’on fait à un public plus large. »
Traverser les pays au rythme de son corps
En effet, il est possible de voir certaines de vos conférences sur YouTube. Pourriez-vous nous en dire plus ?
« Il se trouve que la plupart des conférences disponibles sur YouTube sont en tchèque parce que on essaye beaucoup de travailler avec un public tchécophone. Nous avons également produit un film d’une heure et demie en français intitulé ‘Quatre mois de rencontres. Du paysage, à l'objet et à l'homme’. (le film est sous-titré en tchèque, en anglais et en italien, ndlr). C’est justement le récit de nos quatre mois de marche en France, entre mars et juin 2017. On filmait en marchant, on n’avait pas beaucoup de batterie parce qu’on était pèlerins, donc on a filmé un peu à l’ancienne. »
Avez-vous parmi vos étudiants aussi des Français ou des francophones ?
« L’un de mes collègues, qui d’ailleurs est professeur assistant, Adrien Palladino, est est mi-français, mi-allemand. C’est l’un de mes anciens étudiants suisses et il a décidé de me suivre en Moravie. Nous accueillons parfois des Erasmus, mais ils ne sont pas si nombreux que ça. J’ai eu des étudiants suisses, francophones donc, qui sont venus passer un ou plusieurs semestres à Brno. Mais il est vrai qu’avec la francophonie, nous avons un peu moins de relations tout en ayant quatre contrats Erasmus. Je crois que nos amis français ne sont pas forcément tentés de venir en Europe de l’Est, dans les pays post-communistes. Tandis que mes étudiants tchèques vont souvent étudier à Poitiers, à Bordeaux, à Montpellier ou à Paris. »
Vous avez dit dans une interview qu’il était très important pour vous que vos étudiants touchent l’histoire, qu’elle soit palpable pour eux. C’est la raison pour laquelle vous les emmenez à l’étranger, en France, mais également en Italie et dans d’autres pays ? Pourquoi est-ce important ?
« Parce que l’historien de l’art travaille sur une culture matérielle qui n’est que très difficilement reproductible. Un objet d’art peut être représenté mais sa représentation ne touche jamais les sens. S’il est photographié par un artiste de génie, cela peut être très beau, mais ce n’est qu’une reproduction. Une sculpture, par exemple, on ne peut jamais la voir de toutes les perspectives nécessaires, mais on peut la toucher. Pareil pour une église, quand on y entre, on sait, on entend qu’on est dans un espace. Tout cela est intraduisible si vous êtes dans une classe. Pire encore, essayez de raconter un baptême ! Un moment où une personne nue va se plonger dans cette piscine pour en ressortir comme une autre personne. Une personne faisant partie d’une communauté devient pour un instant de sa vie le centre du monde, du cosmos, parce que l’édifice d’un baptistère, la coupole, c’est l’univers. On peut en parler, mais le voir, c’est quelque chose de différent. »
Ivan Foletti, j’aimerais maintenant parler de votre parcours de vie. Où avez-vous appris le français ?
« Quand j’avais deux ans et demi, on habitait Prague et mes parents m’ont inscrit dans une école maternelle française. Ils étaient convaincus qu’il fallait apprendre le français. Au début des années 1980, ce n’était pas si logique que ça... Mon premier souvenir est que je pleure, mon second est que je parle français. Je ne me souviens pas de ce qui s’était passé entre-temps. »
Vous avez des origines tchèques mais pas seulement, expliquez-nous cela.
« Ma maman est née d’un père tchéco-russe, et d’une mère serbo-hongroise peut-être, on ne sait pas trop. Mon père, lui, est Suisse, il est né dans une famille suisso-italienne. Ma grand-mère est née dans le nord de l’Italie et mon grand-père en Suisse. Entre les deux vallées, il y avait à peu près 3 km, mais ça reste l’Italie et la Suisse. »
Un choc culturel en Suisse italienne
Comment vous êtes-vous retrouvé avec vos parents en Suisse ?
« Mes parents sont acteurs, et mon père voulait travailler avec un metteur en scène qui à l’époque était le directeur de l’École Dimitri. C’est une école de clowns en fait, qui se trouve dans la commune de Verscio, dans le canton du Tessin, en Suisse italienne. Mes parents, à l’époque, gagnaient leur pain en faisant des spectacles dans la rue. Ils avaient décidé de quitter le théâtre pour aller vers la vraie liberté. Je me suis retrouvé à onze ans dans une école tessinoise, et c’était un choc culturel relativement remarquable. Entre Prague dans les années 1990 et le Tessin en 1991, il y avait beaucoup de différences. J’habitais dans une vallée alpine, la nourriture était très différente, les écoles étaient aussi très différentes… Mais j’ai survécu. »
Vous n’étiez pas vous-même tenté par le théâtre ?
Quand on est fils d’acteur, soit on est complètement fou, soit on ne fait pas ça, parce que c’est quand même une vie difficile. Surtout, mes parents sont des personnes qui ont choisi une vision de l’art radicale. Ce sont de vrais romantiques, au sens propre du terme, ce sont des personnes qui aiment leur art comme une véritable vocation. Je crois que tout le monde n’est pas fait pour ça. En plus, je ne suis pas convaincu d’avoir le talent de mes parents, et je ne voulais pas vivre éternellement dans leur ombre. »
Cette passion pour l’histoire, comment est-elle née chez vous ?
