En 1930 à Prague, des Jeux mondiaux féminins avant-gardistes
En 1930, c’est à Prague que se tient la troisième et avant-dernière édition des Jeux mondiaux féminins. Un pis-aller organisé en réaction à la non-acceptation des femmes dans les compétitions sportives internationales, mais aussi un événement qui avait suscité l’intérêt de dizaines de milliers de spectateurs. Si, près d’un siècle plus tard, certaines questions qui se posaient déjà à l’époque font toujours débat, ce grand rassemblement avait surtout eu le mérite d’attirer l’attention du grand public sur la pratique du sport par les femmes. L’occasion aujourd’hui d’une plongée dans l’histoire et d’un hommage à la « pionnière olympique », la Française Alice Milliat.
A l’origine de cet article se trouve un livre. Un docu-BD intitulé « Alice Milliat – Pionnière olympique », publié aux éditions Petit à petit en 2021, que l’on ouvre d’abord par curiosité, puis que l’on lit attentivement avant de s’y arrêter : page 49, une vignette retient l’attention du lecteur tchécophile. Elle dit :
« Prague, septembre 1930. IIIes JO féminins. Avec 270 athlètes venues de 17 pays et l’ouverture aux sports d’équipe (basket et handball), la IIIe olympiade féminine, avec 60 000 spectateurs [et non 600 000, ndlr], sera un triomphe… »
Si l’ouvrage est une mine d’informations sur la vie et la personne de la Française Alice Milliat, pour ce qui est de ces Jeux mondiaux féminins organisés à Prague en 1930, il laisse en revanche le lecteur sur sa faim. N’étant que l’un des nombreux accomplissements de la sportive engagée, la manifestation n’y est en effet pas vraiment détaillée, alors que diverses questions se posent.
Qu’étaient ces Jeux mondiaux féminins ? En quoi consistaient-ils ? Et pourquoi des événements sportifs non mixtes étaient-ils alors organisés ? Pour en savoir plus, nous avons rencontré Jitka Schůtová, du département de l’histoire de l’éducation physique et du sport au Musée national à Prague. Elle rappelle le contexte de l’époque :
« Ces Jeux mondiaux ont vu le jour en réaction au Comité international olympique (CIO) et à la Fédération internationale d’athlétisme, qui refusaient d’inscrire l’athlétisme féminin à leurs compétitions. C’est pour cette même raison qu’avait été fondée en France [en 1921] la Fédération sportive féminine internationale, qui avait pour présidente la pionnière du sport féminin, Alice Milliat. »
« La Tchécoslovaquie faisait partie des Etats fondateurs de la Fédération sportive féminine internationale, aux côtés de la France, du Royaume-Uni et des Etats-Unis. Après deux ou trois compétitions d’athlétisme internationales, cette fédération a décidé d’organiser des Jeux olympiques féminins tous les quatre ans, comme les jeux masculins. »
« C’est là que se trouve la source du conflit avec le CIO et la Fédération internationale d’athlétisme, qui ne souhaitaient pas que l’appellation ‘jeux olympiques’ ou ‘olympiade’ soit utilisée pour cet événement. Et c’est pourquoi ces jeux ont finalement été appelés ‘Jeux mondiaux féminins’. Les premiers ont eu lieu à Paris, en 1922, avec seulement cinq pays participants, puis à Göteborg quatre ans plus tard. »
La tradition de la culture du sport en Tchécoslovaquie
Pour la troisième édition, c’est donc la Tchécoslovaquie qui est choisie comme pays organisateur. Les Jeux s’y tiennent du 6 au 8 septembre 1930 dans un stade installé sur l’esplanade de Letná, comme le montre une vignette de la bande dessinée. Laurent Lessous, qui est l’un de ses auteurs, estime que c’est la tradition tchécoslovaque des « associations sportives catholiques ou nationalistes, telles que le Sokol, très actives en termes d’organisation de rencontres sportives », qui a motivé le choix de Prague. Jitka Schůtová confirme :
