Edvard Beneš 1938-1948 : effacer Munich
A l’occasion de ce 8 mai, qui marque le 70e anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale en Europe, Radio Prague vous propose de découvrir la troisième et dernière partie de l’entretien réalisé avec l’historien Antoine Marès à propos de l’un des hommes d’Etat les plus importants de l’histoire tchèque, Edvard Beneš, auquel il a récemment consacré un ouvrage. Edvard Beneš a en effet activement traversé la première moitié mouvementée du siècle dernier et il a joué un rôle très important durant ce conflit mondial, avec la direction du Gouvernement provisoire tchécoslovaque à Londres, l’élaboration des décrets qui portent son nom ou bien le rapprochement avec l’Union soviétique de Staline. Avec une obsession, celle d’effacer le « choc » que constituent fin septembre 1938 les accords de Munich, qui voient la Tchécoslovaquie amputée des territoires des Sudètes au profit de l’Allemagne nazie.
Le choc de Munich
« Il est évident que le choc est terrible. Je dirais qu’il précède Munich. C’est quand les 20 et 21 septembre, les représentants de la France et de la Grande-Bretagne à Prague transmettent un ultimatum à Beneš où ils lui disent qu’il faut donner raison aux revendications de Hitler sur les territoires sudètes. Le choc, il est là. Les accords de Munich, dans la nuit du 29 au 30, ne sont que la suite logique de cette prise de position par Paris et Londres.Les Tchécoslovaques ne sont pas tout à fait absents à Munich où deux diplomates ont été conviés. J’ai traduit en français les mémoires de l’un d’entre eux, Hubert Masařík. Ces diplomates n’ont bien sûr pas voix au chapitre. Ils sont logés dans l’hôtel où réside la délégation britannique et ils se verront transmettre les accords du Munich dans la nuit du 29 au 30 sans avoir rien discuté.
Les accords de Munich sont la sanction de tout ce qui s’est passé depuis l’été. C’est bien sûr un choc terrible pour Beneš. C’est un choc qui va d’ailleurs provoquer chez lui une véritable dépression. Parce que tout s’effondre. Pas seulement la Tchécoslovaquie mais également son amitié avec la France ou encore sa conviction que la démocratie est le moins mauvais des systèmes. C’est lui qui portait le poids de cela, pratiquement seul. C’est intéressant à noter, la façon dont la société tchécoslovaque à déléguer totalement sa politique étrangère pendant 20 ans sans la discuter. C’est un effort titanesque qu’il a dû fournir. Il tombe donc dans une dépression dont il se relèvera petit à petit et il part en exil. Il annonce son retrait le 4 octobre parce que son maintien à la tête de la Tchécoslovaquie est incompatible avec des discussions avec l’Allemagne. C’est du moins ce qu’on pense à l’époque. Il part quinze jours plus tard à peu près à Londres où il va se remettre progressivement.
Munich, c’est vraiment le pivot de la vie de Beneš. S’il y avait une chronologie à faire, les dates rupture, c’est 1914, ce fameux entretien avec Masaryk, et puis ensuite 1938, et après 1948. Ce n’est pas une chronologie forcément classique dans l’histoire européenne. 1938 n’est pas forcément une borne. Donc il va construire à partir de là toute sa pensée politique et toute sa stratégie politique en fonction de Munich, en fonction de l’effacement de Munich. Effacer Munich c’est aussi reconstruire la Tchécoslovaquie. Tout son effort va alors porter là-dessus. »
Quel rôle Beneš a-t-il joué dans l’ordre de démobilisation du 6 octobre ? Il y avait visiblement une volonté de défendre la Tchécoslovaquie. Beneš n’aurait-il pas pu rester et mener le combat ?
« C’est une question très importante qui est posée systématiquement quand on évoque les accords de Munich et ses suites. Pourquoi les Tchécoslovaques ne se sont-ils pas battus ? Effectivement il y a une volonté populaire de se battre. Au lendemain du 21 septembre, le peuple manifeste et réclame des armes pour se battre. Pourquoi Beneš a-t-il écarté cette éventualité ?Premièrement, l’armée n’est pas enthousiaste au commandement. Il y a effectivement un ou deux généraux qui poussent pour se battre mais l’armée dans son ensemble, une armée légaliste, met l’accent sur les difficultés, les pertes extrêmement importantes qui résulteraient d’un engagement, etc. Il y a là une raison car Beneš était très fermement, à partir de 1933-1934, en faveur du réarmement de la Tchécoslovaquie. Mais c’est un diplomate. Pour lui, le réarmement tchécoslovaque est plus un élément de dissuasion. Il avait d’ailleurs procédé de la même façon durant la Première Guerre mondiale. Il a contribué à la création des légions tchécoslovaques, mais pour lui, ces légions étaient importantes comme argument diplomatique plus que comme élément militaire.
