Être homosexuel dans la Tchécoslovaquie communiste
« Homosexualité communiste 1945-1989 », c’est le nom du colloque qui était organisé les 2 et 3 février à l’Université Paris-Est Créteil. L’historien et traducteur Jan Seidl, spécialiste de l’histoire des homosexuels en pays tchèques, y est intervenu. Quelques jours avant cet événement, nous l’avons rencontré à Prague au Centre de la mémoire queer, dont il assure l’accueil, pour parler avec lui de l’homosexualité dans la Tchécoslovaquie communiste, officiellement décriminalisée en 1961. Voici la deuxième partie de cet entretien :
« Les entretiens oraux que nous avons menés dans notre centre avec des personnes d’un certain âge ayant vécu leur jeunesse par exemple dans les années 1960 sont assez variés mais il en découle que c’était parfaitement possible, surtout bien sûr quand la personne en question vivait à Prague, à Brno ou dans une plus grande ville. Si la personne en question réussissait à s’identifier comme gay ou lesbienne, à faire son coming out intérieur, alors elle trouvait ensuite des moyens de faire connaissance avec d’autres gays ou lesbiennes. Bien sûr, il pouvait difficilement publier une petite annonce dans les journaux, mais on savait que dans des endroits comme les piscines ou les bains publics, on pouvait, si on n’était pas totalement aveugle, rencontrer des personnes partageant la même orientation sexuelle.
A mon avis, le fait qu’on ne puisse pas rencontrer d’autres gays ou vivre sa vie amoureuse avec d’autres personnes n’était pas le problème crucial. C’était plutôt le fait de franchir le seuil de l’auto-identification en tant qu’homosexuel-le, chose qui était plus difficile qu’aujourd’hui, étant donné que dans les médias il y avait un silence absolu sur ce sujet, surtout pendant une certaine période. Dans les écoles, ce n’était pas non plus un sujet d’enseignement très clair, donc je pense qu’il y avait davantage de personnes par rapport à aujourd’hui qui n’étaient pas vraiment conscientes de leur identité sexuelle, et c’était ça le point le plus difficile de cette condition homosexuelle. »
Après cette auto-identification, quels étaient les lieux de sociabilité des homosexuels ? Y avait-il à Prague, ou dans les villes importantes, des bars ou des clubs connus comme étant des endroits où l’on pouvait rencontrer d’autres personnes homosexuelles ?
« Oui à Prague il y en avait pas mal. J’ai publié il y a trois ans, avec un groupe de collègues un guide historique Teplá Praha-La Prague Gay disponible en tchèque et en anglais, qui justement décrit ces endroits. Dans les années 1960 par exemple, à Prague, il y a eu des bars comme le Café Evropa place Venceslas, le restaurant Globus rue 28. října... Donc il y avait à Prague à chaque étape du régime socialiste en Tchécoslovaquie, plusieurs cafés ou bars où les gays ou lesbiennes pouvaient se rencontrer. A Brno, il y en avait aussi, à Ostrava on nous a aussi cité une adresse d’un café où cette sociabilité fleurissait, donc oui dans les grandes villes. »
Et quid de l’homophobie, parce que vous dites que la difficulté pour un homosexuel était de savoir qu’il l’était, cette auto-identification. Les personnes homosexuelles étaient-elles confrontées à des brimades ou à des insultes de la part de la population dominante ?
« Alors là franchement je n’en sais pas grand-chose. Selon ce que j’ai entendu en menant des entretiens avec nos narrateurs, cela dépendait toujours de la personne interviewée. J’ai parlé à un monsieur qui a vécu sa jeunesse dans les années 1970 et qui m’a dit qu’il n’avait jamais rencontré d’insultes ou quoi que ce soit de ce type, mais c’était surtout parce que c’était un homme assez fort mentalement, avec un caractère assez tranché, qui j’imagine dans ses relations personnelles, savait imposer un certain respect naturel. Si on était comme lui, il se peut qu’on n’ait jamais eu de problèmes. Par contre, ceux qui avaient peut-être peur de paraître homosexuels avaient plus de chances de faire face à ce genre de remarques désobligeantes. Parce que c’est assez connu, cette ‘Épistémologie du placard’, c’est-à-dire que si quelqu’un essaie de toutes ses forces de cacher qu’il est homosexuel, il est assez probable que ça se voit d’autant plus. L’expression ‘Épistémologie du placard’ vient d’ Eve Kosofsky Sedgwick. Donc selon les capacités de chacun à négocier son statut dans le monde extérieur, on pouvait ou non s’attendre à ces insultes. »
Qu’en était-il pour les lesbiennes, y avait-il des différences dans le regard que la société pouvait porter sur l’homosexualité féminine ?
