Dans l’entre-deux-guerres, l’athlète tchèque qui a changé de genre
En 1934, l’athlète tchécoslovaque Zdena Koubková remporte deux médailles aux Jeux mondiaux féminins et se distingue également en battant le record du monde du 800 mètres. Deux ans plus tard, à l’âge de 22 ans, elle réalise une chirurgie de réassignation sexuelle et devient Zdeněk Koubek. Pourtant, son histoire a longtemps été ignorée, voire effacée des annales sportives.
Née le 8 décembre 1913, à Paskov, non loin de la frontière polonaise, dans une famille modeste de confession catholique, Zdena Koubková grandit à Brno, la métropole principale de la Moravie. C’est là qu’elle rejoint Orel, une organisation de gymnastique pour la jeunesse catholique, concurrente directe du célèbre Sokol, plus nationaliste et plus anticatholique. Fan de patin à glace, c’est pourtant vers la course qu’elle s’oriente finalement.
Ses compétences hors du commun dans la discipline l’amènent jusqu’à Prague : Zdena Koubková devient la meilleure coureuse tchécoslovaque des années 1930 et se classe très vite parmi les meilleures sportives mondiales à l’époque. Malgré ces succès, elle disparaît des radars jusqu’à ce que le journaliste sportif Pavel Kovář, découvre son nom par hasard et décide de faire des recherches :
« C’était un hasard total. En 2000, les JO de Sydney approchaient et je préparais un article sur l’histoire de la compétition. Je feuilletais des livres de records et soudain, je suis tombé sur son nom. J’ai découvert que cette femme avait battu deux records en 1934 avant de disparaître de la circulation. Elle a changé de genre, et elle a disparu de la scène sportive. J’ai fait des recherches dans des journaux, des livres, des archives de l’époque. C’était comme une enquête policière. Je n’ai pu retrouver que quelques personnes qui l’ont connue (en tant que femme) dans les années 1930. »
En 1934, Zdena Koubková rafle cinq titres au niveau national sur le 100, le 200 et le 800 mètres, mais également en saut en hauteur et en saut en longueur. Cette même année, en juin, elle bat le record du monde du 800 mètres en 2 min 16 s 4. A noter que l’actuelle détentrice de ce record est également une Tchèque depuis 1983 : Jarmila Kratochvílová avec 1 min 53 s 28.
Zdena Koubková casse une seconde fois la baraque en établissant un record en relais medley (2x100 mètres, 200 mètres et 800 mètres), à 3 min 14 s 4. En août, aux Jeux mondiaux féminins, elle bat son propre record en 800 mètres (2 min 12 s 4) et termine troisième en saut en longueur, établissant un record national à 5,70 mètres.
Ces performances, elle les réalise deux ans seulement après avoir quitté Brno où elle n’était pas très heureuse : remarquée par le Vysokoškolský Sport de Prague, le meilleur club d’athlétisme en Tchécoslovaquie, elle monte à la capitale en 1932 où elle logée et employée :
« Elle a suscité l’enthousiasme de ce club pragois en battant la recordwoman du monde à l’époque. Les membres du club de Brno étaient jalouses de Zdena et ce n’était pas facile pour elle. Donc elle était ravie d’aller à Prague. Tout était nouveau pour elle, elle savait que là, elle avait une chance de progresser. En outre, elle y a été employée comme entraîneur, alors même qu’elle n’avait pas de formation en la matière. A l’époque le sport féminin se développait, elle-même était un exemple et une inspiration pour d’autres jeunes filles. Elle a donc accepté ce rôle d’instructeur qu’elle a exercé avec succès. »
Mais tout au long de cette carrière fulgurante, Zdena sent qu’elle est différente de ses partenaires féminines sur la piste, comme le raconte Pavel Kovář :
« En ce qui concerne sa situation personnelle, ça a été un long cheminement. Elle éprouvait un profond sentiment d’injustice : elle voyait bien que les filles autour d’elles ressemblaient à des filles, qu’elles étaient minces, avec une musculature très différente de la sienne. Elle-même ne savait pas vraiment comment se comporter en tant que fille, elle avait honte d’aller dans les douches des filles. Cela a suscité évidemment beaucoup de questionnements. Ses concurrentes aussi voyaient bien que son corps était différent. Il y avait aussi pas mal de ragots autour de sa personne, ce qui la rendait malheureuse. En plus, elle n’avait aucune relation amoureuse, elle aurait aimé, sauf qu’elle savait qu’elle ne voulait pas être avec un garçon, mais avec une fille. Bref, elle était complètement perdue. »
Après ses succès aux Jeux féminins mondiaux de Londres, Zdena Koubková devient une célébrité. Elle fait même l’objet d’un roman, très stylisé et très éloigné de la réalité, par Lída Merlinová, qui cherche avant tout à promouvoir l’émancipation des jeunes filles en en faisant une héroïne modèle.
