En République tchèque, la guerre des fake news pro-russes culmine
Alors que le conflit entre l’Ukraine et la Russie s'intensifie, les fake news se multiplient sur la toile. Bob Kartous, membre des « Elfes tchèques », une association qui a pour objectif de traquer la propagande et les fake news russes et pro-russes, affirme que les campagnes de désinformation sur le conflit entre la Russie et l’Ukraine ont rapidement évincé le principal thème abordé par les trolls ces deux dernières années - la pandémie de Covid-19. Au micro de Radio Prague Int., il nous explique comment les infox circulent et ce qui peut être fait pour les contrer.
« Ce que nous pouvons constater, c'est un glissement des sujets de la désinformation de la pandémie vers la crise ukrainienne. C’est très manifeste et c’était prévisible, car à chaque fois que la Russie intensifie ses ambitions et ses intérêts quelque part, les fake news ont massivement soutenu et défendu les intérêts et la position russe. »
Qui sont les personnes qui diffusent les fake news - sont-elles ici ou à l'étranger ? Quels canaux utilisent-elles – les réseaux sociaux, les mails ?
« Nous ne pouvons pas identifier qui est exactement derrière tout cela, mais ce que nous pouvons identifier, ce sont les canaux qu'ils utilisent, à savoir les mails en chaîne, les réseaux sociaux - principalement Facebook en République tchèque - et des dizaines de sites de désinformation spécialisés dans la diffusion de fake news. Le système fonctionne de la manière suivante : vous avez des pages qui contiennent des fake news qui sont ensuite reprises et diffusées par des personnes qui ne font que copier-coller ces infox sur les réseaux sociaux ou qui les envoient sur les boîtes de messagerie. Les boîtes de messagerie sont extrêmement utilisées pour la diffusion des fake news et le sont beaucoup plus en République tchèque que dans les autres pays. Je ne connais aucun autre pays où les e-mails sont utilisés aussi massivement pour diffuser la désinformation. »
Les gens contribuent donc eux-mêmes à la diffusion de la désinformation?
« Ce que nous constatons, c'est qu'il y a un petit groupe de personnes - des centaines ou plusieurs milliers - qui produisent et diffusent professionnellement la désinformation. Et il y a des dizaines ou des centaines de milliers de personnes qui propagent cette désinformation. Ces personnes ne sont pas des trolls ; je les appellerais peut-être des "idiots utiles" qui diffusent la désinformation dans leur entourage. »
Qui sont les personnes ciblées par les trolls ? À qui sont envoyés les courriers en chaîne ?
« Ce sont surtout les personnes âgées qui reçoivent ces courriels, car pour elles, les courriels sont souvent leur seul moyen de communiquer dans l'espace numérique. Et le contenu de ces e-mails est également conçu pour attirer les personnes âgées. Et il ne s'agit pas seulement de l'invasion russe en Ukraine, mais aussi de la situation politique locale en République tchèque. À l'approche des dernières élections, c'était très évident, et le contenu de ces mails était conçu pour attirer les personnes âgées et les inciter à voter pour un certain parti - notamment les partis populistes. »
Les partis politiques se distancient-ils des fake news ou certains d'entre eux les utilisent-ils ?
« Certains essaient de se distancer de la désinformation qui apparaît sur le web mais d'autres, notamment les partis populistes comme le parti Liberté et démocratie directe de Tomio Okamura (Svoboda a přímá demokracie, SPD), utilisent la désinformation dans leur marketing politique. Ils ne sont pas les seuls. L'ancien parti au pouvoir - ANO d'Andrej Babiš - a exploité le thème de la migration de cette manière. »
Si nous parlons spécifiquement de la crise ukrainienne, quel genre d'informations sont-elles diffusées sur l'Ukraine et la Russie ?
« C'est simple. La scène de la désinformation copie la propagande du Kremlin. Ce que nous voyons dans les médias d'État russes et les médias qui soutiennent le régime de Poutine, c'est ce que vous voyez sur les sites de désinformation en République tchèque. »
La campagne de désinformation pro-russe est-elle plus forte dans les anciens États du bloc de l'Est qu'en Europe occidentale, par exemple ?
