Donner du pain à un assoiffé, ou comment se prendre un râteau

Photo: Kristýna Maková

Le pain – chléb, ce bon pain tchèque que nous avions évoqué dans notre dernière émission, apparaît dans un grand nombre d’expressions et proverbes. Ce constat vaut très probablement pour beaucoup de langues dans le monde, c’est le cas notamment en français, comme en tchèque… C’est donc à quelques-unes de ces expressions de la langue tchèque que nous allons nous intéresser pour cette fois.

Photo: Kristýna Maková
De toutes les expressions tchèques existantes faisant référence au pain, celle selon laquelle « všude je chleba o dvou kůrkách » - littéralement « partout il y a du pain à deux croûtes », est peut-être une des plus belles et imagées. Dans son sens figuré, elle signifie que partout, dans quoi que ce soit, il y a du bon et du moins bon, du bien et du mauvais. Autrement dit, rien n’est jamais parfait, un avantage est souvent accompagné d’inconvénients, il existe des problèmes dans chaque chose, en tout lieu. En français, et c’est d’ailleurs ce que mentionne le dictionnaire tchcéo-français, une expression équivalente pourrait être « chaque vin a sa lie », bien entendu à ne pas confondre avec « boire le calice, la coupe, jusqu’à la lie », qui veut dire supporter une épreuve pénible jusqu’à son terme.

Que le pain et le vin, fruits de la terre et du travail de l’homme, nourritures de base et symboles déjà dans les régions antiques, aillent ensemble, c’est une évidence. Mais qu’il existe une similitude entre ces deux expressions tchèque et française, « partout il y a du pain à deux croûtes » - « všude je chleba o dvou kůrkách », et « chaque vin a sa lie », est moins évident. Et pourtant, en y réfléchissant un peu, on trouve un lien certain. Comme chacun sait, la lie est le dépôt qui se forme dans les liquides fermentés comme le vin donc, mais aussi la bière ou le vinaigre. Mais on parle également de manière imagée de la lie quand on veut désigner péjorativement les résidus, les déchets et même ce qu’il y a de plus mauvais dans la société. On parle alors parfois de la lie de la populace. Selon le contexte, il peut donc bien exister une connotation négative dans le mot lie.

Photo: Štěpánka Budková
La question qui se pose maintenant est de savoir pourquoi les Tchèques évoquent, eux, « un pain à deux croûtes » pour faire comprendre que rien n’est tout blanc, ni tout noir, alors qu’un pain ne peut avoir qu’une seule croûte. Tant que le pain est entier et n’a pas encore été coupé, on parle de la croûte du pain et non pas des croûtes du pain. On peut donc supposer que les Tchèques considèrent les choses de la façon suivante : selon le dictionnaire, une croûte est « la partie externe du pain durcie par la cuisson ». Mais que ce soit sur une miche – bochník, ou une tranche - krajíc, une tartine, il existe bien deux croûtes différentes, ou plus précisément deux types différents de la même croûte. Comprenez-nous bien : un pain cuit traditionnellement au feu de bois sera plus foncé, plus brun et même parfois noir s’il est un peu brûlé sur son dessus, tandis qu’en dessous, la croûte ce même pain sera plus claire. D’où l’idée, donc, d’une miche de pain à deux croûtes. Et la croûte plus foncée, comme la lie, représenterait de manière imagée ce qu’il y a de plus sombre, les inconvénients, les moins bons côtés de chaque chose.

Arrivé jusque-là, notons quand même, et c’est là un paradoxe amusant, que ce sens imagé, cette connotation négative, se rattache uniquement à l'apparence, à la couleur plus foncée du dessus du pain. Car autrement, nous savons tous que la croûte légèrement brûlée et encore croustillante d’un pain est ce qu’il y a de meilleur. Et plus encore accompagné d’un verre de vin, même si on boit celui-ci jusqu’à la lie…

Photo: Kristýna Maková
Autre expression de la langue tchèque intéressante : « koho chleba jíš, toho píseň zpívej », à savoir « chante une chanson à celui dont tu manges le pain ». Le sens est ici relativement simple, du moins de prime abord, car les interprétations peuvent être multiples. Néanmoins, selon l’interprétation la plus répandue, il s’agit de se montrer reconnaissant envers celui qui vous donne du travail et vous permet de gagner votre vie, de « gagner votre pain » - « vydělávat si na chleba », le mot pain étant alors entendu comme nourriture au sens général, même si, comme le prétend saint Matthieu dans son Evangile, « l’homme ne vivra pas seulement de pain » - « ne samým chlebem živ je člověk », « mais de toute parole qui sortira de la bouche de Dieu ».

Et puisque nous voilà plongés dans la Bible, retenons encore dans le même esprit le « kdo do tebe kamenem, ty do něho chlebem », un proverbe, tchèque précisons-le, difficilement traduisible mot à mot, mais qui donne quelque chose comme « donne du pain à celui qui te jette la pierre ». Rien à voir avec la citation de Jésus : « Que celui qui n’a jamais pêché lui jette la pierre ». En français, l’équivalent serait plutôt « rendre le bien pour le mal », ce qui signifie savoir faire preuve de bonté en toute occasion. Et là non plus, rien à voir avec une autre très belle expression selon laquelle« nabídnout přátelství zamilovanému je jako darovat chléb žíznivému » - « proposer l’amitié à un amoureux est comme donner du pain à un assoiffé ». A moins d’être un Don Juan et un séducteur irrésistible, beaucoup d’entre nous ont au moins une fois dans leur vie connu la situation où une fille (ou un garçon) avec laquelle (ou lequel) on aurait bien voulu sortir et avoir une relation amoureuse nous dit que « non, tu sais, t’es bien gentil et j’apprécie beaucoup ta présence, mais je préférerais que l’on reste amis ». Bref, « darovat chléb žíznivému » - « donner du pain à un assoiffé » est aussi ce qu’on appelle plus simplement se prendre un râteau…

Photo: Archives de Radio Prague
« Zlořečený je ten, kdo pro skývu chleba opustí pravdu » - « Maudit soit celui qui pour une tranche de pain abandonne la vérité ». Nous aurions pu nous quitter aussi avec Karel Čapek ou Božena Němcová, mais c’est sur cette citation du maître Jan Hus, réformateur religieux condamné par l’Eglise pour hérésie au XVe siècle, que s’achève ce « Tchèque du bout de la langue » consacré donc à quelques expressions de la langue tchèque relatives au pain – chléb. On se retrouve dans quinze jours avec toujours autant de pain sur la planche. D’ici-là, portez-vous du mieux possible - mějte se co nejlíp !, portez le soleil en vous - slunce v duši, salut et à bientôt - zatím ahoj !