Duchcov, le dernier refuge de Casanova

Giacomo Casanova

« Le cynisme est si outré dans tous les détails de mes vives aventures jusqu’à mon âge de cinquante ans que ma vie sera un ouvrage dont on défendra la lecture dans tout pays où on aime les bonnes moeurs » : c’est ce qu’a écrit Giacomo Casanova à un de ses amis, et il a commis une erreur monumentale, car ses mémoires licencieuses lui ont apporté une gloire posthume qui ne se démentit pas et sont aujourd’hui connues des lecteurs du monde entier. On reste intrigué, on se laisse toujours séduire par les aventures de cet homme qui a tenté de hisser le pêché au niveau des beaux-arts et qui a osé dire : « Je dis tout, je ne m’épargne pas, et cependant je ne peux pas, en homme d’honneur, donner à mes Mémoires le titre de confessions, car je ne me repens de rien, et, sans le repentir, vous savez qu’on ne peut pas être absous. »

Giacomo Casanova
La vie du grand aventurier qu’était Giacomo Casanova est une suite interminable de voyages à travers toute l’Europe et de séjours dans les principales villes européennes marqués par ses rapports délicats et souvent orageux avec les puissants de son temps. Ces démêlées avec les créanciers, ses séjours en prison, ses fuites et ses duels ont été rendus célèbres non seulement par ses Mémoires, mais aussi grâce à de nombreux écrivains, historiens et cinéastes inspirés par la vie du grand séducteur. Car c’est surtout Casanova séducteur, Casanova héros d’innombrables aventures amoureuses, conquérant infatigable de cœurs féminins, qui est entré dans la légende.

Bien sûr, on ne peut pas se fier tout à fait à ses Mémoires scandaleuses intitulées « L’Histoire de ma vie », on ne peut pas croire sans réserve tout ce que le narrateur passionné et l’affabulateur plein de fantaisie raconte dans ses souvenirs. On se demande d’ailleurs toujours si ces Mémoires correspondaient vraiment à la réalité, mais on se rend compte aussi qu’il est quasi impossible d’inventer une matière d’une aussi prodigieuse variété. Bien que les chercheurs aient démontré que, parfois, Casanova laissait parler son imagination et que sa mémoire était certes prodigieuse mais pas infaillible, on ne doute plus de l’authenticité de ses souvenirs considérés aujourd’hui aussi comme une source d’informations historiques précieuses. Les imprécisions qu’on trouve dans « L’Histoire de ma vie » ne sont pas tant dues à l’affabulation qu’à ce qu’on appelle l’effet d’embellissement. Il ne faut pas s’étonner, lorsque Casanova nous décrit ses conquêtes féminines, d’apprendre que presque toutes les femmes qui ont eu une quelque importance dans sa vie, étaient belles et séduisantes. C’est ainsi que notre mémoire embellit souvent la réalité vécue.

Le manuscrit de Giacomo Casanova
L’historiographie moderne est cependant impitoyable et permet dans de nombreux cas de confirmer ou de démentir les affirmations d’auteurs célèbres en les confrontant à d’autres documents. Dans le cas de Casanova, de tels documents existent en grand nombre. Casanova, qui entretenait une correspondance abondante, nous a laissé dans ses lettres et dans d’autres écrits de nombreux témoignages qui jettent une lumière plus réaliste sur ce roman passionnant qu’est « L’Histoire de ma vie ». Ces documents sont réunis en grande partie en République tchèque. C’est dans le château de Duchcov (Dux en allemand), en tant que bibliothécaire du comte Karl Wallenstein-Wartenberg, que le grand séducteur a passé la dernière décennie de son pèlerinage terrestre.

