Voyage au pays des samizdats

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Pour Alice Guéricolas-Gagné, l’Europe centrale est irriguée par un long fleuve souterrain qui transporte les histoires des gens et la mémoire des villes. Alice nous a donc tout naturellement donné rendez-vous devant le Théâtre national, « là où Národní croise la rue qui longe le fleuve ». L’artiste originaire de la ville de Québec est de passage à Prague, le temps de son exposition « Bon voyage en Bohême, et n’oublie pas d’écrire ! » dans le quartier de Letná, non loin du parc Stromovka.

Alice Guéricolas-Gagné a voulu s’intéresser à l’héritage des samizdats en Europe centrale, alors qu’elle terminait sa thèse de maîtrise:

Alice Guéricolas-Gagné | Photo: YouTube

« J’ai fini mon mémoire de maîtrise en décembre 2021 et après j’ai décidé de continuer sur le sujet, parce que je trouvais le sujet des samizdats tellement intéressant, tellement passionnant que je me suis dit, ‘il faut absolument que je continue', mais étant donné que j’avais terminé l’aspect académique, j’ai choisi de continuer dans l’aspect artistique, parce qu’au départ je suis plutôt artiste. »

L’emplacement choisi afin d’exposer ses trésors n’est pas une galerie d’art ordinaire.

« C’est un lieu qui est finalement un peu non officiel, la culture des samizdats de l’époque se passait beaucoup de cette manière-là, dans des lieux privés. »

L’exposition est à l’image de son voyage, des photos d’archives et des photocopies des samizdats ornent les murs de briques, reliés par un long fil rouge. Le sol est couvert de petites pierres. « Quand on marche on entend tout de suite le son un peu comme si on était au bord de la mer », dit Alice, qui a tout de suite pensé à l’immense fleuve souterrain qu’elle imagine relier les différentes villes de l’Europe centrale.

L’espace appartient à un ami, Jo Blin, et n’entre pas qui le souhaite dans les lieux. « Elle n’aurait pas choisi n’importe quoi, il fallait quelque chose qui cadre avec ce lieu très particulier. »

Depuis novembre 2022, la quête d’Alice l’a menée à travers l’Europe centrale, entre Prague, Budapest et jusqu’à la Lettonie pour rencontrer des personnes impliquées dans la production de samizdats et fouiller les archives à la recherche de ces trésors laissés par le temps.

« Les samizdats seraient apparus, dit-on, dans la Russie des années 1950 pour contourner les contraintes censoriales qui pesaient à l’époque, sur la littérature, tout comme l’histoire des sciences, le journalisme, et différents domaines du savoir et de l’expression. Brièvement, le principe du samizdat, c’est l’auto-édition, donc c’est le fait d’éditer quelque chose chez soi, c’est comme la maison d’édition pour soi-même, c’est à peu près le sens du mot. »

How important is keeping the spirit of samizdat alive? (OBJECT:VAULT : Alice Guéricolas-Gagné)

Les samizdats se sont par la suite répandus dans les pays du bloc soviétique jusqu’au début des années 90 et ont atteint les pays visités par Alice, plusieurs décennies plus tard. Son périple dans le passé a été parsemé de belles rencontres.

« L’objet ne me suffit pas, il faut l’objet et les gens autour, pour m’en parler, pour m’expliquer, et au fond c’est quelque chose de très social que je suis en train de faire, parce que j’essaie de faire remonter ce qui reste de la mémoire, donc, oui ce sont les samizdats, mais aussi les samizdats à l’époque actuelle, et avec les gens qui sont encore vivants. »

Si Alice s’intéresse autant à la censure, c’est qu’elle est fascinée par ce qui doit circuler, les récits qui sont créés par ceux qui vivent à différentes époques. Et la censure vient transformer cet imaginaire: « La censure, quand on s’intéresse aux théories contemporaines sur la censure, on peut apprendre qu’elle n’est pas seulement restrictive, elle est aussi productive. C’est-à-dire qu’elle ne fait pas que restreindre la parole, elle engendre la création aussi d'un certain type de discours, et un certain type d’œuvre d’art, etc. »

Et cette attirance pour ce type particulier de production est profonde chez Alice.

« D’abord il y l’aspect matériel du samizdat, qui m’a tout de suite interpellé parce que ça m’a pris beaucoup de temps à le mettre en mots et je le dis vraiment avec d’importants guillemets, parce qu’il y a beaucoup de nuances à faire, mais ça m’a rappelé en fait moi-même quand je fabriquais mes propres fanzines. C’est-à-dire que malgré le fait que les contextes sociaux historiques soient très différents, entre celui de Bohumil Hrabal par exemple et le mien dans les années 2010, il y quand même un aspect ‘do it yourself’, de bricolage, de faire circuler la parole à tout prix, et je me suis reconnue là-dedans. Et après l’aspect censure, il y a plusieurs niveaux à la censure, en Tchécoslovaquie dans les années 1970 il y avait une censure étatique très forte qui était exercée. C’est fascinant de voir à quel point les gens se sont quand même dans un sens ‘adaptés’ à ces réalités-là, parce que les gens ont continué à produire des œuvres d’art, des pièces de théâtre, des textes, mais seulement pour les gens de la contre-culture, donc ces gens-là ont créé toute une culture parallèle qui est absolument fascinante. »

François Blais | Photo: More veggies,  Wikimedia Commons,  CC BY-SA 4.0 DEED

Le sujet des samizdats est une riche source d’inspiration chez Alice, comme le prouve son exposition, et elle cherche par la suite à poursuivre son périple à travers l’écriture d’un roman : « J’en suis au début, et mon but c’est vraiment de réussir à m’inspirer de l’état d’esprit des Samizdats et des gens de l’underground, des années 1970 et 1980, de peut-être intégrer quelques éléments historiques. »

Pour le moment, Alice se concentre sur son exposition, dont le titre est un clin d’œil en hommage à son mentor en littérature, François Blais, décédé en mai dernier. « C’est une citation tirée de notre correspondance, quand j’étais venue ici la première fois, en 2019, j’étais venue pour un projet de marionnettes, et il m’avait écrit bon voyage en Bohême, et n’oublie pas d’écrire ! »

L’exposition se clôture le 17 mars, et Alice invite les visiteurs à venir une dernière fois jeudi 16 mars entre 17h et 19h. https://www. facebook.com/events/ 912955060015230

Auteur: Charlotte Glorieux
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