Vers la décriminalisation de l’homosexualité sous le communisme
« Homosexualité communiste 1945-1989 », c’est le nom d’un colloque organisé ces 2 et 3 février à l’Université Paris-Est Créteil. L’historien et traducteur Jan Seidl, spécialiste de l’histoire des homosexuels en pays tchèques, doit y intervenir. Nous l’avons rencontré à Prague au Centre de la mémoire queer, dont il assure l’accueil, pour parler avec lui de l’homosexualité dans la Tchécoslovaquie communiste. Dans la première partie de notre entretien, Jan Seidl est revenu sur les circonstances de la décriminalisation de l’homosexualité survenue en 1961, une décriminalisation dont il questionne la nature.
« Je crois qu’ils avaient une vision de la famille et aussi de l’homosexualité, mais cette dernière était plus implicite. Contrairement aux questions de la famille, l’attitude adoptée vis-à-vis de l’homosexualité ne figurait pas explicitement dans leur programme après la Seconde Guerre mondiale. Mais il s’est assez vite avéré, après leur prise de pouvoir en 1948, qu’ils n’y étaient pas si favorables, contrairement aux attentes des homosexuels. Parce que, le parti communiste des années 20, encore un petit parti d’opposition à l’assemblée nationale tchécoslovaque, avait pensé à décriminaliser l’homosexualité en Europe. Après 1948, l’opinion générale au sein de ce parti a rapidement changé, et lors de la grande réforme du droit pénal en Tchécoslovaquie entre 1948 et 1950, le caractère délictueux du comportement homosexuel a été maintenu, et cela contre les attentes des homosexuels. Lors de la prise de pouvoir, cette attitude, loin d’être formulée explicitement, a été quand même plutôt négative. »
Donc il y avait des attentes, des espoirs déçus. Ce cadre législatif, pénalisant l’homosexualité, est hérité de la Première République. Pouvez-vous nous décrire ce cadre législatif et la façon dont il était effectivement appliqué ?
« Ce cadre datait déjà de l’Empire autrichien, il a été instauré en 1852 et est resté en vigueur jusqu’en 1950. Donc ce n’était même pas encore l’Empire austro-hongrois, mais l’Empire autrichien. Le paragraphe 129 prévoyait que les comportements sexuels entre des personnes de même sexe mènerait à un emprisonnement d’un à cinq ans. Mais en réalité, la durée moyenne de cette peine était considérablement inférieure, de trois à quatre mois, grâce à certaines dispositions de la loi qui exigeaient une prise en compte des circonstances atténuantes. »Trois à quatre mois, c’est déjà beaucoup, mais c’est moins que ce qui est prévu par la loi. Est-ce que cela signifie qu’il y a une certaine tolérance malgré tout dans la société ?
« Non, cela ne dit rien sur la tolérance. Cela veut surtout dire que la défense des accusés devant les tribunaux pouvait être assez efficace, que certains avocats spécialisés sur ce paragraphe connaissaient des procédés pour obtenir une atténuation assez considérable de la peine ou bien une libération totale de l’accusé. Mais il faut rappeler que ce cadre légal a été valable uniquement en Bohème, en Moravie et en Silésie. La Slovaquie et la Ruthénie subcarpatique avaient un autre code pénal hérité de la moitié hongroise de l’ancien empire, moins sévère en ce qui concerne l’homosexualité. Par exemple, les relations sexuelles entre femmes n’étaient pas un délit en Slovaquie et en Ruthénie subcarpatique à cette époque. »
Est-ce que le fait d’être homosexuel conduisait automatiquement devant la justice ou fallait-il qu’il y ait des circonstances particulières pour que la justice s’empare d’un cas ?
« Dans les années 1950, contrairement aux années 1920, 1930 ou 1940, on n’a pas pu effectuer des statistiques démontrant le taux réel de cette persécution. Donc malheureusement je ne sais pas trop. Mais comme avant 1948, le fait d’être homosexuel n’était pas suffisant pour être condamné. Pour qu’une procédure légale ou pénale soit engagée, il fallait être dénoncé par une personne ou une autorité publique, comme la police. Dans les années 1950, la défense des accusés était aussi garantie, et le système communiste positiviste, qui croyait dans les vertus de la science, a donné la parole aux médecins, donc les expertises médicales jouaient aussi un grand rôle lors des procédures pénales. Mais déjà à cette époque, la sexologie tchécoslovaque commençait à avoir une opinion assez nette, affirmant que l’homosexualité était une maladie qui ne devait pas être punie. Donc j’imagine que si quelqu’un avait le malheur d’être jugé devant un tribunal, sa peine pouvait être relativement légère par rapport aux périodes antérieures. »
En 1961 il y a l’abolition de ce paragraphe 129 que vous citiez, pourquoi les communistes décident-ils de décriminaliser l’homosexualité ?