Il y a une deuxième raison, beaucoup plus profonde, et d’une certaine façon, plus pertinente. Beneš fait l’analyse suivante de la situation. Il est persuadé, et il le dit tout au long du mois de septembre et par la suite, que l’on va au-devant d’une confrontation entre l’Allemagne et la Russie. Il ne dit pas l’Union soviétique, il dit la Russie, comme le général de Gaulle d’ailleurs. Il est persuadé que la guerre est inévitable, qu’elle va venir, que le tour de la Pologne va venir. C’est pour lui une certitude. Donc il a une vision assez lucide des choses. Et il se demande si cela vaut la peine de sacrifier la population tchécoslovaque alors qu’un conflit plus général va arriver. C’est pourquoi il vaut mieux attendre, faire le dos rond. Il n’est d’ailleurs pas sûr au moment de Munich que l’Allemagne veuille aller plus loin, qu’elle veuille annexer la Tchécoslovaquie. Donc on va jouer sur le temps et on verra ce qu’il se passe.
Bien sûr le reproche que l’on peut faire à cette position, c’est le désarmement moral. Les Tchécoslovaques ne se sont pas battus, ont conforté une certaine image, que les autres ont d’eux et qu’eux-mêmes ont. C’est à mon avis l’argument le plus fort contre la position qu’a adopté Beneš. Mais que pèse-t-il par rapport aux pertes qui auraient vraisemblablement été celles de la Tchécoslovaquie ? Prague aurait été détruite. Il y a un moment que je cite dans mon ouvrage où il reçoit un journaliste au château de Prague en 1937. Et il lui dit « vous imaginez que cette ville pourrait être rasée ? ». Là encore, c’est le diplomate qui parle.Cela aurait été un formidable baroud d’honneur, extrêmement meurtrier, extrêmement lourd, parce que les Tchèques étaient bien armés. D’ailleurs, Hitler récupérera une partie de ce potentiel durant la campagne de France. Un tiers des chars engagés dans la campagne de France seront de fabrication tchécoslovaque. »
Le choix de l’Union soviétique pour reconstruire la Tchécoslovaquie
Beneš va s’installer à Londres avec le gouvernement tchécoslovaque en exil et il va se rapprocher plutôt de l’Union soviétique et de Staline…
« Pendant la Première Guerre mondiale déjà, Beneš considérait que la Russie, en particulier la Russie de la première révolution, celle de Février 1917, était un allié indispensable pour la Tchécoslovaquie. Et puis il y a la révolution d’Octobre 1917 qui met la Russie, qui va devenir Russie soviétique puis Union soviétique, de côté. Pendant les années 1920, Beneš est partisan de renouer le lien avec la Russie, en particulier sur le plan économique, de renouer également le lien diplomatique. Mais il est confronté sur la scène politique intérieure à des forces qui sont résolument hostiles au rapprochement avec l’Union soviétique. Il est également confronté à une position française, qui est une position très prudente à l’égard de l’Union soviétique. Et il est confronté aussi aux positions de ses alliés, en particulier des Roumains, qui sont en conflit territorial avec Moscou et qui par conséquent, jusqu’aux années 1930, sont extrêmement prudents vis-à-vis de Staline. Donc il y a des contraintes très fortes qui pèsent sur lui.A partir du moment où la politique française se réoriente, je dirais en 1934 avec Louis Barthou, où la France envisage un pacte orientale, immédiatement Beneš soutient l’initiative. D’une part parce qu’il pense que l’Union soviétique peut être un contrepoids à l’Allemagne et d’autre part parce que cela correspond à sa vision de l’Europe.
La position de Beneš à l’égard de l’Union soviétique sera assez proche de celle du général de Gaulle. Pour revenir à la période de la guerre, les deux hommes s’entendent très bien. Ils ont les mêmes critiques à l’égard des Etats-Unis. Ils ont souvent une certaine distance à l’égard de Churchill, peut-être Beneš un peu moins que le général de Gaulle. Mais ils ont une vision géopolitique assez semblable et ce n’est pas un hasard si Beneš ira signer le traité soviéto-tchécoslovaque en décembre 1943 et que le général de Gaulle ira signer le traité en décembre 1944, un an plus tard.
