En 1991 naissait une institution nommée CEFRES

Photo: CEFRES

Cette année le CEFRES, Centre français de recherche en sciences sociales, fêtera son trentième anniversaire. Cette institution qui a vu défiler beaucoup des meilleurs spécialistes de l’Europe centrale a été fondée au lendemain de la révolution de Velours. Nous sommes partis à la rencontre de plusieurs témoins et acteurs de la création de ce centre dans lequel trente ans plus tard des chercheurs travaillent encore pour faire progresser les connaissances dans plusieurs disciplines des sciences sociales et humaines.

Depuis 1991, Prague accueille l’un des vingt-sept Instituts français de recherche à l’étranger (UMIFRE). C’est désormais sur trente années que s’étalent l’histoire et la mémoire de ce centre un peu particulier, où les chercheurs français coopèrent avec leur homologues centre-européens de manière quotidienne. Trente belles années de recherches, d’échanges intellectuels… Comme le raconte l’historien Antoine Marès, le CEFRES est en quelque sorte le fruit de la révolution de Velours et de la libération des échanges entre Est et Ouest :

Antoine Marès,  photo : Ondřej Tomšů

« Le CEFRES tient ses origines dans ce bouleversement de l’année 1989 et du début de l’année 1990. Je pense que c’est aussi lié à l’impact qu’a eu la figure de Václav Havel en France. Il est devenu quasiment iconique avant même de devenir président de la Tchécoslovaquie. En plus de ce cadre historique, je pense qu’il faut ajouter un troisième point, de plus longue durée mais qui m’a beaucoup frappé chez mes interlocuteurs : le rapport français à la Tchécoslovaquie. Il était marqué par ce que j’appellerai le ‘complexe de Munich’, c’est-à-dire le sentiment que la France avait quelque chose à réparer. »

Antoine Marès se souvient des premières réflexions qui ont conduit à la fondation du CEFRES. Après la révolution de Velours, il s’est retrouvé chargé d’une mission pour le Secrétariat d’État français en charge des affaires européennes :

« Plusieurs personnes ont été chargées d’une mission. Avant tout, il y a eu Pierre Grémion et Jacques Rupnik, qui ont été envoyés par le ministère des Affaires étrangères, et puis moi-même qui ai été envoyé par le Secrétariat d’État aux affaires européennes. Si ma mission était légèrement postérieure à la leur, nous sommes arrivés aux mêmes conclusions : il fallait absolument mettre en place une structure pour répondre aux attentes et pour éviter le désordre qui présidait à ce rétablissement des relations. Le CEFRES allait dans cette logique, et son origine concrète se trouve dans une réunion qui s’est tenue en 1990 à laquelle assistaient Jacques Rupnik, Pierre Grémion, Marie-Elizabeth Ducreux et moi-même. C’est là qu’a été concoctée la naissance du CEFRES. »

Marie-Elizabeth Ducreux était présente, et se souvient, elle aussi, de cette réunion :

Marie-Elisabeth Ducreux,  photo: Ministère de l'Éducation nationale

« Nous avons entendu Pierre Grémion exposer les choses. Je me souviens que la dernière phrase a été ‘Bon maintenant il faut qu’au ministère ils aient un bon projet, et il faut trouver quelqu’un pour le constituer et diriger ensuite le centre’. Il y a eu un tour de table, pour savoir qui cela pouvait être. Moi je m’attendais à ce que chacun d’entre eux se porte candidat, mais aucun ne l’a fait ! Donc j’ai dit que si personne n’était candidat, je sentais que je pouvais le faire. »

Aux origines du CEFRES, il y a donc une volonté intellectuelle, celle de profiter du retour de la démocratie pour rattraper le retard avec les penseurs de l’autre bloc. Mais cette quête de savoir s’accompagnait bien évidemment d’objectifs plus politiques et stratégiques. Le CEFRES était comme au carrefour des intérêts diplomatiques. Stanislas Pierret a été Conseiller de coopération et d'action culturelle à l’ambassade de France à Prague dans les années 90 :

« Il fallait renouer avec les intellectuels tchèques qui n’étaient pas spécialement francophones, mais qui étaient au pouvoir. C’étaient de nouveaux réseaux à établir au plus haut niveau avec ces intellectuels qui tenaient le pays. On s’est vite aperçu que la dissidence qui avait les postes clés au départ a perdu de l’influence au fur et à mesure, avec par exemple l’arrivée de Václav Klaus. En ce temps, il fallait aussi reconstruire la relation économique, il y avait de grands enjeux… C’est à cette époque que Renault voulait racheter Škoda par exemple. »