« La Tchécoslovaquie, la Pologne, l’Allemagne et le Royaume-Uni étaient les quatre pays candidats à l’organisation. Au bout de quelques mois, cependant, le Royaume-Uni a retiré sa candidature, estimant qu’en raison de la richesse de l’histoire et de la culture du sport dans le pays, ainsi que de son statut de membre fondateur de la Fédération sportive féminine internationale, la Tchécoslovaquie méritait d’être retenue. Prague a donc été officiellement désignée en 1928 et je pense que c’est ce positionnement en faveur des Tchèques qui a ensuite valu à Londres d’être choisi comme ville hôte pour les 4e Jeux mondiaux féminins de 1934, qui ont également été les derniers. Après cela, l’athlétisme féminin, enfin accepté par le CIO et la Fédération internationale d’athlétisme, a été associé à son pendant masculin. »
Avec ou sans élan, à une main ou à deux
Mais en 1930, on n’en est pas encore là. Et les Jeux mondiaux féminins de Prague sont autant une compétition sportive qu’une démonstration d’aptitudes et une revendication de reconnaissance des sportives. Les épreuves au programme sont nombreuses et – pour certaines – plutôt originales. Jitka Schůtová :
« Il y avait douze épreuves inscrites au programme de la compétition : la course sur 60 m, 100 m, 200 m et 800 m, avec aussi un relais 4 x 100 m et le 80 m haies. Pour ce qui est du saut en hauteur et du saut en longueur, il y avait une épreuve sans élan et une autre avec élan. Il y avait également le triathlon (100 m, hauteur et javelot), ainsi que les lancers du disque et du javelot, ou encore celui du poids, avec là aussi une épreuve à deux mains et une autre à une main. Cela semble étrange, car ce sont des épreuves qui sont inconnues aujourd’hui ! »
Outre les épreuves d’athlétisme, à l’issue desquelles des médailles sont remises aux sportives, des matchs hors compétition sont également organisés, à des fins de démonstration, pour d’autres sports dont la pratique est habituellement réservée aux hommes. Auteur des pages documentaires de la BD sur Alice Milliat, Laurent Lessous précise :
« Il y avait au programme beaucoup de compétitions d’athlétisme ainsi que quelques sports qu’Alice Milliat essayait de lancer. Elle était fan de basket, notamment, et l’équipe de France, qui était championne d’Europe après avoir battu les Tchécoslovaques, a affronté les Canadiennes lors de ces Jeux. »
A part le basket cher donc à Alice Milliat, le handball est lui aussi mis en avant avec un triomphe des Tchécoslovaques à la clef.
De multiples médailles… mais pas pour la Tchécoslovaquie
Pour ce qui est des disciplines inscrites au programme officiel, les Tchécoslovaques sont toutefois autrement moins brillantes puisqu’elles ne remportent aucune médaille. Peut-être à cause de la pression du public ; sans doute aussi parce que « dans les années 1930, le niveau de l’athlétisme féminin tchécoslovaque avait baissé », selon Jitka Schůtová. Quoi qu’il en soit, au classement par nations, ces Jeux mondiaux féminins ont été largement dominés par l’Allemagne, avec 57 points, devant la Pologne (26 points) et le Royaume-Uni (19 points). Précisons qu’à l’époque, les sportives étaient toutes multidisciplinaires, ce qui a permis à certaines d’entre elles de remporter plusieurs médailles. La Japonaise Kinue Hitomi, médaillée à la longueur (or), au triathlon (argent), au lancer de javelot et sur 60 m (bronze), ou encore la Polonaise Stanisława Walasiewicz, vainqueur des 60, 100 et 200 m et troisième du relais 4×100 m, s’illustrent ainsi plus particulièrement.
Organisés dans le difficile contexte économique du début de la Grande Dépression, ces 3e Jeux mondiaux féminins s’achèvent dans le rouge. Et ce malgré des subventions revues à la hausse par le ministère tchécoslovaque de la Santé et de l’Education sportive et la ville de Prague. En dépit du patronage du président Tomáš Garrigue Masaryk, les demandes des organisateurs, qui souhaitaient que le Château de Prague soit illuminé et qu’une garden-party soit organisée pour les athlètes, restent sans suite.
Engouement populaire et médiatique
La manifestation n’en reste pas moins un grand événement qui fait accourir les foules sur l’esplanade de Letná. La cérémonie d’ouverture et les épreuves sportives sont un succès populaire : 50 000 à 60 000 spectateurs assistent aux trois journées de compétition [mais en aucun cas 600 000, comme une erreur de frappe fait croire dans le docu-BD sur Alice Milliat].