« Je crains que la réponse relève d’un cliché, c’est-à-dire que pour beaucoup d’hétérosexuels, l’homosexualité féminine pouvait quand même être imaginable.
A travers le regard que le monde extérieur pouvait porter sur elles, un couple féminin pouvait davantage passer inaperçu qu’un couple d’hommes homosexuels, ou être moins identifié en tant que couple. Mais quand une personne hétérosexuelle présumément homophobe apprenait que les deux femmes qu’elle avait devant elle était en couple, alors les réactions pouvaient être aussi désagréables que dans le cas d’un couple d’hommes homosexuels. »
Les sociétés centre-européennes de ces pays communistes sont-elles comparables dans leur approche de l’homosexualité ?
« Bien sûr, c’est possible mais je ne peux rien en dire et je suis curieux de ce que je vais apprendre à Paris de la part de mes collègues. En ce qui concerne le cadre légal, il est assez intéressant de voir que la Hongrie a décriminalisé l’homosexualité la même année que la Tchécoslovaquie, en 1961. J’aimerais vraiment savoir quel mécanisme a donné ce résultat en Hongrie. La Bulgarie et l’Allemagne de l’Est ont fait la même chose dans les années 1960. Donc, ces quatre régimes dans le bloc communiste ont eu un développement similaire d’un point de vue chronologique. Il serait intéressant de comparer l’évolution au sein de ces sociétés centre-européennes. »
L’arrivée de l’épidémie du sida dans les années 1980 changent-elles les choses pour les homosexuels en Tchécoslovaquie ?
« Oui, cela change des choses. Et c’est peut-être un peu paradoxal mais cela change les choses d’une façon positive. Déjà vers la fin des années 1980, il y avait des personnes qui étaient atteintes du VIH et le régime communiste a identifié cette maladie comme une menace potentielle, non pas seulement pour les homosexuels, mais pour toute la société. Ce qui était tout à fait juste. Ce régime, en même temps, s’est rendu compte qu’un des facteurs qui pouvaient favoriser la propagation du sida en Tchécoslovaquie était justement une certaine mise à l’écart, une ghettoïsation, de la communauté homosexuelle, son invisibilité et l’impossibilité de se dire publiquement homosexuel. Ce qui les mène à des formes de sociabilité clandestines, ce qui est à l’origine de ces mariages des homosexuels où, du fait de la pression de la famille, de la société, un jeune homosexuel épouse quelqu’un et, bien qu’étant marié, il entretient des relations sexuelles avec des hommes et il peut transmettre la maladie à sa femme et inversement. De cette manière, la maladie peut se propager.
Donc, déjà vers 1987-1988, le régime semble être prêt à relever le statut social de cette communauté, de cette minorité. Et en 1989, juste avant la Révolution de velours, il y avait des négociations assez sérieuses entre certains ‘dirigeants’ homosexuels ou bien militants, qui organisaient une sociabilité homosexuelle à Prague, qui n’était déjà plus clandestine mais plutôt semi-officielle, et les structures du régime. Donc oui, cette épidémie du sida a eu un impact assez considérable sur l’évolution des choses. »
Quelles sont les représentations de l’homosexualité dans la culture, dans le cinéma, le théâtre, dans la littérature ?
« Elles ne sont pas très nombreuses. En ce qui concerne le cinéma. Pendant les quarante années du communisme, il y a eu un certain nombre de rôles ou des personnages très secondaires dans un certain nombre de films. Il y a un an, un de mes collègues a préparé une soirée consacrée justement à ces personnages de deuxième, troisième ou quatrième plan. Il a rassemblé des extraits de ces films et nous avons eu une projection ici dans notre Centre de la mémoire queer. Ce collègue faisait une brève présentation orale pour chacune de ces séquences. Parfois, la présentation était beaucoup plus longue que la séquence elle-même. Cela pouvait durer cinq secondes : quelqu’un passait à travers l’écran et il a jeté un regard vers quelqu’un d’autre. C’était ça l’homosexualité dans le cinéma tchécoslovaque.
Il y avait une représentation de l’homosexualité probablement plus importante dans la littérature. C’est le professeur Martin C. Putna, qui est le plus grand connaisseur de ce sujet. Mais, de même, soit les auteurs choisissaient différentes approches pour en quelque sorte masquer ce dont ils parlaient, et seuls les lecteurs avertis de certains signaux pouvaient décrypter le message, soit il s’agissait aussi de personnages tout à fait secondaires. Il n’y a pas eu un grand roman gay ou lesbien en Tchécoslovaquie sous le communisme, ni d’ailleurs dans l’époque actuelle. »