L’historien Josef Polišenský rappelle que Casanova était loin d’être content de devoir passer la fin de sa vie à l’écart de la société mondaine, dans un milieu barbare :

Château de Duchcov,  photo: Archives de Radio Prague
« On oublie cependant que ce n’était pas seulement la Bohême qu’il considérait comme barbare, mais aussi l’Allemagne et probablement tous les lieux de séjour, à l’exception de Paris et de l’Italie qu’il aimait beaucoup. Par contre, il est certain que la sinécure de Duchcov (les devoirs de bibliothécaire n’ayant été pris très au sérieux ni par Casanova ni par son employeur) lui a permis un travail littéraire intensif et que, sans Duchcov, il n’ y aurait pas eu de gloire posthume. S’il n’avait pas terminé ses jours d’une façon plus passionnante, aujourd’hui on ne se serait souvenu de lui que comme d’un Cagliostro et d’un Saint-Germain. Les pécheurs pénitents sont sans aucun attrait littéraire, s’ils ne s’occupent pas eux-mêmes de leur immortalité. »

Dans cette petite ville de province, Casanova travaille donc à sa gloire posthume avec une énergie et une vitalité prodigieuses, mais aussi avec beaucoup de plaisir. En 1791, il écrit à son ami Opitz :

« Je m’occupe à mes Mémoires. Cette occupation me tient lieu de délassement. Je me trouve jeune et écolier en les écrivant. Je me donne souvent dans des éclats de rire, ce qui me fait passer pour fou, car les idiots ne croient pas que l’on puisse rire en étant seul. (…) J’écris ma vie pour me faire rire et j’y réussis. J’écris treize heures par jour qui me paraissent comme treize minutes. »

La situation financière de Casanova à Duchcov n’est pas brillante et il gagne moins qu’il ne le dit à ses amis. Il aggrave encore sa situation de temps en temps avec des tentatives de publier ses écrits qui le ruinent. Malgré son mécontentement, qui se manifeste par plusieurs tentatives de fuite, il revient toujours vers son mécène, dont la bourse lui permet de vivre sans grands soucis et de temps en temps de payer ses dettes. Il sait que le refuge de Duchcov lui restera ouvert jusqu’à la fin de ses jours. C’est à Duchcov qu’il meurt en 1798 et c’est là qu’il est enterré.

Des milliers et des milliers de pages de sa main qu’il a laissés dans la bibliothèque de Duchcov témoignent de la passion et de la persévérance avec lesquelles il a travaillé et corrigent aussi l’image qu’on se fait en général de cet homme considéré comme un aventurier irresponsable. Les nombreuses lettres qu’il a rédigées à Duchcov ont été adressées surtout à des femmes. Parmi les œuvres qu’il a écrites dans la bibliothèque du comte Wallenstein et qu’il a publiées à Prague, figure, par exemple, une polémique contre Cagliostro et les aventuriers en général intitulée « Le Soliloque d’un penseur ». C’est à Prague que Casanova publie également le livre sur un des chapitres les plus difficile de sa vie « L’Histoire de ma fuite des prisons de la République de Venise qu’on appelle les plombs. » En 1788, il fait paraître le roman utopique Icosaméron, et c’est chez un éditeur de Dresde que sortent trois brochures témoignant du vif intérêt que Casanova porte aux mathématiques. Il s’intéresse sérieusement aux mathématiques, à la linguistique, à l’histoire, à la politique et à d’autres disciplines et leur consacre plusieurs ouvrages.

Mais s’il continue à susciter encore aujourd’hui l’intérêt des lecteurs, des écrivains et des cinéastes, il le doit à ses Mémoires rédigées en français et léguées à sa nièce. Les héritiers de la nièce vendront le manuscrit à l’éditeur Brockhaus de Leipzig, qui le publiera sous le titre de « L’histoire de ma vie » en 1820, soit vingt-deux ans après la mort de l’auteur. Sa vie posthume, plus brillante et plus glorieuse encore que sa vie réelle, peut commencer.

En rédigeant ses « Mémoires », Casanova cherche à échapper à la tristesse et à égayer la dernière étape de sa vie. Il croit en Dieu mais il est loin de condamner les extravagances de sa jeunesse et de son âge mûr. Le vieillard de Duchcov n’a pas le mauvais goût de prêcher la morale, il plaide plutôt pour la tolérance :

« Je n’ai pas écrit ces Mémoires pour la jeunesse qui, pour se garantir des chutes, a besoin de la passer dans l’ignorance, mais bien pour ceux qui, à force d’avoir demeuré dans le feu, sont devenus salamandres. Les vraies vertus n’étant qu’habitudes, j’ose dire que les vrais vertueux sont ceux qui les exercent sans se donner la moindre peine. Ces gens-là n’ont point l’idée de l’intolérance, et c’est pour eux que j’écris. »