Aujourd’hui encore, la diplomatie française finance plus de la moitié du budget du centre. Selon Stanislas Pierret, malgré les liens étroits, les chercheurs conservaient leur indépendance scientifique :

Stanislas Pierret,  photo: Institut français de Pologne

« L’ambassade via le conseiller culturel soutient bien évidemment le CEFRES, d’autant qu’une subvention est accordée chaque année. Il y a en revanche une indépendance réelle du CEFRES vis-à-vis de l’ambassade. Le temps intellectuel n’est pas celui de la diplomatie. Le directeur du CEFRES est donc dans une relation un peu compliquée avec le personnel diplomatique parce que d’un côté il touche des subventions, mais de l’autre côté il dirige des chercheurs qui travaillent librement sur leurs thèmes respectifs. »

Une version que confirme Antoine Marès, qui a dirigé le CEFRES de 1998 à 2001 :

« Le pari, c’était que cette indépendance scientifique serve autant voire mieux la cause de la production intellectuelle française que des outils strictement diplomatiques. Bien évidemment il y a toujours dans ces cas-là une petite tension, le CEFRES faisant partie du grand bateau piloté par les ambassadeurs successifs. Certains ont été très conscients de la nécessité de laisser au CEFRES sa totale indépendance, d’autre un peu moins et il en était de même pour les conseillers culturels. Cela pouvait provoquer quelques tensions normales. »

Mais que signifiait alors être chercheur français, dans un centre installé dans une Tchécoslovaquie où tout était alors à construire ? L’historienne Marie-Elizabeth Ducreux en a été la première directrice. Elle raconte :

Le cloître Emmaüs,  photo: Barbora Němcová

« Entre 1990 et 1991, j’ai été chargée d’une mission de préfiguration par le ministère des Affaires étrangères. Et donc j’ai fait un certain nombre de voyages dans les villes universitaires qui n’étaient pas très nombreuses à l’époque : Prague, Olomouc, Brno et Bratislava. J’ai aussi été à l’Académie des Sciences pour rencontrer les partenaires que nous aurions et leur demander comment eux voyaient les choses. A l’issue de cette mission j’ai fait un rapport que j’ai remis aux Affaires étrangères. Ensuite il a fallu monter un budget, tout organiser, en liaison avec le conseiller culturel de l’ambassade de France à Prague, pour pouvoir ouvrir à l’automne 1991. »

« Début octobre 1991, nous avions les premiers locaux, au cloître Emmaüs, grâce à l’Institut d’histoire de l’Académie des Sciences. J’arrive à Prague, et il faut recruter une équipe. Je n’avais avec moi à l’époque que le côté français de l’équipe : un jeune économiste, volontaire du service national aux armées, qui a été très précieux, et deux doctorants boursiers. Mais je n’avais pas d’équipe administrative, et aucun meuble n’était arrivé ! Il n’y avait pas non plus la bibliothèque et aucun des livres que j’avais commandés un par un n’étaient arrivés. Il faut alors s’habituer, il faut organiser tout ça, se rendre compte qu’il n’y pas encore de ligne de téléphone … Mais on a été vraiment été très rapide puisqu’on a inauguré le CEFRES en janvier 1992. »

Signe de ces évolutions, le CEFRES a d’abord été hébergé durant près de vingt ans dans les murs du cloître Emmaüs, à Prague. Il a déménagé en 2010 dans les locaux de l’Institut français, rue Štěpánská, avant de s’installer fin 2015 dans son siège actuel, rue Na Florenci dans un bâtiment partagé avec l’Académie des Sciences de l’Université Charles de Prague. Une solution qui rapproche les universitaires tchèques des résidents du CEFRES, mais qui permet aussi de réduire les frais.

Photo: CEFRES

Autre point subtil d’organisation et de coordination : la langue était une question  centrale à l’époque. Relativement peu de Tchèques étaient alors francophones ni même anglophones. Une difficulté supplémentaire donc pour Marie-Élizabeth Ducreux :

« Nous avions dès le départ prévu des crédits importants à allouer à la traduction simultanée. Mais évidemment, c’était pour les colloques ou les grandes occasions. Pour les séminaires que nous faisions beaucoup plus souvent, c’était moi qui traduisais. »

Photo: CEFRES

Depuis trente ans désormais, les chercheurs, les doctorants et les directeurs se succèdent. Dernier remous majeur en date : le début des années 2010. Subissant la dynamique plus générale de la recherche en France, le CEFRES a alors failli être victimes de coupes budgétaires fatales. Au prix d’un déménagement et de sacrifices, mais aussi grâce à la mobilisation du conseil scientifique de l’institut, le centre a été sauvegardé, pour le plus grand bonheur de celles et ceux qui l’ont vu naître.