Il y a aussi d’autres éléments bien sûr. Je développais là sur le temps long ce qu’était l’attitude de Beneš à l’égard de la Russie. Il y a un autre élément qui tient à ce que Beneš veut reconstruire la Tchécoslovaquie. Les alliés occidentaux, américains et britanniques, ne sont pas enthousiastes. Les Britanniques considèrent d’ailleurs très tardivement que les accords de Munich sont valables. Pour eux, l’histoire est rompue en mars 1939. Cela veut dire que la Tchécoslovaquie, en cas de reconstitution, si l’on considère que les accords de Munich sont valables, perdrait les territoires périphériques, perdrait les Sudètes.
Il n’en est pas question pour Beneš. Or il va trouver dès 1941 l’appui de l’Union soviétique. Il va considérer deux éléments par rapport à l’Union soviétique. Premièrement l’appui entier de l’Union soviétique pour la reconstruction de la Tchécoslovaquie et d’autre part l’appui de Staline pour l’expulsion des Allemands. Ces deux éléments vont l’emporter chez lui dans sa décision par rapport au danger que pouvait représenter l’Union soviétique, dont il est en partie conscient. »
Comment naît et se développe cette idée que la Tchécoslovaquie d’après-guerre devra se débarrasser de ses populations allemandes ?
« Cette idée est formulée par Beneš lui-même sous une forme que souvent on ignore. C’est un épisode que Beneš a totalement caché et qui a été rendu public et prouvé dans les années 1950 par le régime communiste. Beneš a fait une proposition de session territoriale à la mi-septembre 1938 par l’intermédiaire d’un émissaire qui s’appelait Nečas, un ministre de la Prévoyance sociale. Il a donc fait une proposition de session de territoire pour alléger la minorité allemande en Tchécoslovaquie, qui est de plus de trois millions de personnes. Cet allégement portait sur 800 000 personnes, donc le processus, il commence là.
Il va se développer. Ce qui m’a beaucoup frappé dans mon enquête sur les archives, c’est que la position de Beneš va être une position relativement modérée pendant la guerre, et évolutive sur le nombre d’Allemands qu’il faudra expulser. Il dit même à certains moments qu’on pourra faire quelques révisions territoriales, qui permettront de mettre certains blocs allemands à l’extérieur, mais dans un deuxième temps. Dans un premier temps, il faut la reconstitution intégrale de la Tchécoslovaquie.
Et puis petit à petit, il est soumis à la pression de la résistance intérieure. Comme le régime d’occupation devient de plus en plus dur, de plus en plus répressif. Il y a septembre 1941 avec l’arrivée de Reinhard Heydrich à la tête du Protectorat. Il remplace Konstantin von Neurath, qui est plutôt mou. Commence une répression très dure qui s’intensifie après l’attentat contre Heydrich, fin mai 1942, sa mort au début du mois de juin. Il y a la liquidation des villages de Lidice, de Ležáky, etc., et pratiquement la liquidation de la résistance non-communiste, ce qui va d’ailleurs laisser le champ libre à la résistance communiste.Beneš dit toujours qu’il est à l’extérieur, qu’il représente la continuité, l’unité tchécoslovaque mais qu’il n’a pas la légitimité de décider ce qu’il se passera après la guerre. C’est à l’intérieur qu’on prendra les décisions, et c’est là qu’il y a radicalisation. Et le parti communiste va être beaucoup plus radical que ne l’est Beneš.
Il y a également la dimension internationale. Le processus d’expulsion des Allemands n’est pas une affaire tchécoslovaque, c’est une affaire européenne. On expulse beaucoup plus d’Allemands du territoire polonais. Les historiens de la question disent qu’on a expulsé entre 13 et 14 millions d’Allemands. En Tchécoslovaquie, c’est seulement trois millions. C’est la Pologne qui est concerné au premier chef, mais également la Hongrie, la Yougoslavie… C’est dans le sillage de la guerre.
C’est une logique qui est inacceptable pour nous, celle d’une faute collective. Maintenant nous raisonnons en termes de droits de l’Homme et de droits individuels. Là on applique une sanction collective à une communauté. Du point de vue de notre droit, c’est insupportable. Mais il faut le remettre dans le contexte, dans le contexte de la guerre, des exactions de la guerre, c’est encore un acte de guerre l’expulsion des Allemands. Même si cela a été cautionné par les conférences internationales, et en particulier la conférence de Postdam à l’été 1945. »
L’après-guerre et la prise de pouvoir des communistes
Ces décrets feront encore débat longtemps après. Il y a autre chose qui fait débat. Beneš est parfois critiqué pour ne pas avoir anticipé la séparation de l’Europe en deux blocs et la guerre froide. Ces critiques sont-elles pertinentes ?