« Oui, je pense que oui. Je pense que dans certains des pays d'Europe centrale et orientale, cette influence est plus forte qu'en Europe occidentale. Et cela ne concerne pas seulement la propagande pro-russe. C'est la même chose en ce qui concerne la pandémie du Covid-19. Ces deux dernières années, nous avons assisté en République tchèque à une mobilisation massive contre les mesures gouvernementales destinées à lutter contre l’épidémie, qui a été soutenue par environ 30 à 40 % de la population. Si nous comparons cette situation à celle du Danemark ou du Portugal, le tableau est très différent, d'abord parce que ces pays ne sont pas exposés dans une telle mesure à la désinformation, et ensuite parce que les citoyens de ces États sont beaucoup plus critiques envers la désinformation. »
Vous dites que la société tchèque est plus vulnérable aux campagnes de désinformation. Voyez-vous un changement d'attitude confirmant cela ?
« Oui, ce que nous pouvons voir, c'est une synchronisation de la désinformation et du programme politique populiste et nous pouvons voir que concernant certains sujets, comme la migration ou le pacte vert pour l’Europe (Green Deal), il y a un changement d'opinion perceptible dans une partie importante de la société tchèque. Pendant la crise migratoire, la migration était l'un des principaux enjeux de la campagne électorale et l'influence des sites de désinformation était visible. »
Quel est le discours dominant sur la crise russo-ukrainienne dans les fake news ?
« Le discours dominant sur la crise russo-ukrainienne est que la Russie est une victime de l'agression occidentale, que la Russie a le droit de se défendre ; qu'envahir l'Ukraine est en fait un acte d'autodéfense, que l'Ukraine est une marionnette aux mains de l'Occident, en particulier des États-Unis, que les Ukrainiens sont des fascistes, que les Ukrainiens sont des terroristes et que l'Ukraine est un pays corrompu qui n'a pas le droit d'être un pays souverain et un acteur souverain dans l'espace européen. »
Les fake news pro-russe sont très prégnantes. Y a-t-il quelque chose de similaire en termes de fake news pro-chinois ?
« Non, pas jusqu'à présent. Je pense que la Chine utilise des tactiques et des stratégies légèrement différentes de la Russie. Mais il est vrai que pendant la pandémie de Covid-19, nous avons vu certaines tentatives de la Chine d’utiliser des récits de désinformation concernant l’origine du virus. Mais nous ne pouvons pas dire que la Chine soit aussi active que la Russie dans ce domaine. »
Quels ont été les principaux sujets des campagnes de désinformation au cours de l’année 2021 ? Le covid ? Les migrations ?
« Oui, le Covid, les migrations et certaines questions de politique intérieure à l'approche des élections. Ce que nous voyons venir dans un avenir proche, c'est le glissement de certains groupes de protestation contre le Covid-19 vers d'autres thèmes, car avec le recul de la pandémie, ils vont essayer de trouver de nouveaux sujets pour leur public et ils vont très probablement reporter leur attention sur la prochaine présidence tchèque de l'Union Européenne. »
Les écoles devraient-elles consacrer plus de temps à l'éducation aux médias ?
« Oui, c'est l'une des mesures qui auraient un impact sur le long terme, mais pour trouver une solution imminente, nous devons prendre d'autres mesures, comme par exemple conclure un accord avec les propriétaires de plateformes comme Facebook ou Google pour les sensibiliser à la responsabilité sociale et chercher à mieux identifier les profils qui produisent de la désinformation sur les réseaux sociaux et sur internet pour pouvoir déterminer qui produit la désinformation. »
Est-ce que cela se fait ? Des mesures sont-elles prises dans ce sens ?
« Oui, nous voyons que l'UE s'efforce de conclure certains accords avec ces plateformes, mais nous voyons aussi à quel point il est difficile de réaliser ce type d’accord, parce que les informations distribuées par algorithme engendrent des revenus plus élevés. »
Vous parlez de l'UE, mais qu'en est-il de la responsabilité du gouvernement tchèque ? Ne devrait-il pas faire davantage pour s'attaquer au problème et remédier à la désinformation ?
« Bonne question. Lorsqu'il s'agit de négocier avec les propriétaires de plateformes, il vaut mieux s'appuyer sur l'UE qui est un acteur plus fort, mais nous pouvons faire beaucoup plus par nous-mêmes, à commencer par la création d'un centre de communication stratégique - que certains autres pays ont déjà, par exemple la Finlande, le Royaume-Uni ou même la Slovaquie - et aussi exercer plus de pression lorsqu'il s'agit de faire appliquer la loi dans le cas de discours de haine et d'autres infractions fréquentes dans l'espace numérique. »