« Je crois que c’était un petit peu du hasard. Ma grand-mère était peintre, je feuilletais ses livres et je me souviens avoir été subjugué par une image de la résurrection du Christ, d’un peintre d’Europe centrale, le maître de Vyšší Brod. Je continuais à revenir sur cette image médiévale, elle me fascinait, même si je n’avais que deux ou trois ans. Ensuite, j’ai eu des professeurs étonnants. À l’école maternelle et à l’école primaire, on faisait déjà un peu d’histoire et à l’école secondaire, au Tessin, j’ai eu un professeur extraordinaire qui nous poussait à réfléchir. Puis, j’ai eu au lycée un professeur tout aussi extraordinaire enseignait l’histoire de l’art et la littérature italienne. Dans ma classe, nous étions dix-neuf et je crois que seize d’entre nous ont ensuite étudié soit l'italien soit histoire de l’art. Il nous a appris à quel point la littérature et les images étaient puissants et importants. Je crois que c’est lui, en fait, qui a donné une direction à ma vie. Après, bon, l’université c’était facile, j’ai choisi mes branches et c’était parti ! »
De Lausanne à Brno
Vous avez fait vos études supérieures à l’université de Lausanne, mais pourquoi, ensuite, avoir choisi Brno ?
« C’est aussi un hasard. J’ai fait mon doctorat à Lausanne, et j’ai travaillé pendant ma thèse sur un historien de l’art russe qui est mort à Prague en 1925. Je n’ai jamais vraiment perdu le contact avec Prague, avec la Tchécoslovaquie puis avec la Tchéquie, puisqu’on y rentrait cinq fois par an. Je me sentais assez Pragois. À un moment donné, j’avais un groupe d’amis qui habitait Prague et Brno et je les voyais plusieurs fois par année. Un de ces amis m’a annoncé un jour qu’un poste de libérait à l’université de Brno. Spontanément, je lui ai dit que cela ne m’intéressait pas du tout, parce que j’étais Pragois. Mais ensuite, j’y ai réfléchi et, effectivement, j’avais ce ‘complexe de l’immigré’, cette idée très romantique selon laquelle les immigrés doivent rentrer dans leur pays d’origine pour le rendre meilleur… »
« De plus, mon épouse est Tchèque et elle vient de Brno. Nous nous sommes connus en France et vivions ensemble en Suisse à cette époque. Finalement, j’ai décidé d’accepter ce poste d’enseignant à l’Université Masaryk, je venais deux fois par mois à Brno, pour donner des cours, mon salaire tchèque ne suffisait même pas à couvrir les frais de déplacement mais je travaillais en même temps en Suisse, donc ce n’était pas un problème. De fil en aiguille, j’ai été séduit par mes étudiants tchèques, qui étaient remarquables et qui avaient tellement envie d’apprendre ! Mes étudiants suisses étaient très bien aussi, mais ils n’avaient pas cet enthousiasme. Mes étudiants, plus un chef de département extraordinaire qui m’a donné une liberté inattendue, ont fait que j’ai commencé à faire des choses de plus en plus engageantes à Brno, et j’ai fini par y rester. »
Ivan Foletti, vous venez de publier en Tchéquie un livre intitulé « Ruský imperialismus » (L’impérialisme russe). De quoi parle-t-il plus précisément ?
« C’est un livre qui raconte l’histoire de la Russie, ces deux derniers siècles, à travers un regard très particulier. Je me concentre sur les monuments médiévaux, ou néo-médiévaux, qui sont utilisés par le pouvoir russe, de Nicolas Ier à Poutine, pour justifier les ambitions impérialistes du pays. La ligne que j’ai essayé de tisser est celle entre un mythique retour à l’Empire byzantin, qui est une fiction absolue, et les moyens de justifier l’occupation de toutes les terres orthodoxes, pour commencer, et puis du reste du monde, si possible. »
« J’essaye aussi de montrer comment la culture visuelle, architecturale, est tout sauf isolée. La science, la religion et l’architecture sont au service du pouvoir. Donc ça, c’est la ligne principale du livre, mais j’ai aussi essayé de montrer à quel point il s’agit d’un village Potemkine, donc d’une fiction. Cette fiction du XIXe siècle est récupérée par Staline durant la Seconde Guerre mondiale, devenant encore plus fictionnelle. La dernière partie du livre est consacrée aux années 1990 et 2000, époque à laquelle tous les leaders post-soviétiques, forgés par le système, de bons athées, totalement indifférents à la culture, au passé, changent tout d’un coup d’idéologie et glorifient de nouveau le Moyen Âge et les Romanov. Cette fois le village Potemkine est tellement superficiel qu’il ne dit presque plus rien. Cela suffit, visiblement, pour construire un système de propagande, qui aboutit à cette Église bâtie en 2020, l’Église des forces armées russes. »
« (…) Je parle enfin de la période après 2012, où les Russes ont protesté de manière massive contre le régime de Poutine, et comment le régime a durci et utilisé l’ennemi extérieur, l’Occident, pour tenter de récupérer une identité perdue dans le passé et qui n’a peut-être jamais existé. Mais on l’utilise pour alimenter la guerre d’aujourd’hui. »