« Ces critiques ne sont pas totalement infondées. Beneš a fait preuve d’un optimisme que je qualifierais d’instrumental. Il a toujours pensé que l’optimisme était une façon d’agir sur les réalités. Parfois cela a marché, dans son activité en particulier à la Société des Nations dans l’entre-deux-guerres, et puis parfois cela a été un échec à partir du moment où la force est venue au premier rang.
Je répondrais à votre question de deux façons. La première en disant qu’il y a une idéologie relativement positive, qui touche à l’interprétation du rôle de la Tchécoslovaquie au lendemain de la guerre. C’est quelque chose de très puissant dans l’esprit tchécoslovaque et c’est quelque chose qui est parfois soutenu de l’extérieur. Le fait que la Tchécoslovaquie, étant slave, mais étant en même temps culturellement occidentale, peut être un pont entre l’Est et l’Ouest. C’est une idée très forte qui est largement répandue en Tchécoslovaquie, qui est un peu messianique. La petite Tchécoslovaquie comme élément de réconciliation entre l’Est et l’Ouest, qui lui donne une place peut-être un peu surdimensionnée par rapport à la réalité de ses forces. C’est une idée ancienne, qu’on peut faire remonter au XIXe siècle : les Tchèques comme médiateurs européens entre des mondes différents. C’est en même temps une idée dangereuse. Jan Masaryk rappelait que la première chose que l’on fait sauter en cas de guerre, ce sont les ponts.
Deuxièmement, nous parlons de notre point de vue, nous savons ce qui s’est passé, nous savons qu’il y a eu le rideau de fer, nous savons qu’il y a eu la rupture. Mais ce n’est pas une évidence en 1945-1946, je dirais jusqu’à l’été 1947 au moins. L’idée qu’il puisse y avoir un accommodement entre la Russie et l’Occident, accommodement qui s’est développé pendant la guerre, n’est pas une idée totalement utopique. Nous savons aujourd’hui que les antagonismes se sont construits en miroir, que les peurs réciproques ont provoqué ce durcissement, et ont débouché sur la guerre froide, avec des responsabilités partagées de part et d’autre.
Je cite souvent cet exemple car il est significatif. Vincent Auriol, président socialiste de la France à ce moment-là, a beaucoup de sympathie pour la Tchécoslovaquie. Il est saisi de la question du traité franco-tchécoslovaque, qui n’aboutira pas en raison de la rupture qui a lieu à l’été 1947. Mais Auriol croit encore en 1947 à une Europe qui ne serait pas divisée en deux. Donc Beneš n’est pas le seul dans cette situation.Evidemment, Beneš a une vision plus géopolitique qu’idéologique de la Russie. C’est le troisième point que je voudrais souligner. Il pense, comme beaucoup jusqu’en 1945-1946, que la Russie a changé, qu’elle ne prétend plus à une hégémonie idéologique, que c’est une Russie qui va devoir se reconstruire, qu’elle sera entièrement abordée par cette reconstruction et par conséquent qu’elle ne se projettera pas hégémoniquement à l’extérieur. Ce en quoi il fait une erreur parce que Staline n’a pas abandonné ses objectifs.
Là il faudrait avoir accès aux archives soviétiques. Quel est le moment où s’est fait le basculement ? Il y a vraisemblablement des hésitations du côté de Staline. Staline est un pragmatique. Il est comme Hitler. Il y a de l’idéologie chez lui mais également du pragmatisme. Quand il voit qu’il peut prendre le contrôle complet de la Tchécoslovaquie, il y a le potentiel économique, il y a l’uranium dont il a besoin pour rattraper son retard par rapport aux Américains sur le plan nucléaire. Tout l’uranium tchécoslovaque, dès 1945, est acheminé vers l’Union soviétique. On sait que cet uranium permettra à l’Union soviétique de faire exploser sa première bombe A quelques années plus tard. »
Quel rôle joue Beneš dans l’accession au pouvoir des communistes en 1948 ?
« Il joue évidemment un rôle central. Mais il faut distinguer ce rôle institutionnel central de ses responsabilités. Il joue un rôle central puisque, apparemment, c’est sa décision d’accepter la démission des ministres non-communistes, que découle la formation d’un nouveau gouvernement Gottwald, qui est un gouvernement unicolore, communiste avec une petite teinte de pluralisme tout à fait artificiel.Les responsabilités, c’est autre chose. C’est une question qui est centrale dans la pensée historique tchèque aujourd’hui. C’est ce dont il est principalement accusé : il a permis aux communistes d’accéder au pouvoir. Moi je regarde les choses en historien, de façon beaucoup plus structurelle et beaucoup plus globale.