Les journalistes de l’époque s’intéressent eux aussi très largement à ces Jeux, mais pas uniquement pour les raisons que l’on pourrait croire, comme le confirme Jitka Schůtová :
« La présence de la délégation japonaise a eu un grand écho dans la presse tchécoslovaque. Les Jeux se sont tenus du 6 au 8 septembre, mais la délégation japonaise était arrivée à Prague dès le 11 août, à l’issue d’un voyage en train de deux semaines à travers l’Asie et la Russie. Comme on peut le lire dans les journaux de l’époque, les Japonaises sont arrivées à Prague dans la matinée et, dès l’après-midi, ‘elles sont allées se revigorer à l’entraînement’ à Letná. Cela a attiré les foules et les journalistes ! Au moins 50 000 personnes ont assisté aux trois journées d’épreuves, un chiffre qui, pour l’époque, témoigne d’un intérêt et d’un retentissement incroyables. »
« Tous étaient très curieux de voir Kinue Hitomi, une fantastique Japonaise qui, lors des Jeux précédents à Göteborg, avait déjà reçu la médaille de la meilleure sportive. A Prague, elle a remporté une médaille d’or et trois autres d’argent et de bronze. Malheureusement, elle est décédée d’une pneumonie moins d’un an après ces Jeux. Elle était journaliste sportive de profession et n’avait alors que 24 ans. J’ai lu dans la presse de l’époque qu’elle était alors la femme la plus célèbre du Japon. A Prague, aujourd’hui, on peut voir une plaque commémorative à son nom au cimetière d’Olšany. »
Même si les performances des sportives tchécoslovaques n’y sont pas brillantes, le fait que ces Jeux mondiaux féminins se soient tenus à Prague aurait joué un rôle dans le développement du sport féminin en Tchécoslovaquie. Ainsi, quelques semaines à peine après leur clôture, le Premier club sportif féminin de Prague est fondé et le nombre de ses membres croît rapidement.
Petit détail qui mérite également d’être noté, si la Radio tchécoslovaque n’a apparemment pas couvert ces Jeux – se contentant de les mentionner dans l’hebdomadaire qu’elle publiait –, les archives que vous pouvez entendre dans ce reportage (enregistrées lors d’événements sportifs à Prague en 1938) témoignent néanmoins d’un certain intérêt pour le sport féminin. Jitka Schůtová tempère toutefois l’impact de l’événement de 1930 sur la société tchécoslovaque :
« Il a été écrit que cela avait eu un grand retentissement, que des clubs de sport féminin ont vu le jour. Néanmoins, en toile de fond, la société et les spécialistes remettaient toujours en question les bienfaits de la pratique de l’athlétisme sur la santé des femmes, tant d’un point de vue physique que psychologique. Certains parents refusaient que leurs filles fassent du sport, notamment après ce qui a été appelé ‘l’affaire Zdena Koubková’, cette sportive tchécoslovaque intersexe qui a cumulé les succès avant de subir une opération pour devenir un homme. Tous ses records ont alors été effacés et les journaux en ont beaucoup parlé. Cette grande affaire a certainement influencé l’opinion de certains parents, de certaines filles aussi. Il faut donc relativiser : l’intérêt pour le sport féminin n’était pas si énorme que cela. »
La problématique du corps des femmes
Pour sa part, Laurent Lessous fait le parallèle avec la vision du corps des femmes aujourd’hui :
« Le principal problème du sport féminin, c’est le corps de la femme. On restreignait son activité physique à la préparation à la maternité, mais pas pour le sport en tant que tel. Dans les années 1920, il y a donc tout un tas de problèmes liés au genre et à la façon de s’habiller ; des problèmes qui perdurent d’ailleurs toujours aujourd’hui comme le montre, par exemple, le récent débat sur le port [désormais autorisé] du short [au lieu du bikini longtemps obligatoire] chez les joueuses de beach handball. »
Comme quoi la cause pour laquelle se battait Alice Milliat implique une lutte de longue haleine… Néanmoins, la reconnaissance relativement récente de son engagement et de son œuvre est déjà un bon pas. Laurent Lessous :
« Alice Milliat est d’autant plus phénoménale qu’après avoir tant œuvré pour le sport féminin, elle est complètement tombée dans l’oubli. Elle est morte en 1957 et sa tombe ne porte pas son nom. On l’a redécouverte dans les années 1990 lors de recherches sur le sport féminin. Depuis un an, elle a sa statue au Comité national olympique et sportif français, à Paris, et une esplanade parisienne porte son nom. Plusieurs gymnases portent déjà son nom [ainsi que la Maison des sports de Nantes, sa ville natale, ndlr], mais seulement depuis quelques années. Pourtant, son œuvre est phénoménale : dans les années 1920-1930, elle s’est battue pour le sport féminin contre un monde entièrement masculin. »
Par ailleurs, une fondation française portant son nom (https://www.fondationalicemilliat.com/) continue à développer le sport féminin, citant Alice Milliat elle-même :
« Le sport féminin a sa place dans la vie sociale au même titre que le sport masculin. »