Lída Merlinová savait probablement que l’athlète avait quelque chose de spécial, car certaines allusions à sa masculinité apparaissent dans le récit. En tout état de cause, l’ouvrage suscite la fureur des sportifs du club pragois où Zdena Koubková s’entraîne et travaille, estimant que ce récit, en partie à l’eau de rose, ridiculise leur discipline et l’institution. Les athlètes prennent position contre elle et Zdena est finalement renvoyée du club.
Ce tournant dans sa carrière l’est aussi dans sa vie personnelle. Zdena Koubková peut alors faire face à ce qui, depuis des années, ne cesse de la travailler intérieurement.
« Elle était à moitié homme, à moitié femme. Quand elle est née en 1913, la sage-femme a annoncé aux parents qu’ils avaient une fille. Ils l’ont donc élevée et habillée comme une fille. Ce n’est que quand elle est arrivée à l’adolescence et qu’elle s’est lancée dans le sport qu’elle a commencé à réaliser que ses traits masculins s’accentuaient soudainement. Elle n’était pas particulièrement intéressée par la mode, elle n’avait pas d’amies filles mais par contre elle aimait jouer au foot avec les garçons. Elle a commencé à se questionner : qui suis-je réellement ? Que faire avec cette identité ? »
Zdena Koubková était en réalité une personne intersexe, ce qu’on appelait autrefois hermaphrodite. C’est en cherchant des réponses auprès de médecins qu’elle peut enfin mettre un nom sur sa différence et, avec une certaine dose de courage pour l’époque, annonce dans la presse qu’elle va changer de sexe :
« C’était une époque très prude et ce type de sujets était tabou. On n’en parlait pas. Désespérée, Zdena est allée consulter des médecins, elle leur a parlé de ses problèmes. Des examens médicaux ont montré qu’elle était en réalité pourvue d’organes génitaux féminins et masculins. Elle a entamé un traitement hormonal et s’est fait opérer. Ça s’est retrouvé dans la presse people notamment. Mais elle a fait front avec beaucoup de courage et d’honnêteté. Elle est allée voir un journaliste d’un journal sérieux, České slovo, et lui a accordé une interview. Ça a été un grand soulagement. »
Zdena devient donc Zdeněk Koubek après son opération en 1936. Mais au soulagement personnel succède toutefois l’incertitude de sa nouvelle existence : cette vie en tant qu’homme, elle l’entame à partir de zéro. Même ses records, nationaux et mondiaux, sont effacés et Zdena/Zdeněk disparaît des annales du sport, se retrouvant sans diplôme et sans moyens de subsistance. Dans le monde du sport, nombreux sont ceux qui scandalisés par la nouvelle, certaines associations internationales d’athlétisme s’offusquent de ce que la Tchécoslovaquie envoie en compétition « des hommes déguisés en femmes ». En très peu de temps, Zdeněk Koubek passe du statut de célébrité à celui de paria.
Il saute sur l’occasion lorsqu’on l’invite à une série de conférences aux Etats-Unis pour raconter son histoire, mais cet emploi s’avère être plus de l’ordre de l’exhibition d’une bête curieuse qu’un sincère intérêt pour sa personne et son parcours.
Lorsque Zdeněk Koubek rentre d’Amérique de manière définitive, il trouve un emploi chez Škoda, et se marie en 1940. Resté proche de sa famille catholique très pieuse, tout comme lui, il a plus tard été membre de l’équipe de rugby de son frère à Říčany. Selon son biographe Pavel Kovář, Zdeněk Koubek a ainsi continué à aimer et à pratiquer le sport pour son plaisir, était connu de ses proches comme une personne généreuse en bonnes blagues et a vécu une vie ordinaire et sans fracas à Prague jusqu’à sa mort en 1986.