La première remarque que je fais, c’est que la résistance a permis la montée des communistes au sein de la société. Dans la mesure où la résistance non-communiste a été décapitée entre 1939 et 1942, il y a une espèce de champ beaucoup plus libre qui s’est ouvert pour les communistes. Ce qui fait qu’à la libération, les comités nationaux, c’est-à-dire l’équivalent des municipalités, sont majoritairement communistes, autour de 55%. Ils sont au niveau du pouvoir local extrêmement forts. Deuxièmement, les communistes sont, au sein du gouvernement, très puissamment représentés et surtout ils ont des postes clef. Ils détiennent le ministère de l’Intérieur, le ministère de l’Information, qui distribue le papier, et ils ont complètement neutralisé l’armée avec le général Svoboda, qui n’est pas officiellement communiste mais qui est cryptocommuniste. Donc les grands organes de contrôle de la société sont entre les mains des communistes.
Par ailleurs le scénario de la crise est intéressant. Quand on regarde d’un peu plus près, quand on se rend compte que les ministres anti-communistes qui viennent voir Beneš et lui demandent de ne pas accepter leur démission pour rentrer dans une crise gouvernementale qui provoquerait une élection et qui vraisemblablement serait défavorable aux communistes. On a pratiquement le verbatim de l’entretien. Ce qui est sidérant, c’est qu’ils abordent la question à la fin de l’entretien et ils n’envisagent pas les différents scénarios qui pourraient en découler. C’est d’une légèreté coupable. On pouvait bien s’attendre à une résistance des communistes à cette situation. Ce n’est pas examiné. Beneš donne son accord et ils s’en vont.Or Beneš, et ils le savent très bien, est dans un état d’affaiblissement considérable. Beneš a eu des infarctus à répétition. Son premier infarctus important, il l’a eu juste avant son retour à Moscou pour revenir en Tchécoslovaquie en mai 1945. Il est considérablement affaibli, il n’est plus en capacité de gouverner. Il a toute sa lucidité mais il n’a plus la force physique de s’opposer à quelque chose. Ce qu’il se passe à partir du 20-21 février, c’est une mobilisation massive, des entretiens successifs avec Gottwald, qui est parfaitement au courant de la santé du président, qui fait pression, et qui agite aussi l’idée d’une guerre civile. L’idée de la guerre civile n’est pas possible pour Beneš. Dans son optique unitariste absolue de la société. C’est ce sur quoi il met l’accent depuis son retour en mai 1945, il veut l’unité de la nation. C’est au fond le scénario de septembre 1938, prolongé dans le temps, qui se déroule je dirais entre l’été 1937 et février 1948. »
Beneš meurt peu après (le 3 septembre 1948). Quel impact a sa mort dans la société tchécoslovaque ?
« Sa mort a un impact considérable. C’est la dernière grande manifestation, je dirais démocratique, du pays. C’est un enterrement absolument spectaculaire. Quand à un moment, on enlève son corps pour le transporter, il y a des émeutes qui éclatent parce que les gens veulent voir sa dépouille mortelle. Les communistes font peur à ce moment-là. Ils mobilisent toutes leurs forces, les milices, les milices ouvrières qui sont organisées tout le long du cortège. Ce qui n’empêche pas les slogans de fleurir. Il y a même une information qui circule selon laquelle il y aurait un attentat contre Gottwald pour venger Jan Masaryk, mort en mars 1938, et Beneš. Donc des mesures de sécurité énormes sont prises. On bloque même l’arrivée des cars et des trains à Prague pour éviter qu’il y ait des millions de personnes qui n’arrivent aux obsèques. C’est un véritable sursaut.Il faut dire que les communistes, qui avaient obtenu en mai 1946 dans des élections à peu près démocratiques, 38% des suffrages, 40% en pays tchèques, sont vraisemblablement à ce moment-là en retrait dans l’opinion publique. Il est difficile d’évaluer leur place mais la situation économique s’est dégradée en 1947-1948, les affaires politiques se sont multipliées, qui indisposent la population. Il est très vraisemblable que s’il y avait eu de nouvelles élections, c’était les pronostics que faisaient les ambassadeurs de France, des Etats-Unis ici à Prague, en février 1948, les communistes auraient perdu des voix et peut-être qu’ils n’auraient plus été le parti relativement majoritaire en Tchécoslovaquie, d’où la nécessité de prévenir, d’empêcher des élections. »