« C’est assez difficile à expliquer, et c’est justement l’objet de mon intervention au Colloque de Paris qui va se dérouler cette semaine. J’y ai consacré une cinquantaine de pages dans mon livre 'Od žaláře k oltáři', où j’explique cette décriminalisation par plusieurs phénomènes contextuels.D’abord, une période de dégel est entamée après le 20e congrès du Parti communiste de l’Union Soviétique partout dans le bloc communiste, et elle s’est aussi traduite en droit pénal. En Tchécoslovaquie, le code pénal de 1950 traduisait la volonté du parti communiste d’anéantir tout opposant. Ce code prévoyait de sévères peines pour des crimes comme ‘haute trahison’, ou ‘nuisance à la République’. Souvent, les peines étaient capitales sans possibilités de révocation. Mais après 1956, cet état des choses n’était plus acceptable, même dans le bloc communiste. Il était assez clair qu’il fallait un peu humaniser ce code pénal.
L’autre phénomène découle de l’adoption, en 1960, d’une nouvelle constitution en Tchécoslovaquie appelée ‘constitution socialiste’. Selon la théorie marxiste, la continuelle construction communiste avait plusieurs étapes. D’abord suite à la prise du pouvoir, la première étape était la démocratie populaire. Après un certain temps, les sociétés de l’Europe de l’Est devaient entrer dans la phase du socialisme. Enfin, l’ultime but devait être le communisme, qu’aucune de ces sociétés n’a officiellement atteint. Mais en 1960, la Tchécoslovaquie a déclaré qu’elle venait de franchir le seuil du socialisme et a adopté une nouvelle constitution.
Cette transition de la démocratie populaire vers le socialisme devait se refléter par un certain transfert du pouvoir des structures étatiques vers le peuple, vers ce que nous pourrions aujourd’hui désigner sous le terme de société civile, mais dans des conditions assez différentes. C’est-à-dire que certains pouvoirs auparavant détenus par l’Etat, étaient censés à partir de 1960 être remplis par des organisations sociales. Du coup, on a commencé à ne plus exiger d’intervention de la force publique, de la force de l’Etat, pour être puni ou corrigé. Selon ces théoriciens du socialisme tchécoslovaque, il suffisait alors que les organisations sociales, de la société qui s’auto-structure dans différentes associations, corrigent elles-mêmes les déviations que constituent ces crimes. Donc un certain nombre de délits considérés comme moins graves pouvaient être ôtés du code pénal avec une idée sous-jacente que désormais ce serait la société elle-même qui règlerait ces questions. Les actes sexuels entre personnes du même sexe ont pu rentrer dans cette catégorie d’activités où l’intervention de l’Etat n’était plus considérée comme nécessaire.
A mon avis, il ne s’agit donc pas d’une vraie décriminalisation comme nous l’imaginerions aujourd’hui puisque ces actes ont continué à être considérés comme indésirables. Et c’était, non pas les tribunaux, mais par exemple les organisations syndicales ou bien les comités de rue (uliční výbor) qui étaient censés interpeller les homosexuels… »Une gestion horizontale des déviances ? Une sorte d’autorégulation sociale du groupe ?
« Oui, voilà. Donc à mon avis, c’était une décriminalisation par hasard ou plutôt par erreur. Parce que cette décriminalisation n’a bien sûr pas si bien fonctionné. »
Vous répondez un peu à la question que vous posez dans le cadre de votre intervention à ce colloque sur l’homosexualité sous le communisme, à savoir de déterminer si les communismes ont vraiment décriminalisé l’homosexualité. Ces comités de rue ou ces syndicats ont-ils vraiment géré ce type de questions ?
« Nous n’en savons rien de précis ou de positif. Dans le livre ‘L’Homosexualité chez l’homme’, publié en 1962 par Kurt Freund, un grand sexologue des années 1950 et 1960, qui a assez fortement contribué à persuader les autorités qu’on pouvait inclure l’homosexualité dans cette catégorie des crimes moins graves, il parle de ses recherches menées durant plus de dix ans sur la nature et les origines de l’homosexualité, et il décrit ses entretiens avec plus de deux cents homosexuels. Il dit que parmi eux, une centaine ont été envoyés chez lui par différentes ‘corporations’. Il dit ‘corporation’, donc on ne sait pas trop de quel type d’organismes il s’agissait. Mais j’imagine que ce n’était pas des tribunaux, que ce n’était pas des entités étatiques, mais que c’était justement ce type d’entités provenant de la société civile comme le Mouvement syndical révolutionnaire (Revoluční odborové hnutí – ROH). Mais nous ne savons malheureusement pas encore si ce type d’ingérence a lieu après 1961. »Dans le deuxième partie de l'entretien, la semaine prochaine, nous reviendrons avec Jan Seidl sur différents aspects de la vie des personnes homosexuelles dans la Tchécoslovaquie communiste.